Si l’on en croit la députée insoumise Sophia Chikirou, interrogée par l’émission « Quotidien » en marge des universités d’été de La France insoumise (LFI), la Chine ne serait pas une dictature.
Ces propos polémiques ont été tenus à la fin d’une conférence dans laquelle elle intervenait. Intitulée « De quoi la guerre USA-Chine est-elle le nom ? », elle réunissait également un journaliste du Monde diplomatique, Renaud Lambert, et un économiste, Benjamin Bürbaumer, auteur du livre Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024), une analyse originale de la confrontation directe, au sein du système capitaliste, entre les deux superpuissances.
Si les déclarations de Sophia Chikirou ont eu lieu le 23 août, elles n’ont été diffusées que mercredi 3 septembre, quelques heures après le défilé militaire organisé à Pékin pour les 80 ans de la victoire contre le Japon marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale, défilé lors duquel Xi Jinping a notamment été accompagné de Vladimir Poutine et Kim Jong-un. Cette concomitance malheureuse, même si elle est du fait de la chaîne de télévision TMC, ne peut que renforcer le trouble. Même sans cela, ses assertions apparaissent plus que douteuses.
Tout d’abord sur la dictature. À la députée insoumise si prompte à reprendre les éléments de langage de la République populaire de Chine – en particulier dans le rapport d’information consacré aux relations entre l’Union européenne (UE) et la Chine déposé en juin et que Le Monde a mis sur le devant de la scène en juillet –, nous conseillons la simple lecture de la Constitution de la République populaire de Chine, dont la dernière version a été amendée en 2018.
Il est piquant d’observer que le texte assume le terme « dictature », affirmant que dans le « système socialiste » du pays, « la dictature démocratique du peuple dirigée par la classe ouvrière et basée sur l’alliance des ouvriers et des paysans, essentiellement la dictature du prolétariat, a été consolidée et développée ». Mais il est surtout évident que la nature « démocratique » de cette dictature, qui pourrait avoir un sens d’un point de vue communiste, ne s’est jamais matérialisée. À la domination de la classe capitaliste s’est substituée celle de la classe bureaucratique du parti-État, qui n’a d’ailleurs pas hésité à jeter les masses exploitées dans le tourbillon de la mondialisation néolibérale.
(…) La députée insoumise récite en fait la fable du pouvoir chinois de la pluralité politique, censée être assurée par un parti central et « huit partis démocratiques » consultés dans la conduite des affaires publiques.
Lors de la fondation de la République populaire de Chine, il s’agissait pour Mao Zedong de présenter l’image d’une « démocratie nouvelle » avec, dans un « front uni patriotique du peuple chinois », l’inclusion de huit formations politiques existantes, considérées comme mineures, censées montrer que le PCC ne régnait pas en maître. Mais ce mythe a volé en éclats très vite : les représentants de ces partis ont fini par être persécutés, voire liquidés pendant la Révolution culturelle (1966–1976).
Depuis son arrivée à la tête du parti-État, fin 2012, Xi Jinping a en outre renforcé le culte de la personnalité et l’emprise du PCC sur la société. Les organes de sécurité du régime, qui bénéficient de budgets importants, disposent des outils technologiques les plus modernes pour surveiller la population. Ce que certain·es spécialistes de la Chine qualifient de dictature parfaite.
À cet égard, on ne saurait trop conseiller à Sophia Chikirou de lire également Penser en résistance dans la Chine aujourd’hui, paru jeudi 4 septembre aux éditions Gallimard, sous la direction de deux éminentes expertes du pays asiatique, Anne Cheng et Chloé Froissart.
(…)
À propos de Taïwan, Sophia Chikirou reprend sans nuances les dénonciations par Pékin des provocations de Washington. Sophia Chikirou s’est rendue en Chine, à Pékin, Shanghai et Canton, et en a tiré le rapport présenté en juin. (….) elle propose une vision de facto compatible avec celle du PCC.
Ainsi, à propos de Taïwan, elle reprend sans guère de nuances les dénonciations par Pékin des provocations de Washington. En se gardant bien de dire à quel point une majorité de Taïwanais·es refusent de vivre dans le régime politique « dominé » par le PCC, ce que le résultat des élections dans l’archipel montre bien depuis des années. Il existe dans cet archipel une culture chinoise non purement han, mêlée, ouverte, dont ne parlent jamais les leaders insoumis. Le premier pays d’Asie à avoir légalisé le mariage pour tous, alors que la Chine met en prison les militantes féministes de premier plan ; celui dont la présidente, en 2016, a présenté ses excuses aux peuples autochtones « pour les souffrances et les injustices […] subies au cours des quatre cents dernières années », alors que la Chine réprime férocement les Ouïghour·es, ethnie musulmane du nord-ouest du pays, n’intéresse visiblement pas les hérauts de la révolution citoyenne.
(…)Ce qui frappe dans ses positions, c’est de voir à quel point les peuples n’ont guère droit de cité. Comme l’ancien homme politique et écrivain Alain Peyrefitte, auteur en 1976 du best-seller Quand la Chine s’éveillera,(…)
(…) de défenseurs des droits humains finir leurs jours en prison, comme le prix Nobel de la paix 2010, Liu Xiaobo. Condamné en 2009 à onze ans de prison pour avoir rédigé la Charte 08, un manifeste pour les droits humains en Chine, il est mort d’un cancer du foie en liberté conditionnelle en 2017.
Derrière l’outrance, on retrouve le simplisme d’un « campisme » de gauche qui voudrait que celles et ceux qui s’opposent à l’impérialisme états-unien fassent preuve de mansuétude envers ses opposants déclarés. Comme si l’impérialisme chinois ou russe n’existaient pas, et n’avaient pas pris soin d’annihiler tout espace depuis lesquels ils pourraient être critiqués et défiés de l’intérieur.
Car la désinformation et le relativisme dont fait preuve Chikirou ne sont pas réservés au seul régime chinois. Ils s’inscrivent dans des positions internationales récurrentes de LFI, définies avant tout par Jean-Luc Mélenchon, qui versent volontiers dans un « géopolitisme » oublieux des peuples et complaisant avec le narratif de régimes autoritaires surfant sur une démagogie anti-occidentale. Ses écrits et ses propos sur la Syrie ou la guerre en Ukraine, anciens comme récents, l’illustrent bien.
Si le double standard des États-Unis et de l’UE envers la politique génocidaire de Nétanyahou est dénoncé à juste titre par les Insoumis (comme par Mediapart, ici ou là), Jean-Luc Mélenchon et sa garde rapprochée le pratiquent volontiers à l’envers. La froideur clinique avec laquelle le sort de l’Ukraine est évoqué, le recyclage d’une grille de lecture de cette guerre forgée par le Kremlin, l’absence d’analyse forte sur la plus grande offensive néofasciste sur le continent européen tranchent avec son empathie et ses alertes s’agissant du peuple palestinien.
(…) Elles propagent, auprès de toute une base militante qui se politise auprès de ces responsables et leur accorde du crédit, des repères déformés de la réalité et des arrangements coupables avec les principes censés animer les défenseurs et défenseuses du progrès humain.
Il est désolant que nombre de cadres insoumis·es, porteurs de visions plus subtiles des questions internationales, se réfugient dans le silence. (…)
Et de toujours avoir à l’esprit que les droits et les libertés formelles, même fragiles, même imparfaitement respectés, sont un legs précieux de luttes populaires « par en bas », et un socle indispensable pour défendre un ordre social alternatif.
