« Survie », 14 août: La France doit cesser de jouer les incen­diaires

https://survie.org/pays/niger/article/niger-la-france-doit-cesser-de-jouer-les-incen­diaires-et-sortir-du-deni-en

Niger : la France doit cesser de jouer les incen­diaires et sortir du déni en évacuant ses mili­taires

Alors qu’une réunion des chefs d’état-major de plusieurs pays de la CEDEAO est immi­nente en vue de plani­fier une inter­ven­tion armée contre les putschistes au Niger, l’as­so­cia­tion Survie, qui milite contre la França­frique, appelle les auto­ri­tés françaises à évacuer enfin ses 1500 mili­taires station­nés dans le pays. Dans le cas contraire, la France devien­drait co-belli­gé­rante et grave­rait dans le marbre son ingé­rence dans cette crise.

Bien que le commu­niqué issu du sommet extra­or­di­naire de la CEDEAO du 10 août donne encore une chance aux négo­cia­tions, les prépa­ra­tifs d’une inter­ven­tion armée de pays membres vont bon train. Impos­sible de savoir si celle-ci aura lieu, ni quand exac­te­ment, mais la France a d’ores et déjà fait savoir qu’elle appor­tait son soutien. Celui-ci pour­rait être très concret, puisque le contin­gent français posi­tionné au Niger est en posi­tion stra­té­gique de contrô­ler très rapi­de­ment l’aé­ro­port de Niamey [1] : un atout non négli­geable pour une impor­tante inter­ven­tion au sol. Le main­tien de ses soldats au Niger risque donc de placer la France dans une posi­tion de co-belli­gé­rante directe. Cela enté­ri­ne­rait son ingé­rence dans la crise en cours, déjà marquée par les postures martiales et les décla­ra­tions belliqueuses d’Em­ma­nuel Macron et sa ministre Cathe­rine Colonna.

Depuis les premières heures du putsch, la France a en effet mani­festé son exas­pé­ra­tion et contri­bué ainsi à enve­ni­mer la situa­tion, renforçant notam­ment le soutien d’une partie de la popu­la­tion à l’égard des mili­taires putschistes : condam­na­tion immé­diate le 26 juillet [2] alors que la prudence impo­sait un silence diplo­ma­tique, menaces de l’Ély­sée le 30 juillet en cas d’« attaque contre la France et ses inté­rêts », évacua­tion des ressor­tis­sants français le 1er août (donc bien avant la fin de l’ul­ti­ma­tum de la CEDEAO) pour prépa­rer les esprits à une inter­ven­tion armée, suspen­sion le 6 août de l’aide finan­cière au Burkina Faso coupable de soute­nir les putschistes nigé­riens [3], affir­ma­tion le soir même du sommet de la CEDEAO du 10 août du « plein soutien à l’en­semble des conclu­sions » [4] donc à l’op­tion mili­taire Or, tous les commen­ta­teurs, a fortiori des offi­ciers français en retraite comme ceux qui contri­buent à accen­tuer les bruits de botte [5], savent qu’une inter­ven­tion armée de la CEDEAO ne pour­rait se faire qu’a­vec l’ap­pui maté­riel de l’ar­mée française.

Guerre vertueuse

Diffi­ci­le­ment contes­table, un motif de « défense de la démo­cra­tie » est mis en avant, martelé à chaque inter­ven­tion poli­tique et large­ment repris dans les médias. Le président renversé ayant refusé de démis­sion­ner face aux putschistes (contrai­re­ment à ses ex-homo­logues au Mali, en Guinée et au Burkina Faso), il conserve selon certaines inter­pré­ta­tions juri­diques sa légi­ti­mité – en dépit d’ailleurs des condi­tions catas­tro­phiques de sa propre arri­vée à la tête du pays et de l’exer­cice de son pouvoir [6]. En 2011 et 2013, le même unani­misme était de mise concer­nant l’in­ter­ven­tion en Côte d’Ivoire, l’at­taque de la Libye et la guerre au Mali, en se préva­lant là encore d’objec­tifs vertueux. La « protec­tion des popu­la­tions » sema le chaos en Libye puis permit d’im­po­ser en Côte d’Ivoire Alas­sane Ouat­tara, présenté alors comme « président démo­cra­tique­ment élu » [7]. Au Mali puis chez ses voisins sahé­liens, la « guerre contre le terro­risme » fut menée tambour battant jusqu’à ce jour, malgré l’évi­dence de plus en plus parta­gée qu’il s’agis­sait d’une impasse.

La situa­tion à laquelle le Niger et ses voisins font face est l’hé­ri­tage de ces aven­tures mili­taires et les motifs incon­tes­tables se contre­disent parfois : lorsqu’au nom de cette même « guerre contre le terro­risme », la France a soutenu – et enté­riné par un dépla­ce­ment d’Em­ma­nuel Macron – le coup d’État consti­tu­tion­nel au Tchad en avril 2021, les auto­ri­tés françaises ont montré le peu de cas qu’elles font de la démo­cra­tie chez leurs alliés – tout comme au Togo, en Mauri­ta­nie, au Came­roun, au Gabon, au Congo, etc. où des masca­rades font office d’élec­tions. Quant à la menace de voir s’im­plan­ter le groupe Wagner, dont les terribles exac­tions dans d’autres pays sont bien docu­men­tées, elle ne saurait faire oublier d’une part l’échec – prévi­sible – de la « guerre contre le terro­risme » et le double-discours des auto­ri­tés françaises en matière de droits humains, qui pavent la voie à de telles alter­na­tives sanglantes. Ce n’est pas par une nouvelle aven­ture mili­taire soute­nue par les puis­sances occi­den­tales, avec le risque d’em­bra­ser la région, que l’on promou­vra la démo­cra­tie au Niger.

Un allié indis­pen­sable

« C’est le coup d’État de trop » [8], explique la ministre des Affaires étran­gères Cathe­rine Colonna, qui expli­cite ce que chacun sait : la France, échau­dée de la perte d’al­liés proches au Mali et au Burkina Faso, ne saurait tolé­rer que l’his­toire s’écrive sans elle au Niger. Source histo­rique d’ap­pro­vi­sion­ne­ment en uranium pour la filière nucléaire française, le pays repré­sente désor­mais un four­nis­seur secon­daire, mais néan­moins impor­tant et fidèle (alimen­tant pour 10 à 15 % les centrales françaises selon Orano [9], peut-être à nouveau davan­tage si le gise­ment d’Imou­ra­ren est un jour exploité). Il four­nit égale­ment l’ura­nium à usage mili­taire. Le pays est devenu ces dernières années un pilier de la poli­tique d’ex­ter­na­li­sa­tion des fron­tières de l’Union euro­péenne, qui lui délègue la sale besogne de bloquer les routes migra­toires – une orien­ta­tion large­ment pous­sée par Emma­nuel Macron dès son élec­tion en 2017 [10], alors même que Moham­med Bazoum était alors ministre de l’In­té­rieur au Niger. Surtout, le pays a pris ces derniers mois une impor­tance centrale pour le main­tien d’une présence mili­taire française au Sahel à l’heure de la ré-arti­cu­la­tion du dispo­si­tif mili­taire trico­lore en Afrique, aux côtés du Tchad où stationne toujours un millier de soldats français, et alors qu’on annonce en réponse aux critiques crois­santes une nouvelle réduc­tion des effec­tifs des bases perma­nentes au Séné­gal, en Côte d’Ivoire, au Gabon [11] (Djibouti n’est pas concer­née). En dépit du flou juri­dique entou­rant leur présence (ni opéra­tion exté­rieure, depuis la fin offi­cielle de Barkhane, ni base perma­nente), Emma­nuel Macron s’ap­prê­tait même à offi­cia­li­ser le main­tien des mili­taires au Niger, présenté à l’envi comme le « labo­ra­toire » de l’ar­mée française au Sahel [12]. La France ne se résout donc pas à perdre son allié nigé­rien et refuse même de prendre acte de la dénon­cia­tion début août par les putschistes des accords mili­taires passés avec elle, au prétexte « que le cadre juri­dique de sa coopé­ra­tion avec le Niger en matière de défense repose sur des accords qui ont été conclus avec les auto­ri­tés nigé­riennes légi­times » [13].

Accep­ter que l’his­toire s’écrive sans la France

Ironie du sort, l’in­tran­si­geance affi­chée par Paris depuis le début du coup d’État, même si elle flatte l’ego impé­ria­liste des Français, fait le jeu des nouvelles auto­ri­tés nigé­riennes. Elle leur permet de mobi­li­ser plus faci­le­ment la popu­la­tion des grandes villes du Niger et de s’of­frir ainsi la légi­ti­mité qui manquait à leur acces­sion au pouvoir, qui, initia­le­ment, s’ap­pa­rente davan­tage à une révo­lu­tion de palais. Cette mobi­li­sa­tion paye puisqu’elle contri­bue à faire fléchir des États membres de la CEDEAO : le Cap Vert s’est dit opposé à une inter­ven­tion mili­taire [14], le Togo s’est déso­li­da­risé de l’or­ga­ni­sa­tion régio­nale [15] et le nouveau président du Nige­ria, surtout, semble fina­le­ment hési­ter à se lancer dans une telle aven­ture, forte­ment contes­tée dans son pays. D’autre part, la nette prise de distance des États-Unis avec la France, isole cette dernière dans ses postures martiales au point que sa propre base mili­taire pour­rait se trou­ver sacri­fiée pour que d’autres pays occi­den­taux puissent conser­ver la leur [16].

Ayant une fois de plus pour seule bous­sole la préser­va­tion cynique de son influence en Afrique, Paris n’a fait que souf­fler sur les braises depuis le coup d’État, là où une trop longue histoire colo­niale et néoco­lo­niale aurait dû l’in­ci­ter à la discré­tion et à la neutra­lité. La France doit au contraire enfin accep­ter que l’his­toire de l’Afrique fran­co­phone s’écrive sans elle. Pour cela, l’ar­mée française, qui avait trouvé dans un dépla­ce­ment de groupes djiha­distes un prétexte formi­dable pour se déployer il y a 10 ans, doit quit­ter le Sahel et l’Afrique en géné­ral.

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[1] La base aérienne de Niamey où sont station­nés la plupart des soldats français est en effet située au niveau de l’aé­ro­port inter­na­tio­nal Hamani Diori. On se souvient par ailleurs qu’en 2008, le contrôle français de l’aé­ro­port de N’Dja­mena au Tchad avait permis à la France de sécu­ri­ser les moyens mili­taires d’Idriss Déby alors assiégé par une rébel­lion, et de renver­ser la situa­tion.

[2] « Situa­tion au Niger (26 juillet 2023) » https://www.diplo­ma­tie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/niger/evene­ments/article/situa­tion-au-niger-26–07–23 ; condam­na­tion réaf­fir­mée avec fermeté le 28 juillet https://www.diplo­ma­tie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/niger/evene­ments/article/situa­tion-au-niger-28–07–23

[3] « Burkina Faso – Suspen­sion de l’aide au déve­lop­pe­ment et de l’ap­pui budgé­taire (6 août 2023) », https://www.diplo­ma­tie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/burkina-faso/evene­ments/article/burkina-faso-suspen­sion-de-l-aide-au-deve­lop­pe­ment-et-de-l-appui-budge­taire-06

[4] « Niger – Commu­niqué du minis­tère de l’Eu­rope et des Affaires étran­gères (10 août 2023) », https://www.diplo­ma­tie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/niger/evene­ments/article/niger-commu­nique-du-minis­tere-de-l-europe-et-des-affaires-etran­geres-10–08–23

[5] Voir par exemple « Niger : « Si le contin­gent de la Cedeao n’a pas le soutien occi­den­tal, l’in­ter­ven­tion mili­taire n’ira pas loin » affirme le géné­ral Clément-Bollée », La Dépêche du Midi, 12 août 2023

[6] Voir « Niger : L’es­pace civique en voie d’ex­tinc­tion », Rapport de la coali­tion inter­na­tio­nale Tour­nons La Page, juin 2022

[7] À ce sujet, voir Raphaël Gran­vaud et David Mauger, Un pompier pyro­mane – L’in­gé­rence française en Côte d’Ivoire d’Hou­phouët-Boigny à Ouat­tara, coll. Dossier noir, Agone-Survie, 2018

[8« Niger : « Les putschistes ont jusqu’à demain pour renon­cer à leur aven­tu­risme », affirme Cathe­rine Colonna », RFI, 5 août 2023

[9« Au Niger, la mine d’ura­nium géante exploi­tée par Orano pour les centrales nucléaires françaises sous la menace du terro­risme et de la pollu­tion », Le Monde, 13 avril 2023

[10« Demandes d’asile : Macron défend ses « hot spots » au Niger et au Tchad », Libé­ra­tion, 28 août 2017

[11] Bases que l’exé­cu­tif français cher­chait depuis février à relé­gi­ti­mer, voir Thomas Borrel, « Coup de bluff à l’Ély­sée », Billets d’Afrique n°326, mars 2023

[12] Voir Raphaël Gran­vaud, « Mili­taires français en Afrique. Le trompe-l’œil de la « réar­ti­cu­la­tion » », Afrique XXI, 12 juillet 2023

[13] Point presse du MAE français, 4 août 2023, https://www.diplo­ma­tie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/niger/evene­ments/article/q-r-niger-extrait-du-point-de-presse-04–08–23. Précé­dem­ment, au Mali et au Burkina Faso, les auto­ri­tés « légi­times » aux yeux de Paris avaient démis­sionné, ce qui n’a pas laissé cet arti­fice aux Français lorsque les nouvelles auto­ri­tés ont dénoncé les accords mili­taires.

[14] AFP-Fran­ceTVinfo, « Niger : le Cap-Vert, membre de la Cédéao, est opposé à une inter­ven­tion mili­taire », 11 août 2023

[15] IciLomé, « Niger-Une visite discrète de Faure Gnas­singbé au Niger fâche ses pairs », 11 août 2023

[16] Leslie Varennes, « Au Niger, la France lâchée par ses alliés », note d’Ive­ris, 11 août 2023

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