« A nos amis », paru il y a quelques mois aux éditions La Fabrique, est écrit par le « comité invisible » qui avait écrit « L’insurrection qui vient ». Le groupe lié à Julien Coupat, à ses amis de Tarnac et à d’autres, s’adresse à ses « amis révolutionnaires », en France et dans plusieurs autres pays à la fois. L’écho de ces livres, leur qualité d’écriture et d’exposition en font des missives auxquelles , en tant que révolutionnaires, nous devons répondre. Même si nous n’avons pas la naïveté de croire qu’ils nous considèrent comme appartenant à leur nébuleuse amicale. Mediapart, dans un article de fin octobre, affirmait à juste raison que ce livre était important pour « comprendre ce qui anime les révolte de Sivens ou d’ailleurs ».
Auparavant le capitalisme était présenté par ce comité comme un monstre déjà mort, où la vie n’existait que dans des interstices ; il restait à développer la vie, à ridiculiser le mode de vie mortifère en bloquant quelques flux de circulation des humains et des marchandises. La bête grotesque allait disparaître, sous les rires.
Le propos n’est plus d’un optimisme démesuré, les « insurrections annoncées ont eu lieu comme prévues, mais nous autres révolutionnaires avons été défaits ». Ce constat juste n’est pas accompagné d’une analyse des forces amies et ennemies, de leurs forces et faiblesses ; ce n’est pas la méthode des amis de l’invisibilité.Sans une telle analyse on se condamne à reproduire ses erreurs politiques.
Ils constatent que le « l’ordre est rendu plus désirable que la révolution, par les pouvoirs en place », ce qui est juste mais pas ébouriffant de nouveauté. « Si ce monde se maintient, c’est d’abord par la dépendance matérielle où chacun est, pour sa propre survie, vis-à vis du bon fonctionnement général de la machine sociale » ; oui il y a un consensus plus ou moins fragile à l’ordre existant. « Tant que la perspective d’un soulèvement populaire signifiera pénurie de soins, de nourriture ou d’énergie, il n’ y aura pas de mouvement de masse décidé » ; oui, la révolution n’est pas destruction pure qui laisse la place miraculeusement à un monde nouveau et harmonieux, en effet. Nous verrons que cependant cette vision magique de la révolution persiste chez eux.
Quel est leur analyse du pouvoir, du gouvernement ?
Les références à Foucault sont multiples. Le pouvoir c’est l’organisation même de ce monde », organisation matérielle, technologique. C’est « l’ordre même des choses et la police chargée de le défendre ». De là se déduit la vertu de la « destruction sans phrase ». La force humaine citée est la seule police ; chargée d’ « occulter la radicalisation générale ». Il y a la police et les révolutionnaires face à face, dans ce tableau. Et les classes sociales ? Disparues, volatilisées, comme le pouvoir : le pouvoir est « à l’état gazeux », il est partout, invisible. Formule poétique dont la pertinence politique est faible…
S’il est vrai que situer le pouvoir dominant dans l’appareil d’État, au centre et dans ses déclinaisons décentralisées ne suffit pas, s’il y a toujours à élucider nos consentements à la soumission aux injonctions dominantes, en déduire que le pouvoir est « gazeux », le fait disparaître dans sa complexité et ses médiations concrètes. Resteraient alors la police et l’armée comme seuls adversaires à l’épaisseur concrète dans cette vision du monde. Nous opposons une autre conception du monde où le champ politique existe et a ses déterminants propre, doit être subverti, mais où le champ politique ne se résorbera pas dans un social réconcilié avec lui-même.
« Gouverner, c’est conduire les conduites d’une population », nous est-il rappelé. Ce qui est plus percutant, c’est la proposition suivante : « Facebook est la réalité en acte d’ une nouvelle forme de gouvernement ». « Là où la conduite des sujets est anticipée en temps réel par le traitement algorithmique de la masse d’informations disponibles sur eux, il n’ y a plus besoin de leur faire confiance ni même qu’ils fassent confiance, il suffit qu’ils soient suffisamment surveillés ». Oui, avec les réseaux sociaux, il y a une servitude volontaire d’un type nouveau, dont on ne sait pas encore toute l’efficacité répressive. Mais ils ont tort de laisser croire que l’idéal des maîtres capitalistes du monde informatique se réalise réellement, que le contrôle social réalisé est absolu auprès des titulaires de comptes Facebook.
Ils insistent sur la territorialisation des luttes, le type en sont les ZAD (zones à défendre) et les modes de vie communautaires et égalitaires qui s’y développent et y persistent : « en ayant recours tantôt au sabotage tantôt aux maires de la vallée, en associant des anarchistes et des mémés catholiques ». Et là, les militants d’Ensemble sont encore manifestement trop peu nombreux à être présents dans ces luttes dont nous avons beaucoup à apprendre.
Mais alors, une immanence de l’auto-organisation, selon une tradition anarchiste ancienne, y est affirmée : « « dormir, se battre, manger, se faire soigner, faire la fête, conspirer, débattre, relèvent d’un seul mouvement vital. Tout n’est pas organisé, tout s’organise ». Tant il est vrai que « un territoire intensément habité finit par devenir en lui-même une affirmation, une explicitation, une expression de ce qui s’y vit ». Pour eux, rien n’est à organiser, tout s’organise d’une volonté commune qui ne saurait tâtonner ni commettre des erreurs, et ceci sur la durée.
Et, définitivement, il ne sera pas question de prise de pouvoir : « la logique de l’accroissement de puissance, voilà tout ce que l’on peut opposer à celle de la prise du pouvoir » et encore « la révolution est pure destitution ».
Pas de représentation politique à rendre la plus démocratique possible puisque toute délégation de pouvoir est rejetée. Pas d’analyse concrète de l’État et de ses institutions et de leurs contradictions, puisqu’en fin de compte le pouvoir est partout et nulle part. Pas d’analyse des forces existantes, y compris des révolutionnaires : et qui sont les révolutionnaires à qui s’adresse ce livre (longue est la liste des pseudo-révolutionnaires cités et moqués) ? Et rien sur les syndicats de lutte existants, forces au plus près des travailleurs.
La révolution selon les camarades invisibles.
Il y des formules qui sont des reprises de Guevara ou même de Lénine ( un pas en avant des masses, pas deux) : « le geste décisif est celui qui se trouve un cran en avant de l’état du mouvement et qui, rompant ainsi avec le statu quo, leur ouvre l’accès à leur propre potentiel ». Sauf que le Comité décrète que peu importe la « cohérence idéologique ». Si cette cohérence ne doit pas être le maître mot, il importe d’étudier collectivement les conséquences de ses actes politiques. Ce qu’ils nous proposent ce sont des « communes », ZAD, places occupées comme à Madrid, au Caire, à Istanbul ou ailleurs, dessiner un « archipel » de « communes » à l’échelle mondiale. Pourquoi pas ? Mais cela suffira-t-il à créer un autre monde ?
Et pas d’analyse de la contre-révolution, en Égypte par exemple, par les Frères musulmans puis par l’armée massacreuse.
Et ils persistent quant à leur postulat de « L’insurrection qui vient » : « attaquer les flux en n’importe quel point, c’est attaquer le système dans sa totalité » ; ce qui est donner une vertu d’horizontalité aux mécanismes de l’exploitation capitaliste qui est bien éloignée de sa réalité.
Ce texte est donc proche de la tradition anarchiste. S’y joint le mépris de l ‘avant-garde nouvelle pour les autres : « la bouche gâteuse de la nouvelle gauche » et autres y sont moqués. Le mot radical aussi : « laissons donc le souci de la radicalité aux dépressifs, aux narcissiques et aux ratés », anathème singulièrement élitiste, et ignoble selon moi.
Cependant, le style, l’enthousiasme qui parcourent ce livre justifient qu’il soit accueilli favorablement dans des milieux activistes écologistes radicaux et anticapitalistes. Les luttes de longue durée et possiblement victorieuse comme à Notre-dame des Landes sont porteuses d’une radicalité renouvelée ; le consensus autour des décisions étatiques et d’élus qui ne rendent pas compte de leur mandat se fissure puis se disloque.
Nous savons que le consensus recueilli par les néolibéraux est fragilisé ; il y a une course de vitesse entre les anticapitalistes et le FN pour que ce dégoût des mœurs politiques du vieux monde se concentre en un soutien aux fascistes ou bien soit source d’expériences démocratiques et subversives se multipliant. Il y a convergence entre nous et une partie au moins des anarchistes sur ce constat. Après la mort de Rémi Fraisse, nous nous sommes révoltés ensemble. Bien d’autres courants anarchistes, libertaires, autonomes ou mouvementistes existent, avec lesquels nous devrons discuter aussi, en France comme en Grèce et dans d’autres contrées.
Pascal Boissel, 30 décembre 2014.