(…)transformer un petit pays qui fut longtemps, avant d’être voué au tourisme de masse, une niche écologique, un site unique d’une grande beauté, en un des lieux les plus moralement abjects qui soit. Insupportable y est en effet, pour quiconque demeure un tant soit peu sensible au motif de l’intolérable, dans sa dimension morale comme politique, la coexistence de ce qui s’y exhibe et s’y étale – l’aisance insouciante des riches retraités, le nomadisme consumériste des touristes, l’activisme tapageur des marchands et des promoteurs, toute cette vulgaire arrogance de patriciens et de parvenus d’un côté, et de l’autre, cette humanité furtive qui tente de s’y faufiler, envers et contre tout – les migrants qui, jour après jour, franchissent la frontière au compte-goutte pour tomber dans les nasses de la PAF et se faire refouler du côté italien.
La coexistence de ces deux mondes incommensurables et qui s’ignorent, du fait de l’indifférence de glace et parfois de l’hostilité ouverte des uns, de la crainte des autres, est une des figures du présent les plus déprimantes qui soit ; cet effet de proximité, de promiscuité entre les jeux de plage, les plaisirs nautiques, les apéros se prolongés aux terrasses de la vieille ville et, à quelques centaines, parfois quelques dizaines de mètres de là, ces petits groupes de jeunes Africains qui jouent leur va-tout en sautant dans un train, en cheminant le long de l’autoroute, en empruntant un sentier escarpé et qui, pour la plupart se font reconduire de l’autre côté de la frontière en troupeau maltraité par une police qui, se sachant couverte, agit selon ses propres règles et en violation de la loi ; ceci sans oublier ceux qui meurent, qu’ils tombent d’un pont autoroutier, d’une falaise, passent sous un train ou succombent à l’épuisement…
(…) Et le pire de tout, j’y insiste, c’est que tout le monde s’en fout, qu’à aucun instant l’état d’exception ciblé qui y règne, symbolisé par ces voitures de police qui, sans relâche, sillonnent la promenade de Garavan pour reconduire les infiltrés sur le sol italien, ne nuit ni aux affaires, ni aux plaisirs vacanciers : à deux pas du poste frontière où, jour et nuit, la PAF pratique la biopolitique du tri entre frontaliers, touristes et indésirables, a été installé un port de plaisance où font relâche d’élégants voiliers et s’édifie un palace six étoiles destiné à la jet set et aux « événements » qui vont avec ; tous les jours, les Mentonnais de souche ou d’adoption, les vacanciers qui s’en vont s’approvisionner au supermarché voisin de l’autre côté de la frontière croisent des grappes de jeunes Africains cheminant le long de la route, en quête d’une brèche dans le dispositif de verrouillage de la frontière ; régulièrement, les flics français reconduisent, au mépris de la loi, en Italie des mineurs que les carabinieri italiens, tout aussi régulièrement, leur renvoient… Et la vie continue, dans ce microcosme où, désormais, tout ce qui demeure, envers et contre tout, de ce qui en faisait, jadis et naguère, la douceur, ne fait qu’accentuer les traits de l’obscénité de ce qui s’y commet au nom de cette fantasmagorie de l’envahissement, de cette obsession de l’entre-soi où se concentre le naufrage de cette Europe-là… (…) Menton, en ce sens, de petit paradis touristique, s’est transformée, pour le pire, enville-monde, au sens où des Menton, il y en désormais un peu partout sur tout le pourtour du globe, de ces villes frontières où les casinos cohabitent avec les centres de rétention sans statut, du sud de la Californie ou du Nouveau-Mexique, à la Thaïlande ou Macao…
A Menton, d’une certaine façon, la frontière plus poreuse qu’elle ne l’a jamais été : chaque matin, des milliers de travailleurs italiens la franchissent en voiture, en véhicules utilitaires en moto, en scooter, en train pour aller travailler en France, dans les villes proches sur la Côte, notamment à Monaco – dans l’hôtellerie et la restauration, le petit commerce, le bâtiment, etc., tous les week-ends et jours de fête des milliers d’Italiens viennent passer quelques heures à Menton, ils sont chez eux sur les plages, dans les cafés et les restaurants, dans les ruelles de la vieille ville, (…)En un sens, donc, Menton, comme Strasbourg, est devenue une de ces villes-témoin de l’effrangement des frontières à l’intérieur de l’Europe, une de ces villes qui, rétrospectivement, témoignent de l’absurdité des guerres du XX° siècle destinées à constituer des territoires homogènes fondés sur le principe de l’Etat-nation, (…) c’est un fait que Menton se définit, d’une façon générale, comme une ville « entre » France et Italie, une ville franco-italienne, une ville où l’on communique en italien presque autant qu’en français, bien davantage que comme une ville de séparation…
Il faut donc faire un effort d’imagination pour concevoir comment cette situation de fluidité, comme régime général des circulation et des échanges (les frontaliers italiens font le plein de gazole du côté français, les frontaliers français font le plein de spiritueux et de cigarettes du côté italien) peut être compatible avec la chasse à l’homme et le régime de l’arrêt et du refoulement sans rémission sous lequel sont placés, dans le même espace, les migrants extra-européens. (…) Ce qu’il s’agit de mettre en place, c’est un système discriminant et discriminatoire, alliant extrême souplesse et inflexibilité, laisser passer routinier pour les uns et capture systématique pour les autres. (…)
D’autre part, ce dispositif alliant capture et refoulement ne peut trouver son efficacité qu’à la condition de se situer en marge, en violation des lois et des règlements ayant trait notamment au droit d’asile, en France – ceci a été encore souligné tout récemment par un rapport rendu public par le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL).
Mais le pire, c’est qu’en dépit de tous ces obstacles et de toutes ces complexités, ce dispositif fonctionne, que seuls très peu de migrants parviennent à le contourner, que le mécanisme de blocage et de renvoi est efficace, alors même qu’il est fondé sur des moyens assez élémentaires – contrôles statiques aux postes frontières, patrouilles mobiles dans les trains, sur les chemins et sentiers, checkpoints dans les gares et sur certains axes routiers du côté français. Cela tient en partie au fait que la frontière est, à Menton, un goulot d’étranglement entre mer et montagne, relativement facile à contrôler, ce qui fait que la plupart des candidats aux passages sont renvoyés du côté de la vallée de la Roya dans laquelle ils tentent leur chance à partir de Vintimille.
Mais il me semble que l’essentiel n’est pas là : ce qui fait que le dispositif d’arrêt fonctionne à Menton, alors qu’il rencontre de grandes difficultés dans la vallée de la Roya, c’est que, dans sa grande majorité, la population locale, dans toutes ses composantes et pour des motifs infiniment variables, « joue le jeu », en affectant de ne rien voir de la chasse aux migrants qui se déroule dans les trains, les gares, sur les checkpoints, aux alentours des villages dans l’arrière-pays proche. Le meilleur atout de l’état d’exception sélectif, c’est la distraction, l’indifférence de glace (ou pire) de ceux qui vaquent à leurs occupations, s’occupent de leurs affaires, qu’elles soient de labeur ou de loisir, et détournent la tête quand, en gare de Menton, la PAF débarque manu militari du TER Vintimille-Nice un passager clandestin. (…)
Juste un peu plus haut, dans la vallée de la Roya, là où une partie de la population locale ne joue pas le jeu et, à des titres divers, porte assistance aux migrants, là où le dispositif d’arrêt et de persécution attise la division entre autochtonistes à la Marine ou Ciotti et hospitaliers, les choses ne se passent pas aussi simplement et, on l’a vu, la contestation ouverte et active du dispositif a très rapidement rencontré un écho à l’échelle nationale et au delà, le nom de Cédric Herrou est devenu un emblème pour tous ceux qui n’acceptent pas que les migrants soient traités comme des criminels ou du bétail. Ce que montre ce qui s’est passé et se passe dans la vallée de la Roya, c’est que « les gens », les plus improbables des gens, dans le rôle du militant ou de l’activiste, de petits éleveurs ou agriculteurs vivant en habitat dispersé de moyenne montagne disposent d’une vraie capacité d’entrave, de perturbation de ces dispositifs mortifères, ils montrent qu’on peut s’interposer et y résister efficacement. A Menton, le mieux qui s’entende, ce sont des remarques défaitistes et résignées du genre : « C’est bien malheureux, tout ça – mais qu’est-ce qu’on peut y faire ? » – remarque tout à fait dans le ton d’une époque avachie et revenue de tout…
Deux brèves remarques pour conclure ce bref compte-rendu d’observation sur le terrain : la politique de fermeture des frontières aux migrants et l’autochtonisme imaginaire qui en constitue la toile de fond, c’est la goutte de poison dans le tonneau de la vie commune et qui, du coup, la rend imbuvable (…)
Alain Brossat