5 décembre 2025

Gilbert Achcar. Gaza et la faillite du libé­ra­lisme occi­den­tal.

Gaza et la faillite du libé­ra­lisme occi­den­tal. Entre­tien avec Gilbert Achcar

En défen­dant et en armant Israël ces deux dernières années, les États occi­den­taux ont démon­tré la vacuité du droit inter­na­tio­nal. On se souvien­dra du géno­cide comme d’un moment qui montre combien le colo­nia­lisme – et son poten­tiel géno­ci­daire – est au cœur du libé­ra­lisme occi­den­tal. Dans son ouvrage Gaza, géno­cide annoncé. Un tour­nant dans l’his­toire mondiale,paru aux éditions La Dispute, Gilbert Achcar analyse le contexte, les dyna­miques et les consé­quences mondiales de la guerre géno­ci­daire menée par Israël dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023.
Dans cet entre­tien réalisé par Elias Feroz, d’abord publié par Jaco­bin, l’au­teur revient sur la radi­ca­li­sa­tion poli­tique de la société israé­lienne, sur ce qu’il consi­dère comme les erreurs de calcul stra­té­gique du Hamas et sur la compli­cité assu­mée des États occi­den­taux dans le géno­cide en cours à Gaza. Selon lui, la guerre a levé le voile sur le prétendu ordre libé­ral inter­na­tio­nal et a accé­léré la montée en puis­sance des forces néofas­cistes à l’échelle mondiale.

Dans votre ouvrage, vous ne vous en tenez pas à condam­ner l’at­taque du Hamas du 7 octobre 2023, mais vous la placez dans un contexte histo­rique plus large et critiquez les tenta­tives visant à ratio­na­li­ser ou justi­fier le massacre. Comment évaluez-vous les consé­quences à long terme de cet évène­ment pour Gaza et pour l’ave­nir d’Is­raël-Pales­tine ?

L’opé­ra­tion du 7 octobre menée par le Hamas – indé­pen­dam­ment de sa nature et des atro­ci­tés commises ce jour-là – a été conçue par ses orga­ni­sa­teurs comme une première étape vers la libé­ra­tion de la Pales­tine. Jugée par rapport à cet objec­tif, l’opé­ra­tion a été tota­le­ment désas­treuse. Le peuple pales­ti­nien est désor­mais confronté à une menace plus grande que jamais. Nous assis­tons à une guerre géno­ci­daire menée par Israël, qui a d’ores et déjà tué un nombre énorme de personnes.

On connaît les chiffres offi­ciels des victimes tuées direc­te­ment par les bombes, mais si l’on y ajoute les morts indi­rectes causées par le blocus, l’in­ter­rup­tion de l’aide huma­ni­taire, la faim déli­bé­ré­ment orches­trée, la coupure de la four­ni­ture d’eau et la destruc­tion des infra­struc­tures de santé, le nombre réel de personnes tuées par Israël est certai­ne­ment large­ment supé­rieur aux 60 000 morts offi­ciel­le­ment recen­sées. Il pour­rait bien excé­der les 200 000. C’est un bilan ahuris­sant.

L’at­taque du Hamas a été suivie d’une agres­sion israé­lienne à grande échelle qui aurait été poli­tique­ment impos­sible sans le prétexte du 7 octobre, tout comme le 11 septembre avait servi de prétexte aux inva­sions de l’Af­gha­nis­tan et de l’Irak par l’ad­mi­nis­tra­tion Bush. Un gouver­ne­ment d’ex­trême-droite – le plus extrême de l’his­toire d’Is­raël – a saisi l’at­taque du 7 octobre comme prétexte.

Pour ce gouver­ne­ment, cette attaque a presque été un cadeau tombé du ciel, une occa­sion en or pour ré-enva­hir la bande de Gaza. Tous les membres actuels du gouver­ne­ment s’étaient oppo­sés au retrait de Gaza en 2005. Benja­min Neta­nya­hou avait même démis­sionné du gouver­ne­ment d’Ariel Sharon en signe de protes­ta­tion. Il a main­te­nant saisi l’oc­ca­sion non seule­ment pour ré-enva­hir Gaza, mais pour aller bien plus loin encore : pour en expul­ser la popu­la­tion.

Il est clair que nous assis­tons au nettoyage ethnique d’une grande partie de Gaza, les habi­tants pales­ti­niens étant accu­lés dans un coin de l’en­clave. La prochaine étape sera proba­ble­ment une tenta­tive d’or­ga­ni­ser leur émigra­tion hors de Gaza. Dans le même temps, le gouver­ne­ment israé­lien a donné carte blanche aux colons, appuyés par l’ar­mée israé­lienne en Cisjor­da­nie pour s’en prendre à la popu­la­tion locale. Nous assis­tons donc égale­ment à un nettoyage ethnique en cours en Cisjor­da­nie. Les Pales­ti­niens font face à la pire situa­tion qu’ils aient connue depuis très, très long­temps.

Vous quali­fiez de mauvais calcul grave de la part du Hamas la sous-esti­ma­tion du fait qu’Is­raël a un gouver­ne­ment d’ex­trême-droite, qui ne cache pas sa volonté d’ex­pul­ser les Pales­ti­niens et sa dispo­si­tion à lancer une guerre géno­ci­daire. En quoi ce contexte a-t-il façonné les consé­quences de l’at­taque du 7 octobre, et pourquoi le Hamas n’a-t-il pas pris plei­ne­ment en consi­dé­ra­tion ce facteur essen­tiel ?

Il s’agit là de l’aile la plus extrême de la poli­tique israé­lienne : aujourd’­hui, le gouver­ne­ment israé­lien tout entier est d’ex­trême-droite. Avant même le 7 octobre, l’his­to­rien de la Shoah Daniel Blat­man quali­fiait dans Haaretz Itamar Ben-Gvir et Beza­lel Smotrich de néona­zis. Certains membres du gouver­ne­ment sont plus extré­mistes que d’autres, mais, en dernière instance, tous partagent le même objec­tif : se débar­ras­ser des Pales­ti­niens et établir un Israël qui serait paläs­ti­nen­ser­frei (sans Pales­ti­niens) ou araber­frei (sans Arabes) entre le fleuve et la mer. Il est profon­dé­ment choquant que des personnes qui se réclament de l’hé­ri­tage des victimes de la Shoah – les victimes de l’ef­fort des nazis pour rendre l’Al­le­magne juden­frei – pour­suivent désor­mais l’objec­tif d’une terre araber­frei.

Le Hamas croyait proba­ble­ment que le gouver­ne­ment israé­lien était faible au vu des mani­fes­ta­tions de masse et des pour­suites judi­ciaires pour corrup­tion contre Neta­nya­hou. Le Hamas comp­tait sur le soutien de l’Iran. Il s’at­ten­dait à ce que son attaque déclenche un soulè­ve­ment pales­ti­nien géné­ra­lisé et une guerre régio­nale impliquant le Hezbol­lah, la Syrie et l’Iran [1]. Mais ce fut un mauvais calcul sur toute la ligne. Au lieu de divi­ser la société israé­lienne, l’at­taque a unifié celle-ci autour d’un objec­tif unique : écra­ser le Hamas. Il en a résulté chez les juifs israé­liens un très large consen­sus en faveur de la guerre à Gaza et de la réoc­cu­pa­tion de l’en­clave. De récents sondages indiquent même qu’une majo­rité des juifs israé­liens sont désor­mais favo­rables à l’ex­pul­sion des Gazaouis hors de Gaza, si ce n’est à l’ex­pul­sion des Pales­ti­niens hors de Pales­tine.

Ne pas recon­naître cela et prétendre au contraire que l’at­taque du Hamas a en quelque sorte « remis la ques­tion pales­ti­nienne sur le tapis » est tout simple­ment absurde. La ques­tion pales­ti­nienne est effec­ti­ve­ment de nouveau sur le tapis, mais ce n’est pas pour faire valoir les droits des Pales­ti­niens. Elle est de retour afin de déga­ger un consen­sus sur la meilleure façon de liqui­der la cause pales­ti­nienne. Ce n’est pas un progrès pour la lutte pales­ti­nienne ; c’est une régres­sion massive, une grave défaite. Israël est aujourd’­hui plus triom­phant que jamais, sa puis­sance régio­nale est plus grande que jamais, et tout cela avec le soutien total des États-Unis, un soutien qui n’a pas faibli de Joe Biden à Donald Trump, mais qui s’est au contraire inten­si­fié.

Vous avez mentionné la carac­té­ri­sa­tion par Daniel Blat­man du gouver­ne­ment israé­lien comme un régime fasciste, voire néo-nazi. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous pensez que cette compa­rai­son est juste ?

Les libé­raux et la gauche n’ont aucun problème à quali­fier l’AFD alle­mande ou le FPÖ autri­chien de néo-nazis. Compa­rés à Ben-Gvir et Smotrich, ces groupes semblent modé­rés.

Ben-Gvir et Smotrich décrivent ouver­te­ment les Pales­ti­niens comme des Unter­men­schen, presque litté­ra­le­ment. Ils appellent expli­ci­te­ment à leur expul­sion. C’est l’équi­valent de juden­frei : une terre, Eretz Israël comme ils l’ap­pellent, sans Pales­ti­niens. Ils veulent les chas­ser hors du terri­toire. Ils sont ouver­te­ment racistes et croient en la force – en la Macht­po­li­tik, autre­ment dit en l’im­po­si­tion de leurs vues par la force.

N’ou­blions pas qu’entre 1933 et 1941, juden­frei pour les nazis signi­fiait l’ex­pul­sion. Les années d’ex­ter­mi­na­tion des Juifs euro­péens ont suivi plus tard. Les nazis ont d’abord expulsé les Juifs alle­mands vers la Pales­tine. Ils ont conclu un accord avec le mouve­ment sioniste pour y trans­fé­rer les Juifs alle­mands. La Pales­tine était la seule desti­na­tion où les nazis auto­ri­saient les Juifs quit­tant l’Al­le­magne à empor­ter une partie de leur capi­tal avec eux. Ils ne voulaient pas que les Juifs alle­mands se rendent en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, où ils auraient soutenu les groupes de pres­sion anti­na­zis. Les nazis voulaient que les Juifs aillent en Pales­tine.

Smotrich et d’autres de ses semblables – et c’est tragique – sont des descen­dants de victimes du géno­cide perpé­tré par les nazis. Et pour­tant, ils sont capables de repro­duire les mêmes façons de penser et compor­te­ments d’ex­trême droite qui carac­té­ri­saient les nazis. Ainsi va l’his­toire. Être un descen­dant de victimes ne signi­fie pas néces­sai­re­ment que l’on devien­dra un combat­tant de la liberté. On a vu de nombreux oppres­seurs qui étaient descen­dants de victimes, voire d’an­ciens oppri­més deve­nus oppres­seurs.

Vous écri­vez que, compte tenu de la supé­rio­rité mili­taire écra­sante d’Is­raël, la seule stra­té­gie ration­nelle pour les Pales­ti­niens est la lutte de masse non violente, comme l’a illus­tré la première Inti­fada, qui a provoqué une profonde crise éthique et poli­tique au sein de la société israé­lienne. Selon vous, quelles ont été les erreurs ou les limites de la première Inti­fada, et pourquoi cette stra­té­gie n’a-t-elle pas encore abouti à un succès durable pour les droits des Pales­ti­niens ou à la fin de l’oc­cu­pa­tion ?

La première Inti­fada a atteint son apogée en 1988, en parti­cu­lier au cours du premier semestre de cette année-là. Il s’agis­sait d’un mouve­ment de base orga­nisé par des comi­tés popu­laires locaux – une véri­table mobi­li­sa­tion de masse qui a vu une parti­ci­pa­tion fémi­nine impor­tante. Des personnes de tous âges y ont pris part. Le mouve­ment a provoqué une véri­table crise morale au sein de la société israé­lienne, et même au sein de l’ar­mée israé­lienne. Il a égale­ment suscité une sympa­thie inter­na­tio­nale consi­dé­rable pour la cause pales­ti­nienne.

Alors pourquoi le mouve­ment a-t-il échoué ? Tout d’abord, parce que la répres­sion israé­lienne a été intense. Mais surtout parce que l’Or­ga­ni­sa­tion de libé­ra­tion de la Pales­tine (OLP) s’est empa­rée de la direc­tion du mouve­ment et a détourné l’In­ti­fada. Yasser Arafat et l’OLP l’ont réorien­tée vers leur propre projet de créa­tion d’un prétendu État pales­ti­nien, qui a fina­le­ment abouti aux accords d’Oslo de 1993. Un tour­nant déci­sif a été le passage de la direc­tion locale dans les terri­toires occu­pés à la direc­tion de l’OLP à Tunis. Depuis Tunis, l’OLP s’est mise à radio­dif­fu­ser des décla­ra­tions offi­cielles au nom de l’In­ti­fada, écar­tant de fait la direc­tion ancrée sur le terrain. Cela a marqué un recul impor­tant pour l’au­to­no­mie et l’orien­ta­tion du mouve­ment.

Deuxiè­me­ment, une lutte de masse ne se gagne pas d’un seul coup. Elle se déroule par vagues, chacune renforçant le mouve­ment et affai­blis­sant progres­si­ve­ment l’ad­ver­saire. C’est une ques­tion de rapports de forces. Lorsque votre ennemi est beau­coup plus fort mili­tai­re­ment et plei­ne­ment disposé à tuer, il n’est pas dans votre inté­rêt de lancer des attaques armées, d’au­tant moins si votre ennemi s’ap­puie sur la majo­rité des habi­tants du pays en raison du déra­ci­ne­ment de votre propre peuple. Si vous lancez de telles attaques, il vous écra­sera.

Mais si vous vous enga­gez dans une lutte popu­laire, vous gagnez la supé­rio­rité morale et pouvez atti­rer un soutien beau­coup plus large. Dans ce cas, l’en­nemi se trouve dans une posi­tion plus diffi­cile : s’il réagit en massa­crant des mani­fes­tants paci­fiques, il est large­ment condamné. Il perd sa légi­ti­mité aux yeux de l’opi­nion publique inter­na­tio­nale. Israël en parti­cu­lier dépend forte­ment du soutien mili­taire, poli­tique et diplo­ma­tique de l’Oc­ci­dent et est donc concerné par l’opi­nion publique occi­den­tale.

À titre de compa­rai­son, prenons la popu­la­tion noire aux États-Unis et en Afrique du Sud. En Afrique du Sud, les Noirs formaient une majo­rité écra­sante, il était donc stra­té­gique­ment judi­cieux pour eux de recou­rir à la lutte armée contre le régime d’apar­theid paral­lè­le­ment à la lutte de masse.

En revanche, la popu­la­tion noire aux États-Unis, en tant que mino­rité, n’avait aucune chance de gagner par la violence. Le mouve­ment pour les droits civiques, avec des figures comme Martin Luther King, a emporté des victoires au moyen d’une lutte de masse non violente dénonçant la bruta­lité du système. Cela a certai­ne­ment joué un rôle beau­coup plus impor­tant dans le progrès de la lutte anti­ra­ciste que ceux qui ont appelé à la lutte armée, comme les Black Panthers. Ils ne sont pas allés loin sur cette voie, car c’était une impasse. On ne peut pas lutter avec des armes contre un ennemi qui est beau­coup plus fort que soi. Cela ne fait que four­nir à l’ad­ver­saire un prétexte – une excuse – pour ripos­ter avec une violence écra­sante. Il tuera beau­coup plus de personnes que s’il n’était confronté qu’à des protes­ta­tions paci­fiques.

C’est une ques­tion de stra­té­gie. On doit adap­ter ses méthodes à ses capa­ci­tés. Les moyens que l’on utilise dépendent de la force dont on dispose et du rapport de forces géné­ral. La convic­tion du Hamas selon laquelle la violence armée libé­re­rait la Pales­tine était tota­le­ment illu­soire. Voyez où nous en sommes. Quelle que soit la façon dont on cherche à traves­tir les choses, il s’agit clai­re­ment d’un désastre majeur. Le résul­tat de ces événe­ments est une catas­trophe abso­lue. Cela dit, recon­naître les consé­quences désas­treuses du 7 octobre ne justi­fie en rien la guerre géno­ci­daire qu’Is­raël a menée depuis lors.

Durant la première année du géno­cide, la plupart des États occi­den­taux n’ont même pas esquissé une remise en cause du prétendu droit d’Is­raël à se défendre – je dis « prétendu » car il est très discu­table qu’un occu­pant ait le droit de se défendre contre le droit légi­time des occu­pés à résis­ter à l’oc­cu­pa­tion. Cela alors même qu’Is­raël avait très tôt tué beau­coup plus de Pales­ti­niens que n’avaient été tués d’Is­raé­liens le 7 octobre.

Mais ils sont allés encore plus loin : les gouver­ne­ments occi­den­taux, non seule­ment les États-Unis mais aussi les puis­sances euro­péennes, se sont acti­ve­ment oppo­sés pendant plusieurs mois aux appels à un cessez-le-feu immé­diat, et Washing­ton conti­nue de s’y oppo­ser. Ce faisant, ils ont effec­ti­ve­ment endossé la guerre géno­ci­daire qui se dérou­lait. Quand on s’op­pose à un cessez-le-feu, c’est que l’on est favo­rable à la pour­suite de la guerre. Telle était leur posi­tion. C’est une atti­tude honteuse au regard de l’his­toire.

Comme je l’ex­plique dans mon livre, ce moment a été le dernier clou dans le cercueil de ce qu’on appelle l’ordre inter­na­tio­nal libé­ral fondé sur des règles. Cet ordre a toujours été une fiction, mais jamais cette fiction n’a été aussi clai­re­ment révé­lée qu’aujourd’­hui. Le « deux poids, deux mesures » est flagrant, et il n’est nulle part plus évident que dans le contraste saisis­sant entre la manière dont les gouver­ne­ments occi­den­taux ont réagi à la guerre de la Russie contre l’Ukraine et celle dont ils ont réagi à la guerre d’Is­raël contre Gaza.

Tout ceci a d’énormes consé­quences histo­riques. Cela a ouvert la voie à la conti­nua­tion de la montée du néofas­cisme à l’échelle mondiale. La posi­tion de l’ad­mi­nis­tra­tion Biden a joué un rôle impor­tant dans la défaite des Démo­crates aux États-Unis et a ouvert la voie au retour de Trump à la Maison Blanche – cette fois-ci avec un programme et un compor­te­ment, tous deux beau­coup plus clai­re­ment néofas­cistes que lors de son premier mandat.

Cela a encore renforcé l’ex­trême droite à travers le monde, de l’Al­le­magne à l’Es­pagne en passant par la France et ailleurs. Nous vivons aujourd’­hui, comme je l’ai écrit il y a quelques mois, dans ce que j’ap­pelle l’ère du néofas­cisme. Tout cela est lié à la perte totale de crédi­bi­lité du libé­ra­lisme.

C’est pourquoi le géno­cide de Gaza et l’at­ti­tude des États occi­den­taux à son égard reste­ront dans les mémoires comme un tour­nant histo­rique, un moment clé qui a mis en lumière et achevé l’ef­fon­dre­ment du libé­ra­lisme occi­den­tal, ou encore atlan­tiste.

Vous décri­vez le sionisme comme un projet colo­nial avec des « tendances géno­ci­daires ». Dans le même temps, vous affir­mez que la libé­ra­tion des Pales­ti­niens néces­si­tera l’in­clu­sion des Juifs israé­liens et une trans­for­ma­tion de la société israé­lienne. Comment envi­sa­gez-vous cette trans­for­ma­tion compte tenu des réali­tés poli­tiques actuelles, et quelles mesures concrètes seraient néces­saires pour parve­nir à la liberté tant pour les Pales­ti­niens que pour les Israé­liens ?

Cela semble utopique aujourd’­hui, mais il faut garder une pers­pec­tive histo­rique. Après la première Inti­fada, de 1987 jusqu’à ce qu’on appelle la Seconde Inti­fada en 2000, l’opi­nion publique en Israël s’est tour­née en faveur de la paix et d’un règle­ment avec les Pales­ti­niens. C’était l’époque des accords d’Oslo. Bien que ces accords aient été défaillants dès le départ, l’état d’es­prit de la société israé­lienne était alors très diffé­rent.

Parmi les intel­lec­tuels juifs israé­liens, il exis­tait un mouve­ment post-sioniste qui cher­chait à dépas­ser le sionisme et à parve­nir à une coexis­tence paci­fique. Mais à partir de 2000, la situa­tion s’est inver­sée après qu’A­riel Sharon – qui était à l’époque le plus à droite des diri­geants de premier plan en Israël – a provoqué les événe­ments qui ont déclen­ché la Seconde Inti­fada, au cours de laquelle la direc­tion d’Ara­fat est tombée dans le piège de la lutte armée.

Les forces de sécu­rité pales­ti­niennes ont utilisé contre les troupes israé­liennes les armes légères que l’État israé­lien leur avait permis de possé­der. Ce piège a permis à Sharon de rempor­ter les élec­tions de février 2001. Il a provoqué les affron­te­ments en septembre 2000, remporté les élec­tions en février 2001 grâce à l’onde de choc qui en a résulté, puis lancé ce qui a été l’at­taque la plus violente contre la Cisjor­da­nie depuis 1967. La guerre actuelle est beau­coup plus violente, mais la guerre de 2002 lancée par le gouver­ne­ment Sharon était déjà très brutale.

C’est pourquoi je dis qu’il est impor­tant pour les oppri­més d’avoir une vision stra­té­gique claire et de choi­sir des méthodes de lutte appro­priées, plutôt que celles qui mènent à la catas­trophe.

Vous décri­vez la façon dont des groupes sionistes d’ex­trême droite, autre­fois margi­na­li­sés et même quali­fiés de terro­ristes par Israël et les pays occi­den­taux, sont deve­nus partie inté­grante du gouver­ne­ment israé­lien grâce à Neta­nya­hou. Comment analy­sez-vous le soutien mili­taire continu à un gouver­ne­ment qui inclut ces factions d’ex­trême droite ?

Lorsque Trump a été élu pour la première fois, il a rompu avec le consen­sus bipar­ti­san qui défi­nis­sait la poli­tique des États-Unis depuis 1967. Il a reconnu l’an­nexion du plateau du Golan, ce qu’au­cune admi­nis­tra­tion précé­dente n’avait fait, et a fait de même pour Jéru­sa­lem-Est. Il a plei­ne­ment épousé le point de vue israé­lien.

Puis est arrivé Biden. Pendant sa campagne, il avait promis de défaire les déci­sions poli­tiques de Trump, mais il s’est avéré être un menteur invé­téré. Il n’a rien défait. Et lorsque le 7 octobre a eu lieu, il a plei­ne­ment soutenu la guerre géno­ci­daire. Israël n’au­rait pas pu mener cette guerre prolon­gée sans le soutien continu des États-Unis, qui a commencé sous l’ad­mi­nis­tra­tion Biden. C’est Biden qui a fourni à Israël des bombes massives d’une tonne chacune.

Lorsque de telles bombes sont larguées dans une zone aussi densé­ment peuplée que Gaza, il s’agit clai­re­ment d’armes géno­ci­daires. Des milliers de personnes vont être tuées, pour la plupart des civils, y compris des enfants. 40% des victimes sont des enfants.

Même en imagi­nant que toutes les victimes mascu­lines seraient membres du Hamas – ce qui est évidem­ment loin d’être le cas –, il reste­rait encore 70% des victimes qui sont clai­re­ment non-combat­tantes : des femmes et des enfants. Je mentionne les femmes parce qu’à Gaza, les femmes ne sont pas combat­tantes. Le Hamas ne recrute pas de combat­tantes. Ainsi, seule une mino­rité des victimes sont des combat­tants. Ces derniers se cachent pour la plupart dans les tunnels construits par le Hamas. Il n’existe pas de tels abris pour les civils, qui restent à la surface et sont bombar­dés et tués tandis que les combat­tants peuvent se réfu­gier sous terre.

C’est là que se révèle clai­re­ment l’énorme respon­sa­bi­lité crimi­nelle de l’ad­mi­nis­tra­tion Biden, une respon­sa­bi­lité qui sera bien sûr perpé­tuée par la deuxième admi­nis­tra­tion Trump. Il y a eu d’autres géno­cides depuis 1945, notam­ment en Afrique. Mais celui-ci est le premier géno­cide commis par un État indus­tria­lisé avancé et soutenu par l’en­semble du système occi­den­tal, par tout le bloc occi­den­tal. C’est en cela que ce géno­cide repré­sente un tour­nant histo­rique si impor­tant.

Vous décri­vez le soutien incon­di­tion­nel de l’Oc­ci­dent à Israël après l’at­taque du 7 octobre comme une forme de « compas­sion narcis­sique », simi­laire à la réac­tion de l’Oc­ci­dent après le 11 septembre, dans laquelle l’em­pa­thie s’étend prin­ci­pa­le­ment aux « semblables ». Comment cette compas­sion sélec­tive influence-t-elle la percep­tion de la souf­france des Pales­ti­niens par le public et les réponses poli­tiques qui y ont été appor­tées ?

Les Israé­liens sont perçus comme un peuple euro­péen et l’on s’iden­ti­fie à eux en tant que tels. Ils sont consi­dé­rés comme une partie de l’Oc­ci­dent située en Orient. Theo­dor Herzl, le fonda­teur du sionisme poli­tique moderne, écri­vait dans son mani­feste Der Judens­taat que les Juifs construi­raient « un avant-poste de la civi­li­sa­tion contre la barba­rie ». Il s’agit là d’un discours colo­nial typique : l’idée que « nous » sommes des Euro­péens civi­li­sés et que « les autres » sont des barbares.

Cette iden­ti­fi­ca­tion des États occi­den­taux à Israël est égale­ment renfor­cée par le fait qu’Is­raël reven­dique l’hé­ri­tage de la Shoah. Cela permet aux gouver­ne­ments occi­den­taux de soute­nir Israël presque sans réserve, en souli­gnant que, puisqu’ils portent à des degrés divers une respon­sa­bi­lité dans le géno­cide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, ils ont l’obli­ga­tion morale de soute­nir Israël.

Cette atti­tude atteint son paroxysme dans le cas de l’État alle­mand. L’Al­le­magne a été le prin­ci­pal auteur du géno­cide de 1941 à 1945, mais le pays inter­prète de façon complè­te­ment erro­née les ensei­gne­ments de l’époque nazie et de la Shoah. Si la leçon que le pays en tire s’énonce comme suit : « Puisque nos prédé­ces­seurs ont commis un géno­cide contre les Juifs, nous devons main­te­nant soute­nir un État qui se proclame juif même lorsqu’il commet un géno­cide contre un autre peuple », alors il a clai­re­ment tiré la mauvaise conclu­sion. Ce faisant, l’Al­le­magne ressus­cite le climat idéo­lo­gique de violence sans limite qui a donné nais­sance au nazisme, même s’il appa­raît aujourd’­hui sous une forme nouvelle, celle du néofas­cisme, à l’échelle mondiale.

La leçon correcte à tirer de la Shoah – tant du géno­cide des Juifs que de celui d’autres victimes telles que les homo­sexuels, les personnes porteuses de handi­cap et les Roms – est qu’il faut faire preuve d’une vigi­lance constante contre toute forme de racisme, d’op­pres­sion et de poli­tique de puis­sance agres­sive telle que l’oc­cu­pa­tion. Il est impor­tant que ces ensei­gne­ments soient appliqués de manière cohé­rente et non sélec­tive.

Les États occi­den­taux invoquent ces valeurs contre Vladi­mir Poutine pour son inva­sion de l’Ukraine, mais n’ap­pliquent pas les mêmes valeurs à l’État israé­lien et à ses diri­geants d’ex­trême-droite pour ce qu’ils font à Gaza. Il s’agit là d’une énorme contra­dic­tion. Au-delà de la ques­tion morale, qui est impor­tante, les gouver­ne­ments occi­den­taux font preuve d’un consi­dé­rable manque de vision à long terme. Même du point de vue de leurs propres inté­rêts, leurs actions sont à courte vue en ce qu’elles contri­buent à la désta­bi­li­sa­tion mondiale. Les États occi­den­taux créent des condi­tions de violence qui débor­de­ront inévi­ta­ble­ment sur l’Eu­rope et même les États-Unis.

Prenez la violence des années 1990 : la guerre en Irak, l’em­bargo contre l’Irak, les bombar­de­ments inces­sants… Toute cette violence a fini par se retour­ner contre les pays occi­den­taux et leurs alliés, culmi­nant dans des tragé­dies comme celle du 11 septembre. Quiconque pense que ce qui se passe aujourd’­hui à Gaza n’aura pas de graves consé­quences à l’ave­nir se trompe.

Vous affir­mez que le concept de « nouvel anti­sé­mi­tisme », large­ment attri­bué aux musul­mans et à leurs défen­seurs, est utilisé pour absoudre l’ex­trême droite euro­péenne et améri­caine de son propre anti­sé­mi­tisme, permet­tant ainsi une alliance dange­reuse fondée sur l’is­la­mo­pho­bie. Comment cette dyna­mique a-t-elle influencé les réac­tions occi­den­tales face à la souf­france des Pales­ti­niens, et quelles sont plus large­ment les consé­quences de ce « deux poids, deux mesures racial » que vous décri­vez ?

L’ex­trême-droite, en parti­cu­lier en Europe et aux États-Unis, accuse souvent des mouve­ments comme Black Lives Matter de racisme anti-blanc. C’est la même logique que celle utili­sée par les gouver­ne­ments euro­péens lorsqu’ils quali­fient les popu­la­tions musul­manes – dont certains membres peuvent avoir des opinions anti­sé­mites, mais la plupart n’en ont pas – d’an­ti­sé­mites simple­ment parce qu’elles soutiennent les Pales­ti­niens contre le gouver­ne­ment israé­lien. Ce n’est pas de l’an­ti­sé­mi­tisme.

Le fait est qu’aujourd’­hui, l’ex­trême-droite – comme l’AFD en Alle­magne ou le FPÖ en Autriche – suren­ché­rit sur tout le monde en se montrant plus pro-israé­lienne que les autres. Marine Le Pen en France fait de même. Cette extrême-droite occi­den­tale, malgré sa longue histoire d’an­ti­sé­mi­tisme, est main­te­nant deve­nue une fervente parti­sane d’Is­raël car elle consi­dère ce pays comme un allié contre leur cible commune : les musul­mans.

L’al­liance actuelle des forces néofas­cistes repose sur la nouvelle forme domi­nante de racisme en Occi­dent : l’is­la­mo­pho­bie. Au lieu de recon­naître que l’an­ti­sé­mi­tisme existe toujours prin­ci­pa­le­ment au sein de ces tradi­tions d’ex­trême-droite, les parti­sans d’Is­raël préfèrent igno­rer leurs racines anti­sé­mites. Ils répriment sans rete­nue le mouve­ment de soli­da­rité avec la Pales­tine.

En Grande-Bretagne, où je me trouve, le gouver­ne­ment de Keir Star­mer a décidé d’in­ter­dire, en tant que groupe « terro­riste », une orga­ni­sa­tion dont la dernière action a consisté à proje­ter de la pein­ture rouge sur des avions de la Royal Air Force. Cette action visait à atti­rer l’at­ten­tion sur le rôle que joue la Grande-Bretagne dans la guerre contre Gaza en four­nis­sant du maté­riel mili­taire à Israël. Quali­fier cela de terro­risme est scan­da­leux. De nombreux défen­seurs des droits civiques ont protesté contre cette déci­sion, expliquant que si l’on commence à quali­fier de terro­risme tout et n’im­porte quoi, on ouvre la voie à la destruc­tion des liber­tés poli­tiques.

Si le parti d’ex­trême-droite de Nigel Farage, Reform UK, venait à rempor­ter les élec­tions – ce qui n’est plus inima­gi­nable –, il pour­rait utili­ser une telle loi pour restreindre davan­tage les liber­tés poli­tiques. Les gouver­ne­ments occi­den­taux soi-disant libé­raux jouent donc un jeu très dange­reux qui risque même de se retour­ner contre eux.

Vous aviez prévu, bien avant que cela ne se produise, qu’Is­raël pour­rait entraî­ner l’Iran dans une confron­ta­tion qui rendrait inévi­table une offen­sive conjointe améri­cano-israé­lienne, en parti­cu­lier sous Trump. Comment inter­pré­tez-vous le rôle de l’Iran dans l’es­ca­lade actuelle, et que nous apprend votre prédic­tion anté­rieure sur les calculs stra­té­giques tant d’Is­raël que des États-Unis ?

Le régime théo­cra­tique iranien a utilisé la ques­tion pales­ti­nienne comme un instru­ment idéo­lo­gique majeur pour étendre son influence dans les pays arabes. Pour combler le fossé entre Persans et Arabes, et entre chiites et sunnites, il s’est forte­ment appuyé sur la cause pales­ti­nienne. Dès le début, celle-ci a consti­tué un atout idéo­lo­gique clé pour le régime.

Téhé­ran a donc soutenu les forces arabes anti-israé­liennes, en parti­cu­lier le Hezbol­lah, qui a mené une véri­table lutte contre l’oc­cu­pa­tion israé­lienne du Liban. Le Hezbol­lah a été fondé sous patro­nage iranien après l’in­va­sion israé­lienne de 1982 et a mené une longue campagne contre cette occu­pa­tion, acqué­rant ainsi le statut d’al­lié prin­ci­pal de l’Iran.

L’Iran a profité de l’oc­cu­pa­tion états-unienne de l’Irak. Comme on sait, l’Iran a été le prin­ci­pal béné­fi­ciaire de l’in­va­sion améri­caine et a aujourd’­hui plus d’in­fluence en Irak que n’en ont les États-Unis. L’Iran est ensuite inter­venu en Syrie pour soute­nir le régime despo­tique de Bachar el-Assad contre le soulè­ve­ment popu­laire de 2011, ce qui lui a permis d’étendre plus encore son influence.

Cela a permis à l’Iran de créer un axe régio­nal sous son influence directe, auquel s’est ajouté le Yémen, où les Houthis prirent contrôle du nord du pays en 2014, déclen­chant une guerre civile.

L’Iran a ainsi tissé un réseau d’in­fluence directe dans toute la région, pensant que cela lui assu­re­rait une protec­tion solide. Mais au contraire, cela a conduit Israël à consi­dé­rer l’Iran comme une menace encore plus grande, en parti­cu­lier lorsque l’Iran a commencé à déve­lop­per son programme nucléaire. Cela est devenu une obses­sion pour Israël, soutenu par Washing­ton.

Après que Trump eut retiré les États-Unis de l’ac­cord sur le nucléaire iranien en 2018, l’Iran a consi­dé­ra­ble­ment augmenté son enri­chis­se­ment d’ura­nium, à 60%. Ce niveau dépasse clai­re­ment ce qui est néces­saire à des fins paci­fiques, tout en restant infé­rieur à ce qui est néces­saire à des fins mili­taires. C’est ainsi que l’af­fir­ma­tion par l’Iran selon laquelle il n’a pas l’in­ten­tion de fabriquer des armes nucléaires se trou­vait contre­dite par ce niveau d’en­ri­chis­se­ment. Cette posi­tion contra­dic­toire s’est retour­née contre l’Iran et a consti­tué, à mon avis, une autre erreur de calcul majeure.

Israël a alors saisi l’oc­ca­sion créée par les événe­ments du 7 octobre pour écra­ser d’abord le Hezbol­lah, puis lancer une attaque à grande échelle contre l’Iran avec le soutien des États-Unis. Entre temps, le régime Assad s’est effon­dré.

Tout cela a donc porté un coup dur à l’Iran. Les États-Unis et Israël consi­dèrent tous deux l’Iran comme un ennemi majeur. Israël, parce que l’Iran se déclare ouver­te­ment comme son ennemi le plus acharné. Les États-Unis, bien qu’ils ne soient pas mena­cés mili­tai­re­ment par l’Iran, parce qu’ils le consi­dèrent comme une menace pour leurs inté­rêts dans le Golfe.

Les deux fois où Trump a été élu, il s’est rendu dans les monar­chies arabes du Golfe pour sa première visite à l’étran­ger. Sa dernière visite a été l’oc­ca­sion de discu­ter d’ac­cords portant sur des centaines de milliards de dollars. Donc, peu importe ce qu’elles disent – souvent de façon hypo­crite –, les monar­chies du Golfe, tout en critiquant les attaques d’Is­raël contre l’Iran, en sont en réalité plutôt satis­faites, car elles craignent beau­coup plus l’Iran qu’elles ne craignent Israël.

C’est là le point crucial : les États-Unis s’op­posent au régime iranien non pas prin­ci­pa­le­ment en raison de sa nature ou de son idéo­lo­gie – après tout, la monar­chie saou­dienne est encore plus répres­sive – mais en raison de la menace géopo­li­tique qu’il repré­sente.

Compte tenu de la situa­tion actuelle à Gaza et en Cisjor­da­nie, et alors que le gouver­ne­ment israé­lien pour­suit ce que vous décri­vez comme une poli­tique de nettoyage ethnique, quel avenir reste-t-il au peuple pales­ti­nien ?

Si le gouver­ne­ment d’ex­trême-droite israé­lien n’avait pas procédé plus tôt à une expul­sion massive des Pales­ti­niens, c’est parce qu’il savait que cela provoque­rait une condam­na­tion inter­na­tio­nale et serait proba­ble­ment bloqué. Mais le 7 octobre lui a offert une oppor­tu­nité, une chance de commen­cer à mettre en œuvre ce projet de toute sa force et à l’aide d’une violence extrême à Gaza, au moyen de ce qui est devenu une guerre géno­ci­daire.

Ils ne peuvent pas encore expul­ser la popu­la­tion pales­ti­nienne de Gaza, car cela néces­site le feu vert des États-Unis. Même sous l’ad­mi­nis­tra­tion Trump, cela serait compliqué en raison des rela­tions de Washing­ton avec les États du Golfe, qui craignent l’ef­fet haute­ment désta­bi­li­sa­teur qu’au­rait une telle expul­sion. L’in­fluence pétro­lière et finan­cière de ces États reste cruciale non seule­ment sur le plan géopo­li­tique, mais aussi pour les inté­rêts commer­ciaux person­nels et fami­liaux de Trump.

Deux scéna­rios catas­tro­phiques menacent désor­mais les Pales­ti­niens. D’un côté, la pers­pec­tive d’un nettoyage ethnique total, c’est-à-dire leur expul­sion massive, qui marque­rait le deuxième grand dépla­ce­ment des Pales­ti­niens hors de leur terri­toire depuis 1948. Une expul­sion plus limi­tée de Cisjor­da­nie a eu lieu en 1967, mais ce qui est aujourd’­hui en jeu, c’est le déra­ci­ne­ment de la plupart des Pales­ti­niens de Gaza et de Cisjor­da­nie.

De l’autre côté, un scéna­rio profon­dé­ment inquié­tant, mais consi­déré par certains comme un « moindre mal », est la créa­tion d’un semblant d’État pales­ti­nien, composé d’en­claves décon­nec­tées en Cisjor­da­nie et à Gaza. Le reste du terri­toire serait annexé par Israël, rempli de colons et de forces mili­taires. Cela fait déjà l’objet de discus­sions : l’ad­mi­nis­tra­tion Trump et Neta­nya­hou seraient en train de négo­cier avec les Émirats arabes unis, le royaume saou­dien et l’Égypte un accord qui permet­trait à ces pays de gouver­ner tempo­rai­re­ment les Gazaouis dans le cadre de ce prétendu « État » jusqu’à ce qu’une force pales­ti­nienne agis­sant par procu­ra­tion d’Is­raël soit en mesure de les rempla­cer.

Bien sûr, cela ne serait pas une libé­ra­tion. Ce serait simple­ment une nouvelle façon d’or­ga­ni­ser la prison à ciel ouvert dans laquelle les Pales­ti­niens sont confi­nés depuis 1967 – une prison façon­née par l’oc­cu­pa­tion, qui serait doré­na­vant redé­fi­nie pour appa­raître comme un « règle­ment poli­tique » tout en préser­vant les struc­tures fonda­men­tales de domi­na­tion sous une forme très aggra­vée.

Cet entre­tien a été réalisé à l’ori­gine pour le quoti­dien de gauche alle­mand ND. Réalisé en anglais, il a d’abord été publié sur le site Jaco­bin aux États-Unis. Il a été traduit de l’an­glais par NL.

Gilbert Achcar est profes­seur émérite à SOAS, Univer­sité de Londres. Ses ouvrages les plus récents sont La Nouvelle Guerre froide. États-Unis, Russie et Chine, du Kosovo à l’Ukraineet Gaza, géno­cide annoncé. Un tour­nant dans l’his­toire mondiale.
Elias Feroz est écri­vain indé­pen­dant. Il travaille entre autres sur le racisme, l’an­ti­sé­mi­tisme et l’is­la­mo­pho­bie, ainsi que sur la poli­tique et la culture de la mémoire.

Note
[1] Voir le texte de l’an­nonce faite par le chef de la branche mili­taire du Hamas le matin de l’opé­ra­tion du 7 octobre.

https://www.contre­temps.eu/gaza-faillite-libe­ra­lisme-atlan­tiste/

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