Voici de larges extraits de cet excellent article paru récemment et largement repris.
Le membre de la BAC incarcéré dans le cadre de l’enquête demande jeudi matin la levée de sa détention provisoire, à l’origine d’une fronde policière depuis le 21 juillet. « Le Monde » a pris connaissance du réquisitoire du ministère public.
Hedi R. s a été touché par le tir d’un flashball de la police et roué de coups par des policiers lors de la soirée d’émeute à Marseille dans la nuit du 1er au 2 juillet, sans avoir fait partie des émeutiers. Ici le 9 juillet 2023. SPEICH FREDERIC / MAXPPP
(…) deux policiers mis en cause pour ces violences demandent, jeudi 3 août, la levée de sa détention pour l’un, de son contrôle judiciaire pour l’autre. Le ministère public s’oppose aux deux.
« Traumatisme crânien grave », fracture au visage, hématomes, abrasions diverses, hémorragies : lorsqu’il arrive aux urgences de l’hôpital de La Timone, à 2 h 15, le jeune homme est « en morceaux », pour reprendre une expression du cru. Intubé et sédaté, il est opéré en urgence, « en neurochirurgie pour effectuer une craniectomie décompressive ». En d’autres termes, pour lui ôter une partie du crâne afin de faire baisser la pression due à une hémorragie, sans doute provoquée par un tir de balle en caoutchouc. Depuis, le jeune homme a fêté son 22e anniversaire le 9 juillet avec une moitié de crâne manquante – son image, après plusieurs interviews, a fait le tour de France. Son esprit aussi est atteint. Deux certificats médicaux, rédigés les 5 et 6 juillet 2023 par des médecins de l’unité de soins intensifs, ajoutent « un syndrome de stress aigu » à cet inventaire de lésions physiques.
Que s’est-il passé, cette nuit du 1er au 2 juillet où Marseille flambait – des milliers d’émeutiers, près de cinq cents commerces dévastés ou pillés à l’occasion des violents affrontements qui ont suivi la mort de Nahel M., 17 ans, abattu par un tir policier après un refus d’obtempérer à Nanterre le 27 juin ?
le déroulement des faits qui valent à quatre policiers des brigades anticriminalité (BAC) Centre et Sud de la ville d’être mis en examen pour des violences volontaires en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique, et à l’un d’eux d’être incarcéré à la prison de Luynes (Bouches-du-Rhône) depuis le 21 juillet.
L’ami qui accompagne Hedi, Lilian P., est le premier à livrer le récit de la soirée, dès la fin d’après-midi du 2 juillet. (…)Quelques minutes plus tard, alors qu’ils marchent dans la rue, ils croisent cinq hommes (…). A ce moment-là, assure-t-il, il entend une voix les interpeller : « Vous allez où comme ça ? »
« Le témoin, poursuivent les magistrats, affirmait n’avoir pas eu le temps de répliquer dans la mesure où l’un des membres du groupe sortait quelque chose de son pantalon, qui s’apparentait à une matraque télescopique, pour tenter de lui donner un coup sur la tête. Il parait le coup et partait en courant. » Hedi le suit, paniqué. Un « plop » caractéristique retentit. Il chute au sol presque aussitôt.
Toujours selon Lilian P., « au moins trois des membres du groupe se jetaient sur ce dernier en lui donnant des coups de pied et de poing, alors que lui-même se trouvait à environ dix mètres de la scène. Craignant pour sa personne, il n’intervenait pas ». Et il voit son ami traîné au sol vers une ruelle, « hors de son champ de vision ».
Auditionné à son tour deux jours plus tard, Hedi complète le récit de son ami. « Ensuite, déclare-t-il, c’est allé très très vite. (…) Ils nous ont tiré dessus au Flash-Ball. Ils n’ont tiré que sur moi, une balle dans la tête. De là, je suis tombé au sol. Quand je suis tombé au sol, les policiers sont venus me chercher, ils m’ont traîné dans le coin de la rue. Ils m’ont tabassé, ils m’ont mis des coups de poing dans la tête, des coups de pied, ils m’ont frappé avec les matraques. »
C’est à partir de ce moment précis que les versions divergent entre celle fournie par Hedi R. et Lilian P. et celle avancée par les policiers. (…)
Placés en garde à vue, tous les policiers décrivent à l’unisson « le contexte insurrectionnel dans lequel ils étaient amenés à intervenir, synonyme d’épisodes de violences sur la voie publique inédits dans leur intensité, auxquels ces policiers expérimentés n’avaient jamais été confrontés ». Ils évoquent aussi un trafic radio saturé et des geôles de garde à vue bondées, et n’oublient pas de préciser le manque de visibilité dans la rue d’Italie, théâtre des violences, totalement dépourvue d’éclairage. Plus troublant, tous s’accordent à affirmer n’avoir été témoins d’aucun tir de LBD sur place. Ce bel ensemble se double de déclarations pour le moins troublantes quant au rôle et aux gestes de chacun des policiers présents sur les lieux cette nuit-là.
Le plus gradé, le major, affirme d’abord « ne jamais avoir frappé quelqu’un qui se trouvait au sol ». Puis, confronté à des images de vidéosurveillance, il admettra l’avoir fait. Un autre, qui fait pourtant partie de la même équipe, affirme « ne pas être en mesure d’identifier quiconque sur les images tirées de la vidéosurveillance, formule qu’il appliquait à sa personne », note le parquet d’Aix-en-Provence. Le tireur au LBD, lui, nie contre l’évidence toute participation aux violences : « Pour ma part, dit-il au magistrat instructeur, je n’ai pas assisté aux faits. Encore une fois, la rue d’Italie étant dans le noir, je n’ai pas assisté à la scène. » Mais, finira-t-il par ajouter, « il se trouvait dans un état d’épuisement qui pouvait avoir entamé sa lucidité », étant entendu que « l’absence de souvenirs plus précis ne se réclamant aucunement d’une volonté de dissimulation ». Deux autres policiers, enfin, présents sur les lieux, ne se souviennent pas du déroulement de la soirée, pas davantage que d’une « confrontation » avec deux individus.
Quatre caméras de surveillance appuient les témoignages de Hedi R. et son ami Lilian P., selon le réquisitoire du parquet d’Aix-en-Provence. « L’exploitation, dans le temps de la flagrance, des images issues de la vidéoprotection municipale, ne semblait pas remettre en cause l’économie générale de ce récit quant au cheminement du plaignant et de son ami », précise même le texte.
(…) alors qu’il vient d’être touché par le tir de LBD, Hedi est violemment déséquilibré par un « violent coup de pied (…) au niveau des mollets ou des chevilles, ce qui faisait chuter le jeune homme au sol. Ce dernier se retrouvait alors en position assise, entouré de plusieurs policiers ».
Deux secondes plus tard, le même policier qui vient de le balayer lui assène « deux coups de pied en direction de son bassin ou de son ventre ». Couché, Hedi reçoit encore un coup de poing. Puis, à 1 h 56 min et 48 secondes, un nouveau policier fait son apparition pour lui donner « une gifle ou un coup de poing au visage ou sur la tête ». Le jeune homme parvient à se rétablir, s’assied tant bien que mal « avec une main sur son visage ou sa tête, s’apprêtant à se relever » et prend un « nouveau coup de pied dans les jambes ».
Une autre vidéo, tournée par un riverain témoin direct des faits, vient même ajouter une touche d’humiliation à ce traitement. Alors que le jeune homme quitte les lieux « d’un pas hésitant », totalement sonné, un policier lui délivre un coup de pied aux fesses. Il s’effondrera, inconscient, quelques minutes plus tard, au moment où le propriétaire d’une épicerie de nuit et son camarade Lilian P., le chargent dans la voiture qui le conduira en trombe vers les urgences de l’hôpital de La Timone. Les assaillants, formellement reconnus selon le réquisitoire, se sont déjà évanouis dans la nuit.
Débrayages perlés et dépôts d’arrêts-maladie
(…) celui de C. I., 35 ans, concentrera toutes les attentions. Ce membre de la BAC Sud Nuit de Marseille, identifié comme le tireur au LBD, demande la levée de son incarcération à la prison de Luynes. Nul doute que son audition sera suivie de très près. Par les policiers marseillais et leurs collègues qui multiplient, depuis son incarcération, débrayages perlés et dépôts d’arrêts-maladie. Par la hiérarchie, qui redoute l’effet d’une décision de maintien en détention sur les troupes. Par l’institution judiciaire, enfin, soucieuse de démontrer son indépendance à cette occasion après, notamment les déclarations du directeur général de la police nationale Frédéric Veaux, qui avait estimé dans une interview accordée au Parisienqu’« avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison ».
(…)Du reste, n’était-il pas « habillé en mode délinquant », capuche rabattue sur le visage ? Au passage, le réquisitoire des magistrats aixois fait le lit de rumeurs distillées par des sources policières anonymes depuis une dizaine de jours : loin du délinquant multirécidiviste complaisamment décrit « en off », Hedi R. n’a fait l’objet que de deux procédures mineures, une conduite sous l’empire de produits stupéfiants, un défaut de permis de conduire.
Les réquisitions de l’avocat général appellent en revanche à confirmer le placement en détention de C. I. et le contrôle judiciaire de son collègue G. A. Les opportunités de discussion, voire de dissimulation inquiètent d’autant plus la justice que les premières auditions des policiers ont révélé aux yeux des magistrats des indices d’entente. La « nécessité d’éviter toute concertation frauduleuse » implique, selon le parquet, de tenir les prévenus isolés les uns des autres.
Fait rare, dans un communiqué publié lundi 24 juillet, le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Renaud Le Breton de Vannoise, et la procureure générale Marie-Suzanne Le Quéau ont prévenu : « Il appartient à l’autorité judiciaire seule de qualifier les faits et de conduire les investigations utiles à la manifestation de la vérité, et ce en toute impartialité et à l’abri des pressions. »
Thomas Saintourens et Antoine Albertini—