Rwanda : sortir du déni, agir à l’ave­nir

Un million de Tutsis, dont une majo­rité de femmes et d’en­fants, furent massa­cré·es entre le 7 avril et le 4 juillet 1994. En cent jours, un géno­cide a été commis au Rwanda, soit l’un des pires crimes perpé­trés au 20e siècle, qui en a pour­tant connu de nombreux. Les milices Inte­ra­hamwe ont conscien­cieu­se­ment suivi le plan conçu par les extré­mistes promo­teurs du « Hutu Power », parve­nus au pouvoir après l’at­ten­tat qui a coûté la vie au président Juvé­nal Habya­ri­mana.

Sans la victoire mili­taire du Front patrio­tique rwan­dais (FPR), dont est issu l’ac­tuel président Paul Kagamé, le géno­cide en cours serait sans doute allé à son terme. Vous avez bien lu : sans la victoire mili­taire du FPR, et non l’in­ter­ven­tion d’une commu­nauté inter­na­tio­nale qui a aban­donné les Tutsis à leur sort.

La France, alors gouver­née dans le cadre d’une coha­bi­ta­tion Mitter­rand/Balla­dur, était présente au Rwanda via l’opé­ra­tion Turquoise, que nous orga­ni­sions avec l’au­to­ri­sa­tion du Conseil de sécu­rité de l’ONU afin d’as­su­rer la sécu­rité des personnes en danger au Rwanda. Mais, grâce au travail des histo­rien·nes, nous savons que l’in­ter­ven­tion française ne fut pas protec­trice pour les Tutsis mais pour les assas­sins.

Aujourd’­hui, le président Macron prend à nouveau posi­tion sur la respon­sa­bi­lité de la France dans le géno­cide des Tutsis. Une fois n’est pas coutume, je partage son affir­ma­tion : la France « aurait pu arrê­ter le géno­cide » de 1994 au Rwanda « avec ses alliés occi­den­taux et afri­cains », mais «  n’en a pas eu la volonté ».

Je ne discu­te­rais pas ici des moti­va­tions d’Em­ma­nuel Macron à prendre à bras-le-corps ce sujet. Il ne faudrait pas que cela détourne le regard du risque géno­ci­daire dans la bande de Gaza et de la lettre des 115 parle­men­taires inter­ro­geant la France sur les armes remises à Israël.

Je suis en tout cas convain­cue que la gauche doit prendre sa part dans ce proces­sus. Et si elle l’avait fait en temps et en heure, Macron n’au­rait pas l’op­por­tu­nité de s’ho­no­rer d’une telle recon­nais­sance.

Les mises en cause du rôle joué par la France ne sont pas nouvelles, certaines ayant même précédé le déclen­che­ment des massacres. Pour­tant, nous assis­tons à une diffi­culté durable à recon­naître la respon­sa­bi­lité parti­cu­lière de François Mitter­rand, et singu­liè­re­ment du côté gauche de l’échiquier qui devrait, en raison de ses prin­cipes huma­nistes, être au premier rang de ce combat pour la vérité.

Au début des années 2000, l’écri­vain Jean Hatz­feld a publié des livres sur les auteurs du géno­cide, puis sur les survi­vant·es, qui ont ouvert les yeux de ses lectrices et lecteurs. En 2014, les commé­mo­ra­tions à l’oc­ca­sion du 20e anni­ver­saire ont été une nouvelle occa­sion d’évoquer la mémoire des crimes commis. En 2022, c’est notam­ment le rapport de la Commis­sion Duclert qui a consti­tué un choc en recon­nais­sant les « respon­sa­bi­li­tés lourdes et acca­blantes » de la France dans le géno­cide rwan­dais.

La même année, le jour­na­liste Patrick de Saint-Exupéry, dans un article de la Revue XXI, a fait part de décou­vertes acca­blantes sur le rôle présumé de la France dans ce massacre. Au mépris de l’em­bargo sur les armes voté par l’ONU, notre pays aurait donné l’ordre de réar­mer les forces géno­ci­daires en déroute. Cette déci­sion aurait été prise malgré le refus de certains mili­taires, qui auraient fait valoir leur droit de retrait pour ne pas obéir à des ordres qu’ils ne compre­naient pas.

Esti­mant que la France ne pouvait lais­ser ces accu­sa­tions sans réponse, j’avais alors posé en tant que dépu­tée ma première ques­tion écrite au gouver­ne­ment, deman­dant de déclas­si­fier les archives de l’Ély­sée toujours couvertes par le secret, bien que François Hollande ait opéré une première déclas­si­fi­ca­tion, partielle, en 2016. J’es­pé­rais une commis­sion d’enquête au Parle­ment sur le rôle de la France dans le géno­cide. Rien n’est venu.

Plusieurs mili­taires qui avaient tenté de s’op­po­ser à la poli­tique française entre 1990 et 1994, et écar­tés pour cette raison, se sont expri­més, ainsi qu’A­lain Juppé et Nico­las Sarkozy, tous recon­nais­sant les respon­sa­bi­li­tés françaises.

Mais le silence à gauche est demeuré assour­dis­sant… si l’on excepte ceux qui, figu­rant parmi les gardiens du temple de François Mitter­rand, direc­te­ment impliqué, sont inter­ve­nus sur une ligne néga­tion­niste.

Il existe aujourd’­hui un consen­sus acadé­mique sur le sujet. L’État français a rendu possible un géno­cide prévi­sible. Il a mené une poli­tique basée sur une vision colo­niale et raciste du Rwanda, déter­mi­née d’abord et avant tout par la volonté de garder le pays dans la sphère d’in­fluence française. Au début des années 1990, il a armé et entrainé les forces mili­taires (et sans doute para­mi­li­taires) desti­nées à jouer un rôle de premier plan dans les massacres, allant jusqu’à permettre la prise en main offi­cieuse du comman­de­ment de l’ar­mée rwan­daise (FAR) par des offi­ciers français en 1993.

Le président de la Répu­blique, chef de l’État et des armées, a refusé de prendre en compte des rensei­gne­ments dont il dispo­sait et qui aver­tis­saient de la prépa­ra­tion, au sein des struc­tures poli­tique et mili­taire rwan­daises, d’une exter­mi­na­tion de type géno­ci­daire. Le 27 avril 1994, ont été reçus, au plus haut niveau de l’État, le ministre des Affaires Etran­gères du gouver­ne­ment rwan­dais et un extré­miste notoire, fonda­teur d’un parti raciste appe­lant au meurtre, alors qu’à cette date il est permis d’es­ti­mer à plusieurs centaines de milliers le nombre de victimes déjà exécu­tées.

La prési­dence de la Répu­blique a évité toute arres­ta­tion des respon­sables des massacres lors de leur fuite vers le Zaïre (actuelle RDC), et même faci­lité leur passage de la fron­tière à la mi-juillet 1994, sur inter­ven­tion de la prési­dence de la Répu­blique et d’Hu­bert Védrine lui-même, alors secré­taire géné­ral de l’Ely­sée. Les forces géno­ci­daires purent ainsi recons­ti­tuer au sein des camps zaïrois une struc­ture poli­tico-mili­taire en exil déter­mi­née à reve­nir sur la défaite de juillet 1994.

Le déni et le silence en la matière consti­tuent une faute morale et poli­tique qui désho­nore la gauche. Les nouvelles géné­ra­tions doivent prendre leurs respon­sa­bi­li­tés, d’au­tant que le travail de recherche et d’éta­blis­se­ment de la vérité histo­rique doit encore se pour­suivre.

Il y a notam­ment un enjeu impor­tant s’agis­sant des viols, qui ont consti­tué une pratique massive durant le géno­cide. Les histo­riens consi­dèrent que 200 000 viols ont été commis, avec trans­mis­sion volon­taire du VIH dans 67% des cas. C’est un crime de guerre courant mais souvent négligé, et cette invi­si­bi­lité consti­tue évidem­ment un enjeu essen­tiel pour les fémi­nistes. À cela il faut ajou­ter que des viols ont égale­ment été commis par des mili­taires français, avant et après le géno­cide, y compris dans la Zone huma­ni­taire préten­du­ment sûre établie en juillet 1994.

Cette ques­tion plus géné­rale des pratiques de l’ar­mée française mérite de sortir de l’ombre où elle est encore main­te­nue.

Si nous, à gauche, camp de l’éman­ci­pa­tion humaine, nous ne faisons pas ce devoir de vérité, comment être audible et crédible pour dénon­cer les crimes de masse présents et à venir ? Je formule le vœu que cette luci­dité nous rassemble désor­mais.

Clémen­tine Autain, dépu­tée LFU-NUPES de Seine-Saint-Denis

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