Patrick Chamoi­seau : KANAKY. Du méfait colo­nial à la mondia­lité

Il n’y a pas d’ul­tra­ma­rins, il n’y a que des peuples-nations encore sans État.

La Kanaky (main­te­nant convul­sive sous le mépris, la violence et la mort) offre à la vieille Répu­blique française une occa­sion de se moder­ni­ser. Sa juste reven­di­ca­tion exige une autre vision du monde. Elle demande aussi un réexa­men de ce qui se « crie » tris­te­ment « Outre-mer ». Cette estam­pille téné­breuse camoufle ensemble un système et un syndrome.

Système, parce que, depuis des décen­nies (déjouant les mannes euro­péennes et les pater­na­listes plans de déve­lop­pe­ment), tous les indi­ca­teurs morti­fères attestent d’une évidence : ces situa­tions humaines demeurent large­ment en dessous du niveau de bien-être humain que l’on pour­rait attendre de terres dites « françaises ». Syndrome, parce que dans ces pays-là, les signes patho­lo­giques d’as­sis­tanat, de dépen­dance ou de déres­pon­sa­bi­li­sa­tion sont les mêmes et sévissent de concert. [1 – Voir « Faire-Pays ». P. Chamoi­seau. Editions Le Teneur. 2023]

LA MONDIALITÉ.

Les indi­vi­dus les plus accom­plis (ceux qui, de par leurs divers enga­ge­ments, habitent sinon des commu­nau­tés mais des multi­tudes de « Nous ») forment aujourd’­hui une matière noire du monde bien plus déci­sive que celle des commu­nau­tés archaïques ou des vieux États-nations.

Via la Kanaky, ces pays mépri­sés par la France offrent à la compré­hen­sion du monde une réalité encore inaperçue. Celle-ci ne peut se perce­voir par l’unique prisme du « colo­nial », comme le pensent encore les acti­vistes déco­lo­niaux. Le fait (ou mé-fait) colo­nial n’est qu’une donnée parmi d’autres. Il nous faut sortir de la prégnance occi­den­tale (seule aujourd’­hui à racon­ter le monde), et entre­prendre d’in­ven­to­rier, une à une, toutes les forces visibles et invi­sibles qui ont œuvré à l’ac­cou­che­ment de notre époque. En atten­dant, commençons par ouvrir notre focale à la mondia­lité.

Le poète Édouard Glis­sant appe­lait ainsi la résul­tante d’un tour­billon complexe. On y trouve enche­vê­trées, les évolu­tions impé­né­trables du Vivant, les emmê­lées des peuples, cultures et civi­li­sa­tions, résul­tant des chocs colo­niaux, du broie­ment des empires, puis du capi­ta­lisme protéi­forme. Une des résul­tantes cruciales de ce chaos­mos : l’in­di­vi­dua­tion.

Cette force a éjecté des millions d’in­di­vi­dus des vieux corsets commu­nau­taires pour préci­pi­ter leurs combats, leurs rêves, leurs idéaux, vers des accom­plis­se­ments impré­vi­sibles dans la matière du monde. Les indi­vi­dus les plus accom­plis (ceux qui, de par leurs divers enga­ge­ments, habitent sinon des commu­nau­tés mais des multi­tudes de « Nous ») forment aujourd’­hui une matière noire du monde bien plus déci­sive que celle des commu­nau­tés archaïques ou des vieux États-nations. Dès lors, si la mondia­li­sa­tion écono­mique est un stan­dard barbare, la mondia­lité est une matrice vivante ; un en-commun infra-plané­taire où les « Nous » s’en­tre­mêlent et relient par des agen­ti­vi­tés créa­tives tout ce qui se trou­vait séparé. C’est de cette matrice encore invi­sible à nos yeux que va surgir, tôt ou tard, un autre monde, encore impré­dic­tible.

LA RELATION.

Cette mondia­lité peut nous aider à comprendre la Kanaky, et à mesu­rer combien la Cons­ti­tu­tion française est main­te­nant obso­lète. Surtout inac­cep­table. Elle verrouille (sous une fiction absurde de « dépar­te­ments », « régions », « collec­ti­vi­tés » ou « terri­toires » d’Outre-mer) des complexi­tés terri­to­riales, histo­riques et humaines qui lui sont étran­gères.

Ce ne sont pas des choses « ultra­ma­rines ». Ce sont des peuples-nations, encore dépour­vus de struc­tures étatiques ! Ils ont surgi d’une alchi­mie que les anthro­po­logues recon­naissent main­te­nant comme étant une « créo­li­sa­tion ». Ce terme souligne ce qui se produit quand, de manière immé­diate, massive et brutale, des peuples, des civi­li­sa­tions, des indi­vi­dus (mais aussi des inter­ac­tions ampli­fiées entre les écosys­tèmes, biotopes et biocé­noses) imposent aux exis­tences une entité globale de réfé­rence : celle de Gaïa qu’ai­mait Bruno Latour, de cette Mère-patrie dont parle Edgar Morin, ou de ce chaos­mos poétique que Glis­sant nomme Tout-monde.

Cette notion du tout-relié-à-tout dans des flui­di­tés inter-rétro-actives consti­tue le prin­cipe actif de la créo­li­sa­tion. C’est d’elle qu’ont surgi ces peuples-nations que la Cons­ti­tu­tion française ne comprend pas.

Cet entre­mê­le­ment inex­tri­cable du Vivant et des Hommes se serait inévi­ta­ble­ment produit car notre planète est ronde et parce que le vivant est avant tout une mobi­lité. Prenons, la traite des Afri­cains, l’es­cla­vage de type améri­cain, le système des plan­ta­tions et des extrac­tions massives. Ajou­tons-y, la colo­ni­sa­tion, le capi­ta­lisme, la proli­fé­ra­tion urbaine et les systé­mies tech­nos­cien­ti­fiques, on aura alors à peine esquissé le plus visible d’un proces­sus inson­dable : celui de la Rela­tion. Cette notion du tout relié à tout dans des flui­di­tés inter-rétro-actives consti­tue le prin­cipe actif de la créo­li­sa­tion. C’est d’elle qu’ont surgi ces peuples-nations que la Cons­ti­tu­tion française ne comprend pas. Elle les verrouille sous un effa­rou­che­ment « indi­vi­sible » et fonde sa cinquième Répu­blique sur un aussi fictif que mono­li­thique « peuple français ». Elle réduit ainsi à de simples « popu­la­tions » les enti­tés humaines formi­dables que son bond colo­nial et son histoire rela­tion­nelle ont rendu soli­daires de sa présence au monde.

PEUPLES ATAVIQUES ET PEUPLES COMPOSITES.

Mais le plus impor­tant, c’est ceci : dans la Rela­tion, dessous le couvercle « Outre-mer », il y a aujourd’­hui deux types de peuples : les peuples ataviques et les peuples compo­sites.

Les peuples ataviques (méla­né­siens de Kanaky ; poly­né­siens ; maho­rais ; peuples origi­nels de Guya­ne…) disposent d’une anté­rio­rité multi­mil­lé­naire sur l’em­prise du mé-fait colo­nial.

Les peuples compo­sites (Marti­nique, Guade­loupe, Réunion…) sont des surgis­se­ments (des créo­li­tés) de la créo­li­sa­tion. Complè­te­ment nouveaux, ils sont les derniers peuples de l’aven­ture humaine à être appa­rus sur cette terre. Ils n’ont pas d’an­té­rio­rité qui se perd dans la nuit des temps. Ils sont nés dans le vortex rela­tion­nel où se retrouvent les commu­nau­tés fracas­sées et les indi­vi­dua­tions. Ils mélangent presque toutes les présences anthro­piques plané­taires. La conscience qu’ils ont désor­mais d’eux-mêmes en fait de véri­tables nations qui attendent d’être recon­nues comme telles — ce que ne nul ne sait faire, à commen­cer par les poli­ti­ciens français qui distinguent encore à peine les peuples ataviques et rechignent à comprendre leur reven­di­ca­tion d’une exis­tence au monde.

C’est surtout la beauté de Jean-Marie Tjibaou d’avoir accepté l’hy­bri­da­tion caldoche alors que cette dernière avait (conserve encore) de son sang sur les mains…

La Marti­nique, la Guade­loupe ont vécu la « désap­pa­ri­tion » [2 – Les peuples Kali­nago. Malgré leur effon­dre­ment, ils demeurent présents de mille façons dans les imagi­naires. de leurs peuples ataviques.] En Kanaky, le peuple atavique des Kanaks a traversé héroïque­ment les exter­mi­na­tions. Il consti­tue une part déter­mi­nante du peuple­ment actuel qui, avec les diverses migra­tions et le choc colo­nial, est doré­na­vant une entité post-atavique. Car le mé-fait colo­nial et ses flui­di­tés migrantes colla­té­rales ont installé des complexi­tés anthro­po­lo­giques désor­mais inex­tri­cables. Elles obligent les peuples ataviques à compo­ser avec des implan­ta­tions nées de la colo­ni­sa­tion et des mouve­ments rela­tion­nels du vivant. C’est la beauté de Nelson Mandela d’avoir su admettre la présence blanche dans le deve­nir de l’Afrique du Sud alors qu’il avait le pouvoir de la frap­per. C’est la beauté de Mahmoud Darwich et des grands poli­tiques pales­ti­niens confron­tés à l’ir­ré­ver­sible implan­ta­tion des Juifs. C’est surtout la beauté de Jean-Marie Tjibaou d’avoir accepté l’hy­bri­da­tion caldoche alors que cette dernière avait (conserve encore) de son sang sur les mains… L’agen­ti­vité de ces hommes ne s’est pas lais­sée enfer­mer dans un imagi­naire commu­nau­taire ancien ou dans les frappes et contres-frappes colo­niales : elles les ont dépas­sés pour devi­ner la mondia­lité et pour donner une âme frater­nelle à la Rela­tion. Ces hommes ont main­tenu ainsi — pour tous, au nom de tous — une espé­rance.

L’ÉTHIQUE D’UN NOUVEAU VIVRE-ENSEMBLE.

Dès lors, une éthique de la Rela­tion s’im­pose.

Quand le peuple atavique subsiste dans une sédi­men­ta­tion compo­site, la bien­séance du nouveau vivre-ensemble exige de lui remettre la préémi­nence sur le deve­nir de son pays : nul ne saurait déman­te­ler ce qui l’unit à sa terre, laquelle est toujours faite (comme le disait Jean Guiart) du sang noble de ses morts.

Quand le compo­site est entiè­re­ment fonda­teur d’un nouveau peuple, il faut — non pas igno­rer son exis­tence (comme cela se fait actuel­le­ment en France pour la Guade­loupe ou pour la Marti­nique), mais consi­dé­rer qu’il y a là une entité nouvelle, qui n’est réduc­tible à aucune de ses compo­santes, qu’elle soit domi­née, qu’elle soit domi­nante, et qui détient une auto­rité légi­time sur le deve­nir de sa terre.

Le deve­nir des peuples ataviques est d’être post-atavique, et progres­si­ve­ment compo­site, dans l’éner­gie rela­tion­nelle du vivant. Celui des peuples d’em­blée compo­sites, est d’al­ler de la manière la plus haute, la plus humaine, la plus poétique­ment ouverte et frater­nelle, aux fastes de la Rela­tion.

C’est cet imagi­naire de la Rela­tion qui nous donnera le goût de la diver­sité qui est au prin­cipe du vivant, d’en perce­voir la profonde unité qui n’a rien à voir avec l’Uni­ver­sel occi­den­tal, et d’en goûter l’iné­pui­sable diver­sité dont le trésor est cette insai­sis­sable unité qui ne vit, ne s’ac­com­plit, que dans son évolu­tive diver­sité.

UNE KANAKY KANAK.

Cette éthique oblige donc que le corps élec­to­ral de Kanaky n’au­to­rise aux votes déter­mi­nants que les Kanaks. Que s’y adjoignent ceux qui, venus d’ailleurs, ont été iden­ti­fiés par les accords de Nouméa (1988,1998). C’est l’au­to­rité à venir, à prépon­dé­rance kanake, qui seule pourra déci­der des évolu­tions de son système élec­to­ral.

Kanaka signi­fiait : être humain.
Kanak signi­fie pour nous, pour tous,
l’es­pé­rance possible
d’un nouvel huma­nisme
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Kanaka signi­fiait : être humain.
Kanak signi­fie pour nous, pour tous, l’es­pé­rance possible d’un nouvel huma­nisme.
Resti­tuée à son imagi­naire kanak, la Kanaky dispo­sera de toutes les chances pour trou­ver un nouvel espace-temps, échap­per à la gravité morbide du trou noir capi­ta­liste, réen­chan­ter notre rapport au vivant, et habi­ter enfin poétique­ment la terre selon le vœu de ce cher Hölder­lin.

Quant à la moder­ni­sa­tion rela­tion­nelle de la Cons­ti­tu­tion française, elle est très simple : il suffit de procla­mer une sixième Répu­blique ; de la rendre capable d’ac­cueillir en pleine auto­rité tous les peuples-nations (peuples nouveaux de la Rela­tion) qui le voudraient ; d’inau­gu­rer ainsi le pacte répu­bli­cain ouvert qu’exige la nouvelle réalité (post-colo­niale, post- capi­ta­liste, post-occi­den­tale) qu’an­nonce notre mondia­lité.

L’ex­ploi­ta­tion du nickel, le domaine mari­time, la biodi­ver­sité, l’ac­ti­vité spatiale ou le souci géos­tra­té­gique doivent désor­mais s’ins­crire dans le respect des peuples concer­nés. Nous avons rendez-vous là où les océans se rencontrent, disait mysté­rieu­se­ment Glis­sant.

Que dispa­raisse dans cette rencontre l’Outre-mer de la France !

Patrick CHAMOISEAU
Patrick Chamoi­seau, poète, roman­cier, essayiste, a construit une œuvre protéi­forme couron­née de nombreuses distinc­tions (Prix Carbet de la Caraïbe, Prix Goncourt, Galli­mard,1992, Prix margue­rite Your­ce­nar en 2023…) et traduite dans le monde entier.
Son esthé­tique explore la créo­li­sa­tion et les poétiques rela­tion­nelles du monde contem­po­rain.
Il est aujourd’­hui une des présences litté­raires les plus impor­tantes de la Caraïbe.

Version PdF Libé­ra­tion : KANAKY VC2

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