Je reviens de la manifestation. Pour la défense des libertés publiques, de la démocratie, des droits attachés au régime républicain. Souvent je suis allé à des « manifs », parfois même pour y prendre une part beaucoup plus active qu’aujourd’hui. Mais rarement j’en suis revenu avec un sentiment aussi indéfini, fait d’émotion, de sérénité, d’expérience concrète de la fraternité et d’inquiétude. Rarement je n’ai eu autant le sentiment que l’occupation de la rue ouvrait des opportunités, rendait possible et exigeait un travail citoyen dans la durée.
« Je me suis comme beaucoup d’autres interrogé sur ce qui m’affectait si profondément »
Je me suis comme beaucoup d’autres interrogé sur ce qui m’affectait si profondément dans cette courte semaine du 7 au 11 février 2015. La mort violente de journalistes iconoclastes et libertaires y a bien sûr été pour beaucoup. De même que l’irruption d’une scène de guerre au cœur du 11e arrondissement de Paris, la haine et la connaissance de nos mœurs politiques que cela supposait. Et l’espèce de sentiment de profanation de notre espace démocratique que n’a manqué de produire la symbolique de ces assassinats.
Il y avait aussi, bien sûr, cette sensation envahissante, toujours plus envahissante, que nos efforts avaient été vains, que les luttes antiracistes et pacifistes des années 1980 étaient si loin, que les luttes sociales et le regain de l’internationalisme dans les années 1990 n’avaient décidément pas suffi. Il y avait cette terrible impression que dans la course de vitesse avec les courants réactionnaires, ces luttes n’avaient constitué qu’une sorte de guérilla défensive, qu’elles avaient retardé l’invasion néolibérale et le funeste « choc des civilisations », mais que tout autour dans le monde, et au sein de notre société elle-même, des ruptures s’étaient installées, de nouveaux courants fascistes, verts ou bruns, avaient créé des noyaux influents alors que les courants de la transformation sociale n’avaient cessé de voir leur base sociale s’effriter.
Au cours de la journée du 7 janvier, il y eut aussi la découverte de ce policier musulman achevé sur un trottoir, de ces prénoms à consonance méditerranéenne qui figuraient dans la liste des victimes. Et ce dessin de Charb, atrocement prémonitoire, ironique, courageux : « Toujours pas d’attentats en France. On a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux ». Et dès l’après-midi, les appels à se rassembler le soir même, de la part d’anonymes, et d’associations, de syndicats et de partis estimant préférable de respecter une forme de discrétion dans un tel contexte.
Réflexe français que de manifester, a-t-on pensé. Habitude collective en effet, relevant en la circonstance du répertoire des rassemblements militants en défense des droits de l’homme en même temps que du travail préparatoire à ce que les historiens ont appelé la levée en masse, comme lors des élections présidentielles de 2002. Seule manière de réagir en démocrates, sans se soumettre à la peur, sans s’en remettre au discours des puissants, en hommes et femmes debout. Mais manière aussi de faire quelque chose de toutes ces émotions mêlées, dans un réflexe latin d’effusion publique. Pratique de gauche devenant pratique commune lorsque les libertés fondamentales semblent remises en cause et que le pays est renvoyé à son histoire.
Et puis il y eut l’enchainement des deux jours suivants. Les chaines d’information continue déversaient leur flot habituel d’images et de commentaires approximatifs. Les radios et chaines généralistes leur emboitaient le pas, par une sorte d’« édition spéciale » permanente. Le caractère écœurant de toute cette mise en scène ne parvenait pourtant pas à nous en détourner, car il fallait savoir, comprendre, demeuré scotché à sa propre sidération.
A l’université, la minute de silence fut un moment digne, sérieux, émouvant. Dans les collèges et les lycées, comme on pouvait s’y attendre, ce fut parfois plus délicat.
Les assassins de Charlie Hebdo étaient en cavale. Le jeudi, l’un de leurs complices tuait une stagiaire de la police, à Montrouge. Le vendredi, le même prenait d’assaut un supermarché casher à la porte de Vincennes. De nouveau, quatre personnes étaient assassinées. Il s’agissait de tuer le juif autant que le blasphémateur ou l’apostat. Les organes de presse actualisaient leur compteur macabre : en milieu d’après-midi, on en était à 17 morts. Et l’on ne savait trop jusqu’où cela pouvait aller, si les meurtres étaient reliés entre eux, ni quand se refermerait cette séquence criminelle et policière, si des excités de l’extrême-droite islamophobe allait s’en prendre à des musulmans, si la levée en masse allait se poursuivre ou s’étioler, dans l’atmosphère de violence que dramatisait la surmédiatisation.
le slogan et le logo « Je suis Charlie »
Tout au long de ces trois journées, sur les réseaux sociaux, le slogan et le logo « Je suis Charlie » connaissait un succès grandissant. Les médias traditionnels, les artistes, les manifestants et des services de l’Etat le reprenaient à leur compte. Le slogan et le logo avaient été créés et diffusés moins d’une heure après le premier attentat, par un professionnel de la communication, directeur d’un « hebdo gratuit » de mode distribué à l’entrée du métro. Message court, icône simple, usage du noir en signe de deuil et du « je » comme vecteur d’une possible identification : l’habitus professionnel de ce communicant se révélait d’une efficacité redoutable. Sa réaction spontanée avait anticipé et contribué à produire la signification omnibus portée par cette mobilisation : chaque membre du corps social devait s’afficher du côté des victimes et de la liberté de la presse, contre la peur et à distance de toute forme d’organisation collective particulière.
Compassion et esprit républicain se trouvaient réassociés par une symbolique élémentaire, dépouillée des ornements de l’Etat républicain. Les critiques qu’une partie de la gauche avaient antérieurement adressées à Charlie Hebdo, au nom de la lutte contre l’islamophobie, et les divisions politiques d’une façon plus générale, se trouvaient dépassées par cet étendard rudimentaire offrant à chacun la possibilité d’afficher tout à la fois son deuil, son attachement à la démocratie et la parcelle de risque qu’il était prêt à assumer.
L’appel à l’ « unité nationale »
L’appel à l’ « unité nationale », lancé dès le 7 janvier au soir par le Président de la République, trouvait ainsi un écho dans des pratiques ordinaires puissamment relayées par les grands organes de presse et par les principales organisations politiques et du mouvement social.
L’épilogue policier du 9 janvier en fin d’après-midi est venu conforter cette dynamique de mobilisation et la stratégie du pouvoir politique. Les trois assassins et preneurs d’otages étaient tués dans des opérations présentées comme « professionnelles », sans « bavures ». Le dispositif médiatique se déployait à plein, passant du studio à la rue, visualisant les deux scènes où les opérations étaient conduites en parallèle, donnant alternativement la parole aux témoins, aux représentants de l’Etat et à toute une série d’experts. Le soulagement était général. Le soir, le président annonçait qu’il participerait à la manifestation du dimanche à Paris et qu’il y serait accompagné par plusieurs chefs d’états européens.
Toutes les conditions étaient dès lors réunies pour qu’une levée en masse, de niveau et de portée exceptionnels, se réalise. Les identités politiques et religieuses particulières devaient s’y trouver subsumées par une identité républicaine retrouvée, comme réinventée par l’événement. Dans le flot de commentaires exprimés alors, la thématique nationale revenait elle-même en force. On disait que la France exprimait sa fierté d’être elle-même, c’est-à-dire démocratique, républicaine. Qu’elle s’était levée pour défendre ses traditions politiques, y compris celles libres-penseuses et paillardes dont Charlie Hebdo constituait en quelque sorte la pointe plus avancée, la plus radicale.
Les manifestations de soutien organisées dans de nombreuses villes du monde témoignaient de la place singulière que le pays occupait dans l’imaginaire des peuples à l’échelle internationale. La « France Unie » avait été le slogan de campagne de François Mitterrand lors des élections présidentielles de 1988, qui avaient vu une sévère défaite de la droite et préparé le ralliement de centristes à une gauche réduite aux socialistes et aux radicaux de gauche.
« L’identité nationale » avait été au centre de la campagne de Nicolas Sarkozy, en 2007, puis d’une politique conduite par son « Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement », largement critiquée pour ses présupposés racistes.
Mais de tout cela, il n’était nullement question. Le point de vue avancé sur l’ensemble des médias était que la France était debout, avec la République et par la mobilisation nationale ; ces significations se présentaient en bloc, dans le refus d’un amalgame entre musulmans et terroristes, dans l’amour retrouvé des traditions et des institutions nationales.
Bien-sûr, l’unanimisme n’était pas total. Au Front National, les formes inattendues de cette mobilisation et le clivage entre la vieille garde antirépublicaine et antisémite et la ligne républicano-islamophobe de la nouvelle présidente, rendaient plus complexe la « récupération » politique de l’attentat. Exclu de l’appel à manifester à Paris, la direction du parti décida finalement de défiler en province.
Pour la gauche de la gauche, pour des raisons inverses, la potion était dure à avaler. Le principe même de « l’unité nationale » était porteur d’une possible légitimation de toutes les tentations répressives et réactionnaires. Mais comment se tenir à distance d’une action collective entreprise sur le modèle de ses propres manières de réagir à un tel événement, par l’appel au rassemblement « citoyen » et à l’occupation de l’espace public ? Ainsi, seuls les petits partis situés à la gauche du Front de gauche refusèrent de s’inscrire dans la mobilisation générale.
Que signifiait au juste cet unanimisme ? De quoi « je suis Charlie » était-il le nom ?
Personnellement, il me semblait inconcevable de se situer en dehors d’un tel mouvement. Mais j’étais troublé par la reprise à l’infini de la thématique républicaine et du slogan « Je suis Charlie ». Que signifiait au juste cet unanimisme ? De quoi « je suis Charlie » était-il le nom ?
Le bannissement des drapeaux et banderoles habituels, y compris ceux des organisations antiracistes qui figuraient parmi les organisateurs de la « marche », était bien dans l’esprit de la méfiance aujourd’hui très répandue à l’égard de toute organisation collective. J’en voyais la logique pour les principaux protagonistes, y compris pour dissiper la querelle faite par la direction du Front National aux représentants de ce qu’il nomme l’UMPS. Mais les propos énoncés de toute part, selon lesquels c’était la meilleure façon de s’exprimer de façon autonome, me semblaient d’une naïveté déconcertante. En somme, les plus rétifs aux marques politiques traditionnelles se convertissaient brutalement au républicanisme pré-jauressien. Au titre du deuil, mais aussi au nom du refus du racisme et du communautarisme religieux, il fallait que disparaissent les « corps intermédiaires ». Il s’agissait de s’en remettre, d’une part, à la presse et à ses experts, d’autre part, à l’Etat, à ses représentants et à ses institutions.
Sous le double label « Je suis Charlie » et « Marche républicaine », la manifestation de ce dimanche 11 janvier a tenu toutes ses promesses et au-delà. Trois millions et demi de « marcheurs » ont été comptabilisés. 44 chefs d’états et de gouvernements ont symboliquement défilé quelques centaines de mètres autour du Président de la République, selon un arc diplomatique qui réunissait à la fois : les régimes les plus proches de la France sous l’angle des libertés publiques ; Israël et la Palestine, comme symboles d’une paix à construire ; les alliés du pays sur ses différents terrains d’intervention militaire. Jamais un tel dispositif n’avait vu le jour. Ce dont il se rapproche le plus est sans doute le défilé annuel du 14 juillet et l’événement fondateur dont il dérive, la Fête de la Fédération, sous la Révolution.
J’étais heureux d’en être, nous étions si nombreux à être heureux de s’y être agrégés
L’ambiance était calme, pacifique, bienveillante. Bien des fois, la « Marseillaise » a été entonnée, les policiers ont été applaudis. Sur les pancartes, les « Charlie » ont cohabité avec la devise républicaine. Dans les témoignages rapportés par la presse, les références à la France et à ses ennemis terroristes étaient aussi nombreuses que les hommages rendus à l’insolence, à la liberté d’expression et à l’égalité des droits. L’étonnant assemblage symbolique et pratique réalisé au cours de ces quelques journées a ainsi pris la consistance d’un événement historique.
J’étais heureux d’en être, nous étions si nombreux à être heureux de s’y être agrégés. Sans que l’on en mesure encore la véritable portée. De là vient sans doute cet étrange sentiment d’être habités par quelque chose que nous ne connaissons pas encore.
Bertrand Geay
Bertrand, Merci pour ton article qui n est pas un article d humeur, un texte coup de poing, un tract vite écrit comme les autres textes qui ont été mis en ligne ce jour sur ce site (dont le mien). Un texte travaillé et précis.
Tu considères que ce qui s’ est passé dans les rues de France ces derniers jours est un événement et comme tel il est à analyser. Faire le travail de sociologue participant à un événement, restant modeste quant à ce que tu as vu et entendu, précisant ta place dans cette foule, et tenter de donner des pistes de réflexion dès à présent. Seulement des pistes tant ce qui s est passé excède nos réflexions politiques antérieures. Mais des propositions à étudier qui doivent nous aider à penser maintenant, sans retour immédiat à nos routines.
Je dirai que le début de ton texte est en écho avec ce que j’ai ressenti et pensé après les massacres: un terrorisme fasciste se référant à l’islam s’imposait médiatiquement sur la scène occupée par la galaxie FN =, ses haines, son islamophobie et ses amis négationnistes. Deux barbaries fascistes. Et nos valeurs, nos combats en étaient donc là: si bas, si misérables.
Tu décris les trois personnages de cette séquence politique: le peuple, le pouvoir, les médias.
Et dans le fil de Bourdieu interpellant les médias et les journalistes, tu nous proposes une sorte d’exercice d’enquête sociologique en direct.
Le peuple, sa « levée en masse », la Nation qui retrouve des accents de 1792, qui devient l’objet d’une attention universelle (ou presque). Le logo mystérieusement surgi et s’imposant hors de tout calcul.
Ce peuple qui se voulait uni et rassemblé (bien sûr il n’ y avait pas des jeunes et des gens des « quartiers en aussi grand nombre que d’autres fractions de la population), tu n’en restes à le contempler émerveillé comme un expert de chaine d’infos en continu. Encore moins tu ne le dénigres comme certains groupes, le réduisant à une masse d’admirateurs des chefs d’État criminels, et d’amoureux transis de tous les policiers. Non.
Et tu en remarques les paradoxes, peu soulignés:
En somme, les plus rétifs aux marques politiques traditionnelles se convertissaient brutalement au républicanisme pré-jauressien. Au titre du deuil, mais aussi au nom du refus du racisme et du communautarisme religieux, il fallait que disparaissent les « corps intermédiaires ». Il s’agissait de s’en remettre, d’une part, à la presse et à ses experts, d’autre part, à l’Etat, à ses représentants et à ses institutions.
Et tu ne finis pas par un appel à un programme d’action, tu dis le suspens de ta réflexion:
cet étrange sentiment d’être habités par quelque chose que nous ne connaissons pas encore.
Continuons à y penser, à échanger, à travailler.
Je m’associe complétement aux remarques de Pascal. Tout en amenant un regard personnel, réflexif et critique, sur nos sentiments et tentatives d’explications moment par moment, ce billet de Bertrand reste l’un des meilleurs textes de l’après que j’ai lu.