5 décembre 2025

Libé­ra­tion. 27 juillet. Nour Z Jarada. Gaza.

Jour­nal d’une Gazaouie : « Je soigne. Je m’ef­fondre. Je soutiens. Je me brise »

Nour Z. Jarada vit à Gaza depuis toujours. Pour « Libé­ra­tion », cette psycho­logue de Méde­cins du monde raconte son quoti­dien dans l’en­clave pales­ti­nienne. Douzième épisode : victime, soignante et témoin, un triple rôle impos­sible.

par Nour Z. Jarada- Libé­ra­tion

Ce sont toujours les mêmes ques­tions qu’on me pose. Les jour­na­listes, mes amis, mes collègues. Les incon­nus sur inter­net, derrière leurs écrans. « Comment fais-tu pour conti­nuer ? Comment peux-tu encore aider les autres alors que toi-même tu souffres ? T’es-tu déjà effon­drée ? Vas-tu encore tenir ? »

Parfois, je me les pose aussi.

Depuis plus de vingt-et-un mois, je vis une guerre inin­ter­rom­pue. Je suis une profes­sion­nelle de la santé mentale, mais ici, ce titre ne suffit pas. A Gaza, on ne peut être une seule chose. Je suis théra­peute, certes, mais je suis aussi une femme qui pleure ses morts. Une mère qui tente de proté­ger ses enfants. Une fille qui a perdu des êtres chers. Une psycho­logue acca­blée par la guerre. Une âme brisée qui porte la douleur des autres. Une témoin d’hor­reurs qu’au­cun mot ne saurait décrire. Une soignante qui saigne. Je suis tout cela à la fois, sans jamais pouvoir sépa­rer les rôles. Je soigne. Je m’ef­fondre. Je soutiens. Je me brise.

Dès les premières bombes, ma vie s’est frac­tu­rée. Je tente d’apai­ser un peuple broyé par le trau­ma­tisme même si je pleure mes proches, même si je dois me rele­ver après chaque nouvelle frappe. Je préserve ma voix pour témoi­gner, même quand la peur m’étrangle. Ce soir, en écri­vant ces mots, je traverse l’une des nuits les plus noires de cette guerre. Je n’ai pas honte de l’écrire : j’ai faim. Et cette faim n’est pas un hasard. Elle est orches­trée, fruit d’un blocus et d’une poli­tique, d’une volonté de nous écra­ser. Mais la honte n’est pas la mienne. Elle appar­tient au monde qui proclame les droits humains alors que Gaza est bombar­dée, affa­mée, réduite au silence.

Qui suis-je à présent ? Suis-je encore une « théra­peute » ? Ou suis-je deve­nue une victime, une dépla­cée ? Suis-je plutôt une enfant en deuil ? Ou encore une mère terri­fiée ? Ou peut-être une huma­ni­taire qui s’ac­croche de toutes ses forces à l’es­poir ?

« J’en­seigne à mes enfants la patience quand la faim les creuse »

Depuis que nous travaillons dans les camps de dépla­cés, nous n’avons jamais exercé dans des condi­tions normales. Les hôpi­taux sont bombar­dés, les soignants tués ou arrê­tés, les cliniques, vidées, les routes coupées. Et pour­tant, nous avançons. Pas seule­ment par devoir profes­sion­nel. Mais par huma­nité. Chaque matin, nous embras­sons nos enfants le cœur trem­blant. Terri­fiés que ce soit la dernière fois. Puis, le jour se lève. Nos séances ont lieu dans des tentes. Dans un recoin, sous un abri. Au milieu des ruines.

L’image que j’avais de moi-même s’est brisée. Nos vies se sont effon­drées. J’ai perdu toute notion de norma­lité. (…)

Une amie m’a raconté que son fils, comme tant d’autres, s’était plaint d’avoir faim. Puis, en lisant la tris­tesse dans ses yeux, il s’est excusé : « Pardon maman, je n’ai pas faim. Ne sois pas triste. » Il cher­chait à conte­nir sa propre souf­france pour la proté­ger. Vivons-nous dans un monde où un enfant doit s’ex­cu­ser d’avoir faim ?

« Au milieu de cet enfer, on exige encore de nous la neutra­lité »
Chaque jour, j’écoute le récit de vies brisées. Mais je ne suis pas étran­gère à leurs histoires. Je vis cette guerre, moi aussi. Je souffre des mêmes plaies. Un garçon de 15 ans m’a confié qu’il aurait préféré mourir avec sa famille. Mon cœur s’est brisé avec le sien. Une mère, inca­pable de nour­rir ses enfants, m’a murmuré : « Je n’en peux plus. » En silence, j’ai pensé : « Moi non plus. »

C’est cela qu’on nomme la fatigue compas­sion­nelle. Quand l’in­fi­nie succes­sion de souf­frances finit par consu­mer votre âme. Quand on n’a plus rien à offrir, mais qu’on s’acharne malgré tout. Elle s’ac­com­pagne d’un autre épui­se­ment ; celui de travailler au cœur du champ de bataille, au milieu des ruines. Dans des lieux sans ressources et dans un danger de chaque instant.

(…)Comment parler de sécu­rité à ceux qui perçoivent le danger dans chaque bruit et dans chaque ombre ?

La vérité, c’est que parfois nous ne disons rien. Durant certaines séances, il n’y a que le silence. Mais notre présence suffit. Etre là. Témoi­gner. S’as­seoir avec quelqu’un auprès de son chagrin, sans cher­cher à le répa­rer. Cela peut guérir, aussi. Un sourire d’en­fant après des jours de larmes. Une femme qui, enfin, se repose après la panique. Un vieil homme qui dit merci parce qu’il a été entendu. Ce sont ces instants fragiles mais précieux, qui nous permettent de tenir.

Nous ne sommes pas seuls dans ce chagrin. Autour de moi, des collègues ont une force qui m’ins­pire chaque jour une profonde admi­ra­tion. Chacun porte en lui une tragé­die, la mort d’un proche. Et pour­tant, ils conti­nuent d’être présents. Un méde­cin au grand cœur a vu toute sa famille anéan­tie en une seule frappe. Malgré une douleur qui défie les mots, il a conti­nué à soigner. A tendre la main. Même au cœur de son propre deuil, il nous a soute­nus. Il nous a rappelé pourquoi nous tenons encore. Un autre a perdu sa fille. Une autre, son mari. Et nous tous, sans excep­tion, avons tout perdu : nos maisons et nos rues, nos souve­nirs et les êtres aimés. Pour­tant, nous répon­dons présent. Haras­sés, brisés, affa­més, mais mus par quelque chose de plus grand que la douleur : un amour profond et inébran­lable pour notre peuple. Nous offrons ce qu’il reste de nos cœurs à notre travail.

(…) Dans le chaos, nous persis­tons à prendre soin les uns des autres. Nous pleu­rons ensemble. Nous parta­geons notre épui­se­ment et notre douleur. Notre verti­gi­neuse impuis­sance. Pour­tant, une faible étin­celle jaillit encore, l’es­poir. (…)

Les yeux de mes compa­gnons sont drapés du courage endeuillé. Nous sommes et restons debout, ensemble. Nous nous rappe­lons que la fin vien­dra. La justice suivra. Notre peuple est digne de vivre. Alors, comment conti­nuer ? Ou plutôt, comment pour­rions-nous aban­don­ner ? Céder voudrait dire lais­ser vaincre l’obs­cu­rité. Nous sommes à bout, c’est vrai. Mais pas à terre. Pas encore. Car Gaza n’est pas qu’un sol jonché de ruines. C’est une terre de braises et de rési­lience. Là où l’hu­ma­nité s’obs­tine à briller dans l’obs­cu­rité la plus profonde. Nous sommes toujours là, et ensemble, nous guéri­rons. Comme le rappelle le poète Elia Abu Madi : « Déses­pé­rer, c’est trahir. Trahir ceux qui ont vécu et sont morts en rêvant encore d’es­poir. »

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