https://www.lemonde.fr/international/article/2025/07/28/deux-ong-israeliennes-se-prononcent-sur-l-operation-de-l-armee-a-gaza-il-faut-appeler-un-genocide-par-son-nom_6624845_3210.html
« Il faut appeler un génocide par son nom » : deux ONG israéliennes se prononcent sur l’opération de l’armée à Gaza
B’Tselem et Physicians for Human Rights Israel (PHRI, Médecins pour les droits humains) sont deux piliers de la société civile israélienne, au premier rang de la lutte contre l’occupation des territoires palestiniens. Fondée en 1989, dans le contexte de la première Intifada, B’Tselem est la plus prestigieuse organisation de défense des droits humains du pays. Elle a reçu en 2018 le prix des droits de l’homme de la République française. Créée en 1988, PHRI est à l’avant-garde de la défense des droits humains dans le domaine de la santé.
Lundi 28 juillet, ces deux ONG ont rendu publics deux rapports consacrés à la guerre lancée à Gaza en réaction à l’attaque terroriste du 7-Octobre. L’un et l’autre concluent qu’« Israël mène des actions coordonnées pour intentionnellement détruire la société palestinienne à Gaza. En d’autres mots, qu’Israël commet un génocide ». Yuli Novak, directrice de B’Tselem, et Guy Shalev, son homologue pour PHRI, expliquent leur démarche.
Comment êtes-vous parvenus à la conclusion que l’armée israélienne commet un génocide à Gaza ?
Yuli Novak : Nous avons collecté toutes les informations disponibles sur les actions de l’armée à Gaza. Cela nous a amenés à la conclusion qu’Israël mène de façon coordonnée et intentionnelle une politique destinée à détruire la société palestinienne dans la bande de Gaza. Tout ce dont les êtres humains ont besoin pour vivre est ciblé, tout ce sur quoi repose la société, en commençant par les habitations, les infrastructures, etc. Un génocide, ce n’est pas seulement des tueries de masse. Ce qui s’observe à Gaza s’inscrit dans un processus de destructions, coordonné et cohérent.
Guy Shalev : En examinant les actions de l’armée israélienne à Gaza, le côté systématique de ses attaques contre le secteur de la santé nous a instantanément frappés. La liste est vertigineuse. Depuis octobre 2023, 300 employés du secteur de la santé de Gaza ont été tués, plus de 1 500 ont été placés en détention. Les premiers ordres d’évacuation d’hôpitaux surviennent dès le début de la guerre, en octobre 2023. C’est le début d’une longue série de destructions, semaine après semaine, avec des établissements attaqués, du matériel détruit, jusqu’à ce que le système de santé s’effondre.
G. S. : Alors pourquoi dans ce cas détruire tout le système de soins et mettre en danger la vie de la population ? Il y a eu 57 000 morts à Gaza en vingt et un mois, dont 70 % de femmes et d’enfants. Près de 100 000 personnes ont été blessées et près de 5 000 ont été amputées, dont un cinquième sont des enfants. Il y a 25 000 Palestiniens qui attendent désespérément de sortir de Gaza pour être soignés. Plus de 600 patients sont morts en attendant cette évacuation. Et n’oublions pas la famine, résultat du blocus partiel ou total imposé à l’aide humanitaire pendant des mois. Un système qui fonctionnait avec 400 points de distribution a été anéanti et remplacé par une caricature, la Gaza Humanitarian Foundation, qui n’a ouvert qu’une poignée de centres, où les gens affamés se font tirer dessus.
Qu’est-ce qui vous pousse à penser que ces pratiques, si terribles soient-elles, entrent dans la catégorie du génocide ?
G. S. :(…) Les actions de l’armée à Gaza correspondent à la définition de trois des cinq actes, qui, commis dans l’intention de détruire totalement ou partiellement un groupe national, ethnique, racial ou religieux, sont constitutifs, pour chacun d’eux, du crime de génocide : meurtres de membres du groupe, atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale, soumission intentionnelle à des conditions d’existence menant à la destruction physique.
La question de l’intention est cruciale dans la détermination d’un génocide. Sur quoi vous basez-vous pour l’établir ?
Y. N. : Les déclarations de responsables israéliens, aussi bien politiques que militaires, concernant les objectifs de l’opération à Gaza vont dans ce sens depuis le début de la guerre. Nous avons des quantités énormes de témoignages, de vidéos, depuis les hauts responsables jusqu’aux commandants de terrain et leurs hommes. Ils disent qu’il n’y a pas d’innocents et ils parlent de façon claire de détruire Gaza.
Certains experts doutent du caractère indiscutable de cette intention. Que leur répondez-vous ?
G. S. : Je pense qu’il y aura de la place, dans le futur, pour débattre de ces questions devant une juridiction. Il sera possible ce jour-là, j’en suis convaincu, de démontrer le caractère indiscutablement génocidaire des décisions prises par les responsables israéliens.
(…)
Le but de la guerre consistait en premier lieu à détruire le Hamas, qui venait de commettre des actes d’une violence inouïe en Israël. Comment les qualifiez-vous ?
Y. N. : Je n’ai aucune hésitation à ce sujet. Le Hamas a commis des actes relevant de crimes de guerre innombrables et de crimes contre l’humanité. Ils ont mené des massacres contre des gens qui étaient, dans leur vaste majorité, des civils innocents. Mais cela ne change rien à la façon dont agit l’armée israélienne depuis près de deux ans maintenant.
Au sein d’une société israélienne toujours sous le choc du 7-Octobre, vos rapports risquent de déclencher une tempête, plutôt qu’une discussion…
Y. N. : Le 7-Octobre, la société israélienne a subi une attaque d’une horreur incommensurable. Cela a créé un sentiment de menace existentielle pour tous les Israéliens. Je le ressens moi-même de manière très forte. Mais cela a aussi constitué un élément déclencheur. Le régime d’occupation est intrinsèquement violent, mais il obéissait à certaines limites. Le 7-Octobre, ces digues ont lâché. Ce n’est pas, malheureusement, une particularité.
(…) Cela a engendré le sentiment chez beaucoup d’Israéliens que les Palestiniens, notamment ceux de Gaza, sont des ennemis et n’ont, au fond, pas le droit de vivre là.
G. S. : La société israélienne doit avoir la possibilité de se rendre compte de ce qui est en train d’être fait à Gaza. Des spécialistes de la question des génocides, notamment de la Shoah – Omer Bartov et Amos Goldberg, par exemple –, sont arrivés à la même conclusion que nous, et ils ont eu le courage de le dire. J’ajouterais que notre propre expérience nous oblige à parler ainsi. Tous les jours, nous communiquons avec des gens, dont des médecins, à Gaza, qui nous décrivent les horreurs autour d’eux, tout ce qui leur manque, les enfants affamés, les amputations sans anesthésie. Il y a une dimension théorique dans notre approche, mais elle est nourrie de cette fréquentation au quotidien de l’horreur à Gaza.
Avez-vous réussi à convaincre les gens autour de vous de la validité de votre lecture de la situation ?
G. S. : Il est difficile de parler de ce sujet en Israël. Depuis le 7-Octobre, j’ai perdu des amis. Certains ne veulent rien entendre des faits auxquels je suis confronté tous les jours. (…)
Des sondages récents établissent que 70 % à 80 % de la population israélienne souhaite que les habitants de Gaza soient expulsés vers d’autres pays. Est-ce que ce point de vue peut l’emporter ?
Y. N. : Je crois qu’un changement a commencé à se produire au sein de la société. C’est assez neuf. Les Israéliens voient des enfants qui meurent de faim. Cela entraîne une inflexion dans les mentalités. Mais cela n’aura pas, en soi, le pouvoir de stopper les choses. Voilà où nous en sommes. C’est si triste.
