Personne n’en savait rien : la grande hypocrisie autour des vidéos des gendarmes à Sainte-Soline
La justice et la gendarmerie se renvoient la balle quant à l’absence de prise en compte des vidéos vieilles de deux ans révélées par Mediapart et « Libération ». Retour sur l’accès des différents protagonistes à ces images… ou sur la connaissance qu’ils auraient dû en avoir.
Depuis la révélation par Mediapart et Libération de vidéos mettant en cause le comportement des gendarmes déployés à Sainte-Soline, une question en apparence assez simple reste sans réponse.
Comment est-il possible que des vidéos tournées par les gendarmes le 25 mars 2023, transmises à la justice peu après et visionnées par un service d’enquête – en l’occurrence l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) – n’aient entraîné aucune conséquence, ni administrative ni pénale, depuis deux ans et demi ?
Mais il omet plusieurs points d’importance. D’abord, le contenu de ces images, visionnées par l’IGGN pour les besoins de l’enquête, a été largement dissimulé aux magistrats qui la dirigeaient. Ce qui questionne à nouveau sur l’absence d’indépendance de l’IGGN, critiquée de longue date.
Ensuite, les faits découverts dans ces vidéos auraient pu faire l’objet d’une enquête administrative en parallèle de l’enquête pénale.(…)
- Qui disposait de ces vidéos ?
Une partie des gendarmes déployés à Sainte-Soline sont équipés de caméras-piétons, qu’ils portent sur leur buste. Ils décident eux-mêmes de les mettre en route quand ils le jugent utile, notamment pour pouvoir démontrer ultérieurement (y compris devant la justice) qu’ils ont agi de manière justifiée et proportionnée.
Ce jour-là, il semble que des consignes ont été passées pour filmer largement cette opération de maintien de l’ordre d’une ampleur exceptionnelle : beaucoup de gendarmes activent l’enregistrement de leur caméra dès les premières sommations, pour garder une trace des événements et de l’usage des armes. Des équipes dédiées à l’image sont par ailleurs chargées de filmer cette manifestation qui fait plusieurs blessés graves.
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Ni le procureur de Rennes en personne ni aucun magistrat de son parquet ne sont tenus de regarder eux-mêmes ces dizaines d’heures d’images : c’est la mission de l’IGGN. En tant que service d’enquête, elle bénéficie de la confiance de la justice, qui lui délègue une partie de ses pouvoirs.
L’IGGN a donc pu se pencher sur 230 fichiers issus des caméras-piétons, 368 fichiers fournis par des unités « dédiées à la prise de son et d’images », huit vidéos tournées depuis l’hélicoptère de la gendarmerie et cinq vidéos tirées de caméras personnelles de gendarmes (GoPro ou téléphones). Sans compter les images tirées de reportages télé ou de vidéos tournées par les manifestants.
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Il aurait pourtant été utile de savoir si l’IGGN, saisie d’une enquête judiciaire mais dotée d’une double compétence, avait la possibilité d’initier l’ouverture d’une enquête administrative sur le contenu des enregistrements. N’avait-elle pas le droit, voire le devoir, de signaler à l’administration qu’il faudrait aussi les visionner, à la recherche de potentiels manquements déontologiques ?
Une enquête administrative a bien été ouverte peu après la journée de mobilisation, mais uniquement sur des tirs de LBD réalisés par des gendarmes de la Garde républicaine montés sur des quads. En réalité, c’est la médiatisation virale de ces images qui avait poussé l’administration à réagir vite. Malgré l’interdiction des tirs en mouvement, l’IGGN a cependant écarté toute faute disciplinaire de la part de ces gendarmes, retenant la légitime défense.
- Qui connaissait le contenu des images avant leur révélation publique ?
La plupart des images saisies ont bien été visionnées par l’IGGN dans le cadre de l’enquête judiciaire, et des retranscriptions ont bien été versées au dossier. C’est ce qui permet par exemple à Erwan Coiffard, porte-parole de la gendarmerie, de démentir toute « dissimulation ».
Sauf que dans ces retranscriptions portées à la connaissance du parquet, seule une petite fraction des tirs tendus, expressions de joie quant aux blessures des manifestants et autres insultes sont mentionnés.
L’IGGN a par exemple consigné noir sur blanc qu’un jeune gendarme, équipé d’un lance-grenade, a prononcé la phrase suivante face caméra à 14 h 36 : « Je ne compte plus les mecs que j’ai éborgnés […], un vrai kif. »
Ce gendarme nommément désigné a même été entendu par l’IGGN au cours de l’enquête. Il est le seul lanceur de grenades à reconnaître qu’il a « effectué des tirs non conformes en dessous de 45 degrés » (c’est-à-dire des tirs tendus) et vu d’autres faire de même. Il n’a toutefois jamais été interrogé sur les propos enregistrés par sa caméra-piéton, puisque celle-ci n’avait pas encore été exploitée par l’IGGN à la date de son audition.
(…) Mais le parquet de Rennes ne semble pas s’être aperçu que des caméras-piétons avaient bien été saisies par l’IGGN sans jamais être exploitées, comme celles de l’escadron de Clermont-Ferrand.
L’ancien procureur de Rennes, Philippe Astruc, initialement chargé de l’enquête, s’est distingué pour sa bienveillance envers les forces de l’ordre lors du procès du commissaire Chassaing mis en cause dans la mort de Steve. Il a quitté la juridiction à l’été 2024, sans jamais confier l’enquête à un juge d’instruction indépendant. Son successeur, Frédéric Teillet, a récupéré une enquête préliminaire déjà bien avancée, et doit désormais prendre la décision finale.
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Quoi qu’il en soit, il est difficile, à ce stade, de remonter la chaîne de responsabilités pour savoir d’où viennent les ordres de tirs tendus observés dans neuf escadrons sur quinze. Jusqu’où la chaîne de commandement a-t-elle cautionné, voire encouragé ces pratiques ? La préfète en était-elle informée ? Voire le ministre de l’intérieur de l’époque, Gérald Darmanin ?
Le général Samuel Dubuis, à la tête du dispositif le 25 mars 2023, a été entendu comme témoin par les enquêteurs. Il dément toute responsabilité. « Je n’ai à aucun moment ordonné ce type de tirs, n’ayant eu de cesse de rappeler à tous la parfaite maîtrise de l’utilisation de l’emploi de nos armes. […] Je n’ai par ailleurs entendu aucun ordre donné en ce sens, auquel je me serais de toute manière fermement opposé. »
Au niveau hiérarchique d’en dessous, seuls deux commandants d’unité ont reconnu que des gendarmes placés sous leur autorité avaient effectué de tels tirs sur la douzaine interrogés. La parole de ces derniers est aujourd’hui discréditée par les images diffusées.
Or, qu’il s’agisse de tirs tendus, de violences volontaires ou d’insultes, n’importe quel gendarme témoin des faits du 25 mars 2023 était censé signaler les comportements fautifs à sa hiérarchie ou à la justice.
