8 décembre 2025

Media­part. Camille Polloni. Extraits. la grande hypo­cri­sie autour des vidéos des gendarmes à Sainte-Soline

Personne n’en savait rien : la grande hypo­cri­sie autour des vidéos des gendarmes à Sainte-Soline

La justice et la gendar­me­rie se renvoient la balle quant à l’ab­sence de prise en compte des vidéos vieilles de deux ans révé­lées par Media­part et « Libé­ra­tion ». Retour sur l’ac­cès des diffé­rents prota­go­nistes à ces images… ou sur la connais­sance qu’ils auraient dû en avoir.

Camille Polloni

Depuis la révé­la­tion par Media­part et Libé­ra­tion de vidéos mettant en cause le compor­te­ment des gendarmes déployés à Sainte-Soline, une ques­tion en appa­rence assez simple reste sans réponse.

Comment est-il possible que des vidéos tour­nées par les gendarmes le 25 mars 2023, trans­mises à la justice peu après et vision­nées par un service d’enquête – en l’oc­cur­rence l’Ins­pec­tion géné­rale de la gendar­me­rie natio­nale (IGGN) – n’aient entraîné aucune consé­quence, ni admi­nis­tra­tive ni pénale, depuis deux ans et demi ?

(…)

Mais il omet plusieurs points d’im­por­tance. D’abord, le contenu de ces images, vision­nées par l’IGGN pour les besoins de l’enquête, a été large­ment dissi­mulé aux magis­trats qui la diri­geaient. Ce qui ques­tionne à nouveau sur l’ab­sence d’in­dé­pen­dance de l’IGGN, critiquée de longue date

Ensuite, les faits décou­verts dans ces vidéos auraient pu faire l’objet d’une enquête admi­nis­tra­tive en paral­lèle de l’enquête pénale.(…)

  • Qui dispo­sait de ces vidéos ? 

Une partie des gendarmes déployés à Sainte-Soline sont équi­pés de camé­ras-piétons, qu’ils portent sur leur buste. Ils décident eux-mêmes de les mettre en route quand ils le jugent utile, notam­ment pour pouvoir démon­trer ulté­rieu­re­ment (y compris devant la justice) qu’ils ont agi de manière justi­fiée et propor­tion­née. 

Ce jour-là, il semble que des consignes ont été passées pour filmer large­ment cette opéra­tion de main­tien de l’ordre d’une ampleur excep­tion­nelle : beau­coup de gendarmes activent l’en­re­gis­tre­ment de leur caméra dès les premières somma­tions, pour garder une trace des événe­ments et de l’usage des armes. Des équipes dédiées à l’image sont par ailleurs char­gées de filmer cette mani­fes­ta­tion qui fait plusieurs bles­sés graves. 

(…)

Ni le procu­reur de Rennes en personne ni aucun magis­trat de son parquet ne sont tenus de regar­der eux-mêmes ces dizaines d’heures d’images : c’est la mission de l’IGGN. En tant que service d’enquête, elle béné­fi­cie de la confiance de la justice, qui lui délègue une partie de ses pouvoirs.

L’IGGN a donc pu se pencher sur 230 fichiers issus des camé­ras-piétons, 368 fichiers four­nis par des unités « dédiées à la prise de son et d’images », huit vidéos tour­nées depuis l’hé­li­co­ptère de la gendar­me­rie et cinq vidéos tirées de camé­ras person­nelles de gendarmes (GoPro ou télé­phones). Sans comp­ter les images tirées de repor­tages télé ou de vidéos tour­nées par les mani­fes­tants.

(…)

Il aurait pour­tant été utile de savoir si l’IGGN, saisie d’une enquête judi­ciaire mais dotée d’une double compé­tence, avait la possi­bi­lité d’ini­tier l’ou­ver­ture d’une enquête admi­nis­tra­tive sur le contenu des enre­gis­tre­ments. N’avait-elle pas le droit, voire le devoir, de signa­ler à l’ad­mi­nis­tra­tion qu’il faudrait aussi les vision­ner, à la recherche de poten­tiels manque­ments déon­to­lo­giques ?

Une enquête admi­nis­tra­tive a bien été ouverte peu après la jour­née de mobi­li­sa­tion, mais unique­ment sur des tirs de LBD réali­sés par des gendarmes de la Garde répu­bli­caine montés sur des quads. En réalité, c’est la média­ti­sa­tion virale de ces images qui avait poussé l’ad­mi­nis­tra­tion à réagir vite. Malgré l’in­ter­dic­tion des tirs en mouve­ment, l’IGGN a cepen­dant écarté toute faute disci­pli­naire de la part de ces gendarmes, rete­nant la légi­time défense. 

  • Qui connais­sait le contenu des images avant leur révé­la­tion publique ? 

La plupart des images saisies ont bien été vision­nées par l’IGGN dans le cadre de l’enquête judi­ciaire, et des retrans­crip­tions ont bien été versées au dossier. C’est ce qui permet par exemple à Erwan Coif­fard, porte-parole de la gendar­me­rie, de démen­tir toute « dissi­mu­la­tion ».

Sauf que dans ces retrans­crip­tions portées à la connais­sance du parquet, seule une petite frac­tion des tirs tendus, expres­sions de joie quant aux bles­sures des mani­fes­tants et autres insultes sont mention­nés. 

L’IGGN a par exemple consi­gné noir sur blanc qu’un jeune gendarme, équipé d’un lance-grenade, a prononcé la phrase suivante face caméra à 14 h 36 : « Je ne compte plus les mecs que j’ai ébor­gnés […], un vrai kif. » 

Ce gendarme nommé­ment dési­gné a même été entendu par l’IGGN au cours de l’enquête. Il est le seul lanceur de grenades à recon­naître qu’il a « effec­tué des tirs non conformes en dessous de 45 degrés » (c’est-à-dire des tirs tendus) et vu d’autres faire de même. Il n’a toute­fois jamais été inter­rogé sur les propos enre­gis­trés par sa caméra-piéton, puisque celle-ci n’avait pas encore été exploi­tée par l’IGGN à la date de son audi­tion.

(…) Mais le parquet de Rennes ne semble pas s’être aperçu que des camé­ras-piétons avaient bien été saisies par l’IGGN sans jamais être exploi­tées, comme celles de l’es­ca­dron de Cler­mont-Ferrand.

L’an­cien procu­reur de Rennes, Philippe Astruc, initia­le­ment chargé de l’enquête, s’est distin­gué pour sa bien­veillance envers les forces de l’ordre lors du procès du commis­saire Chas­saing mis en cause dans la mort de Steve. Il a quitté la juri­dic­tion à l’été 2024, sans jamais confier l’enquête à un juge d’ins­truc­tion indé­pen­dant. Son succes­seur, Frédé­ric Teillet, a récu­péré une enquête préli­mi­naire déjà bien avan­cée, et doit désor­mais prendre la déci­sion finale.

(…)

Quoi qu’il en soit, il est diffi­cile, à ce stade, de remon­ter la chaîne de respon­sa­bi­li­tés pour savoir d’où viennent les ordres de tirs tendus obser­vés dans neuf esca­drons sur quinze. Jusqu’où la chaîne de comman­de­ment a-t-elle cautionné, voire encou­ragé ces pratiques ? La préfète en était-elle infor­mée ? Voire le ministre de l’in­té­rieur de l’époque, Gérald Darma­nin ? 

Le géné­ral Samuel Dubuis, à la tête du dispo­si­tif le 25 mars 2023, a été entendu comme témoin par les enquê­teurs. Il dément toute respon­sa­bi­lité. « Je n’ai à aucun moment ordonné ce type de tirs, n’ayant eu de cesse de rappe­ler à tous la parfaite maîtrise de l’uti­li­sa­tion de l’em­ploi de nos armes. […] Je n’ai par ailleurs entendu aucun ordre donné en ce sens, auquel je me serais de toute manière ferme­ment opposé. » 

Au niveau hiérar­chique d’en dessous, seuls deux comman­dants d’unité ont reconnu que des gendarmes placés sous leur auto­rité avaient effec­tué de tels tirs sur la douzaine inter­ro­gés. La parole de ces derniers est aujourd’­hui discré­di­tée par les images diffu­sées.

Or, qu’il s’agisse de tirs tendus, de violences volon­taires ou d’in­sultes, n’im­porte quel gendarme témoin des faits du 25 mars 2023 était censé signa­ler les compor­te­ments fautifs à sa hiérar­chie ou à la justice.  

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