par Rachid Laïreche et Ramsès Kefi
publié le 6 mars 2022 à 7h00
(…) L’écrivaine, professeure de formation, est l’une des références du féminisme français. Depuis les années 70, elle raconte le monde qui l’entoure au travers de sa propre expérience de « fille, s’étant heurtée au mépris social et à la domination masculine ». (…)
A 81 ans, elle a un pied enfourné dans chaque époque. Annie Ernaux est à la fois une mémoire unique de luttes passées, comme elle est une source d’inspiration pour des militants du moment – sur le genre, les classes sociales, l’égalité.
Cet hiver, elle a publiquement affiché son soutien à Jean-Luc Mélenchon, candidat insoumis à la présidentielle.(…)
Dans son programme, que j’ai lu attentivement, il y a des propositions qui me paraissent essentielles. L’idée de collectif, le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), le partage des richesses, l’organisation du travail. Et il y a plus que tout cette fameuse mesure de changer de république. (Elle élève la voix.) Je ne veux plus de cette putain d’élection présidentielle ! Je vote depuis 1962. C’était la première fois, j’avais 21 ans. C’était un référendum. De Gaulle posait la question : « Est-ce que vous voulez qu’on élise le président au suffrage universel ? » Et j’avais voté non.(…)
out à l’heure vous disiez que vous avez été méprisée socialement : ça remonte à quand la dernière fois ?
Le mépris s’est atténué au fur et à mesure de ma vie. Comment dire ? (Elle réfléchit.) Dans le champ éducatif, j’ai rapidement fait ma place en tant que professeure. Mais dans le champ littéraire, là, franchement, j’ai été victime de mépris. Ça a commencé au début des années 80 après avoir remporté le prix Renaudot pour la Place. J’ai été la cible de nombreuses critiques, d’une ironie violente. J’en ai pris plein la figure à la sortie en 1992 dePassion simple [qui relate sa relation passionnelle avec un homme marié, ndlr]. Il n’y avait rien dedans qui pouvait heurter socialement la bourgeoisie, mais celle-ci se vengeait du succès de la Place. Ce livre m’a apporté beaucoup d’ennemis. J’étais une femme, qui ne venait pas de leur milieu. C’était d’une extrême violence. Le regard des gens a changé après le livre les Années, en 2008. Aujourd’hui, certaines attaques ne seraient plus possibles. Dans le Nouvel Observateur, j’avais quand même été, par le passé, appelée « Madame Ovarie » pour faire d’une pierre deux coups : « Madame Bovary » et « ovaires ». C’était délicat.
Certains mots comme « wokisme » se sont imposés dans le débat public. Comment vous les appropriez-vous ?
Je le prends dans son sens initial. Woke, c’est-à-dire « réveil » et « éveil » à tout ce qui est humainement injuste, des conditions faites aux femmes ou encore aux personnes racisées. Je ne comprends pas comment ceux qui l’érigent en menace l’entendent. Qu’est-ce qu’ils reprochent à une prise de conscience d’injustices ? Ce mot qui est stigmatisé, stigmatise ceux qui le portent, si tant est qu’ils ne le soient pas déjà. Vous vous souvenez du colloque organisé en janvier à la Sorbonne par des réactionnaires ? Je trouve honteux qu’un ministre de l’Education puisse participer à ce genre d’événement.(…)
Est-ce qu’il y a des luttes que vous avez découvertes ?
Je découvre un peu tous les jours. Ou bien je redécouvre, comme l’écoféminisme, que j’ai connu et qui avait été un peu oublié. Au fond, ce sont les questions autour du féminisme et du genre qui continuent de me bousculer. Ce désir de se faire appeler « iel » est bien loin de ma jeunesse. Mais j’ai toujours une curiosité à l’égard des idées et des mouvements qui changent la société. Ce n’est même pas une volonté, c’est un tropisme. Je lis pas mal sur Internet et me surprends à suivre l’actualité heure par heure. (…)
Au fait, pouvez-vous dater le moment ou vous êtes devenue féministe ?
Il n’y a pas eu un moment clé. En fait, il me semble avoir toujours été féministe, je l’ai toujours été même sans le savoir. Il y a eu la lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir : j’étais complètement d’accord avec toute sa démonstration sur la situation des femmes. J’avais 18 ans et demi, les demis comptent beaucoup dans une vie. Je peux vous dire que beaucoup de choses se sont éclairées pour moi à ce moment, parce que j’avais déjà une vie marquée par des expériences cruelles avec les garçons. J’ai tiré une conclusion au fil du temps. Les mauvais choix que j’ai pu faire dans ma vie l’ont été durant les moments où j’ai cessé, d’une façon ou d’une autre, d’être féministe.