Clémen­tine Autain, « Immi­gra­tion : la gauche ne doit plus regar­der ailleurs »

par Clémen­tine Autain, dépu­tée LFI de Seine-Saint-Denis, dans Libé­ra­tion, le 15 juin2023

Faudrait-il s’ha­bi­tuer à décomp­ter les vies noyées dans la mer Médi­ter­ra­née pendant que nous subis­sons rafales sur rafales xéno­phobes ? Sommes-nous condam­nés à suppor­ter encore long­temps les défer­le­ments de contre-véri­tés et de haine à l’égard des migrants ? N’est-il pas temps de nous réveiller en masse pour leur oppo­ser la voix de la ratio­na­lité, de la justice et de l’hu­ma­nité ?

Après le drame abject commis à Annecy, l’es­prit de concorde, l’em­pa­thie et la réflexion auraient dû nous rassem­bler. Ne respec­tant aucun délai de décence, les droites ont couru après leur extrême, se ruant sur tous les micros bien tendus pour dérou­ler leur agenda. L’in­dex vengeur des droites reste pointé sur l’en­semble des immi­grés. Avec pour récit la « menace sur la civi­li­sa­tion » et « la France aux Français », elles ont assené leurs propo­si­tions : mettre dans la Cons­ti­tu­tion le concept néoco­lo­nial « d’as­si­mi­la­tion », suppri­mer le droit du sol, réaf­fir­mer la double peine, dénon­cer les accords de Schen­gen… Comme si le débat voulu par la macro­nie avec sa énième loi en prépa­ra­tion sur l’im­mi­gra­tion ne suffi­sait pas au concours Lépine des idées répres­sives et racistes. La tren­tième sur le sujet depuis 1980 ! Pour quel résul­tat ?

Pendant ce temps, le hash­tag « #fran­co­cide », insi­nuant une forme de géno­cide des migrants contre le peuple français, s’est propagé sur les réseaux dits sociaux. Des mani­fes­tants ont scandé « immi­grés dehors, terro­ristes à mort ». La perma­nence de mon collègue insou­mis Loïc Prud­homme fut recou­verte du tag « vos migrants, nos morts ». Quelques jours plus tard, un nouveau naufrage au large de la Grèce est venu nous rappe­ler qui meurt en masse aux portes de l’Eu­rope forte­resse. Mais pour ces 79 vies-là, Marine Le Pen ou Eric Ciotti n’ont plus de son, plus d’image.

Vieille ficelle

En face, les voix progres­sistes n’ont pas fait le poids. Elles ont existé. Elles ont fait valoir, ici et là, une autre vision. Mais nous n’avons pas réussi à recou­vrir le concert de xéno­pho­bie, ni à chan­ger les termes du débat. Si nous ne réagis­sons pas avec davan­tage de force et de clarté, la malhon­nê­teté intel­lec­tuelle et la mise en danger des migrants auront gagné. Et nous lais­se­rons prise à la frac­tu­ra­tion du front popu­laire qui s’est consti­tué à l’oc­ca­sion de la bataille des retraites. Cette divi­sion du peuple est voulue par les droites, selon une vieille ficelle qui cherche à détour­ner du grand enjeu du partage des richesses.

Or il y a plusieurs décen­nies que la façon d’abor­der l’im­mi­gra­tion fait débat à gauche. Souve­nons-nous de quelques tour­nants, incar­nés par des répliques restées célèbres : « Le FN pose les bonnes ques­tions mais n’ap­porte pas les bonnes réponses », « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (1)… Et puis, un président de la Répu­blique, François Hollande, qui a proposé la déchéance de natio­na­lité. Douce­ment mais sûre­ment, le discours à gauche s’est trouvé sur le recu­loir. Certains présup­po­sés de droite ont été enté­ri­nés, une forme de malaise s’est donnée à voir. Et pour finir, s’est instal­lée l’idée que l’es­sen­tiel, c’est de parler d’autre chose.

Face à la fureur de nos adver­saires, faut-il attendre que l’orage passe ? Patien­ter en atten­dant que « l’opi­nion » soit prête à nous entendre ? Mettre de l’eau dans notre vin, en accep­tant une partie des constats venus des droites ? Faire preuve de tant de nuances que le cœur de notre vision s’en trouve noyé ? Prenons garde à ce que la somme des ater­moie­ments et des regards tour­nés ailleurs ne nous conduisent à une coûteuse démis­sion collec­tive. Car l’avis des Français est aussi le reflet de ce que les leaders poli­tiques, intel­lec­tuels, édito­ria­listes, grandes voix du mouve­ment social défendent. Croit-on sérieu­se­ment que l’on pourra s’en sortir face au Rassem­ble­ment natio­nal en faisant l’au­truche ?

Faire le lit de la xéno­pho­bie

Face au phéno­mène migra­toire qui va s’ac­croître avec la crise clima­tique, le creu­se­ment des inéga­li­tés et la montée des conflits, nous ne pouvons pas lais­ser la droite égre­ner mensonge sur mensonge pour faire le lit de la xéno­pho­bie. Non, la France ne prend pas sa part dans l’ac­cueil des immi­grés en Europe : la progres­sion de la popu­la­tion immi­grée y est de 36% contre 58% dans l’en­semble des pays de l’Eu­rope de l’Ouest (2). Non, il n’y a pas de lien entre immi­gra­tion et insé­cu­rité, comme l’a récem­ment rappelé une étude du Centre d’études pros­pec­tives d’in­for­ma­tions inter­na­tio­nales. Non, l’im­mi­gra­tion ne coûte pas plus au budget de l’Etat qu’elle ne rapporte, c’est même l’in­verse, comme le souligne par exemple l’OCDE. Non, ce ne sont pas les popu­la­tions les plus pauvres qui obtiennent la majeure partie des titres de séjour mais les étudiants et les travailleurs quali­fiés. Non, les fron­tières ne peuvent pas être étanches, surtout quand des gens sont prêts à mourir pour échap­per au chaos de leur pays. L’échec du mur élevé par Trump à la fron­tière mexi­caine devrait nous servir de leçon.

La crise que nous traver­sons n’est pas celle des migrants mais celle de l’ac­cueil. C’est d’ailleurs le sens des propo­si­tions concrètes du programme de la Nupes. Au lieu de mettre notre éner­gie à les pour­chas­ser, nous propo­sons de concen­trer nos efforts sur une poli­tique d’in­clu­sion. Notons que nos voisins alle­mands, qui ont accueilli 1 million de Syriens et 1 million d’Ukrai­niens, sont capables de le faire. C’est juste mora­le­ment. Et c’est une façon de solu­tion­ner bien des problèmes contem­po­rains. Car nous avons besoin des immi­grés. Ce sont des travailleurs, des créa­teurs, des entre­pre­neurs. Elles et ils parti­cipent à conso­li­der notre système social, à faire vivre nos services publics, à déve­lop­per nos commerces de proxi­mité. Un exemple : sans les méde­cins et infir­miers étran­gers, la situa­tion de nos hôpi­taux serait pire encore ! Les étran­gers repré­sentent une ressource essen­tielle pour relo­ca­li­ser notre écono­mie, redy­na­mi­ser des terri­toires délais­sés, assu­rer le grand chan­tier de la tran­si­tion écolo­gique.

Le senti­ment de perte d’iden­tité, mis en avant par les droites, traduit en réalité une perte de protec­tion, un senti­ment d’aban­don, l’idée que ce qui faisait la France n’est plus. Or pour rele­ver ce défi de soli­da­rité, pour sortir du déclas­se­ment sans fin, pour revi­ta­li­ser des pans entiers de notre pays, les étran­gers sont une part de la solu­tion. C’est pourquoi nous devons mettre les moyens dans des poli­tiques inclu­sives, et non dans la folie répres­sive. Ce n’est pas être « no border » que de dire cela. C’est même fonda­men­ta­le­ment répu­bli­cain. Car la France ne serait plus la France si elle se barri­ca­dait à l’in­fini.

(1) Propos emprunté à Michel Rocard, abon­dam­ment repris en oubliant la suite de sa phrase : « L’Eu­rope ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle peut prendre sa part de cette misère ».
(2) Voir notam­ment François Héran, Immi­gra­tion : le grand déni, Seuil, 2023.

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