Francesca Albanese : « Israël commet un génocide, il faut cesser de le traiter comme un État normal »
Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, a vu son mandat renouvelé pour trois ans le 4 avril malgré une campagne très violente contre elle. Elle assure à Mediapart qu’elle continuera de parler haut et fort.
Depuis trois semaines, Israël a repris sa guerre contre la bande de Gaza avec une intensité accrue. Les morts se succèdent partout sur le petit territoire, hommes, femmes, enfants, vieillards, journalistes, secouristes, personne n’est à l’abri, personne n’est épargné. La succession des bombardements, jour et nuit, et des ordres de déplacement forcé, suscite l’effroi.
Le lundi 7 avril au matin, le ministère de la santé de la bande de Gaza comptabilisait 1 391 tué·es et 3 434 blessé·es depuis le 17 mars, portant le nombre de décès directement liés à la guerre à 50 752 depuis le 8 octobre 2023.
Parallèlement, les attaques contre les Palestinien·nes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est se multiplient, menées par les colons et les soldats israéliens. Des villages sont pris d’assaut, des récoltes détruites, des hommes, des femmes et des enfants tabassé·es, blessé·es, arrêté·es, tué·es.
Les réactions des États occidentaux sont faibles et oscillent entre l’indifférence, le silence et le soutien continu à Israël. Les États-Unis appuient à haute voix Israël dans sa guerre et fournissent toujours plus d’armes, tout en poursuivant ceux qui manifestent contre les actions génocidaires en cours. La Hongrie reçoit le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, alors que ce dernier est visé par un mandat d’arrêt international émis par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et Viktor Orbán retire son pays de la CPI. La Belgique annonce qu’elle n’arrêtera pas Benyamin Nétanyahou s’il vient sur son territoire. Le droit international semble bien n’avoir plus cours.
Celles et ceux qui le portent sont violemment attaqués par les partisans de la politique et de la guerre du gouvernement Nétanyahou. L’une d’entre elles est Francesca Albanese, juriste internationale. Nommée rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés le 1er mai 2022, elle a très tôt alerté après le 7-Octobre sur le risque d’épuration ethnique, puis sur celui de génocide. Dans son dernier rapport, publié en octobre 2024, elle entend démontrer l’intention génocidaire.
Ses prises de position et ses interventions publiques ont valu à Francesca Albanese des attaques violentes de la part des groupes d’influence soutenant la politique israélienne actuelle. Elle est accusée de jugements partiaux anti-israéliens, voire d’antisémitisme, de soutenir le Hamas, voire d’y appartenir. Le renouvellement de son mandat le 4 avril a été l’occasion d’une campagne d’une violence inédite contre sa personne et contre les Nations unies, campagne qui a échoué puisque Francesca Albanese a vu son mandat renouvelé pour trois ans.
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Mediapart s’est entretenu avec Francesca Albanese samedi 5 avril à l’occasion des Assises de la Palestine organisées par la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine.
Mediapart : La violence exercée par l’armée israélienne contre la population de la bande de Gaza est d’une ampleur inédite depuis la rupture du cessez-le-feu par Israël. Comment qualifiez-vous ce qui se passe aujourd’hui ?
Francesca Albanese : C’est un génocide. Il n’y a pas de doute. Vous savez, j’ai dénoncé, le 14 octobre 2023, une semaine après l’horreur et la brutalité du 7-Octobre et le début de la guerre contre Gaza, le risque d’un nettoyage ethnique. Parce que j’analyse les discours, et je sais qu’Israël peut saisir l’occasion du brouillard de la guerre pour chasser les Palestiniens, détruire tout ce qu’ils auront laissé derrière eux et ne jamais plus les autoriser à revenir.
Il était pour moi évident que le gouvernement israélien allait utiliser la rage de ses citoyens et citoyennes après les massacres du 7-Octobre pour justifier un affrontement total et définitif avec les Palestiniens. (…)
Je pense qu’au cours des seize derniers mois, Israël a tout mis en œuvre pour dépeupler la bande de Gaza. Mais il a échoué. Les Palestiniens, je parle du peuple, pas du Hamas, ont montré qu’ils ne voulaient pas quitter la bande de Gaza. Ils auraient pu, s’ils l’avaient voulu. (…)
Aujourd’hui, comment jugez-vous la situation ?
Aujourd’hui, une seule question se pose : combien de temps, encore, avant que l’on intervienne, ou même va-t-on finir par intervenir ? De cette réponse dépend le nombre de personnes qu’on réussira à sauver. Nous en sommes là. Car la situation ne cesse d’empirer. Israël a eu la preuve tous ces derniers mois que personne ne l’oblige à respecter la vie des Palestiniens, alors il accélère encore. Israël n’a jamais respecté le cessez-le-feu, au cours duquel une centaine de personnes ont été tuées. Mais depuis, il a intensifié ses actes meurtriers contre les Palestiniens.
(…)
Ce qui se déroule est un génocide d’une dimension inédite, car les moyens de combat le sont. Israël est en train d’expérimenter des nouvelles armes sur les Palestiniens. Par exemple des quadricoptères. J’espère finaliser une enquête sur l’utilisation des quadricoptères contrôlés à distance. Mais il y a aussi des armes létales autonomes, des robots tueurs. Ce sont des machines à tuer qui sont lancées dans l’espace et qui suivent des traces. Elles ne sont même pas commandées par des êtres humains. Les enfants sont beaucoup victimes de ces quadricoptères autonomes, car ils ont plus de mal à se cacher, ils sont moins rapides pour trouver des cachettes que les adultes. Donc ils sont plus facilement frappés.
Votre mandat concerne tous les territoires palestiniens occupés. Que se passe-t-il en Cisjordanie ?
Je vois un risque massif de dépeuplement pour les Palestiniens et les Palestiniennes de Cisjordanie, peut-être pas aussi imminent que pour ceux et celles de la bande de Gaza, mais de même nature. Les menaces d’annexion sont toujours là. En fait, l’annexion a déjà été formalisée.(…)
Concernant Gaza, même si Israël arrêtait de bombarder maintenant, la population aurait du mal à y rester car absolument tout est détruit. En tout cas, elle ne pourrait pas rester dans les mêmes conditions qu’avant octobre 2023. Le blocus doit absolument être levé. Ce blocus est devenu la ligne de démarcation entre la vie et la mort.
(…)
Vous vous demandez combien de temps il faudra pour que le monde réagisse ? Quel type d’intervention demandez-vous ?
Quand je parle d’intervention, je ne demande pas d’utiliser la force militaire, mais je demande d’appliquer le droit international, d’arrêter de traiter Israël comme un partenaire commercial, d’arrêter la coopération, la recherche, d’arrêter de traiter Israël comme si c’était un État normal, alors que c’est un État d’apartheid qui commet aujourd’hui des crimes, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité.
Et je pense qu’il existe une chance de sauver cette terre avec les gens qui l’habitent, c’est d’ouvrir les yeux aux Israéliens et leur faire voir ce qui a été fait sous leurs yeux, même s’ils regardaient ailleurs.
(…)
Vous n’avez pas l’impression de crier dans le désert ?
Non, parce qu’en fait, les États membres de l’ONU m’écoutent. Ce que je dis ne leur plaît pas, mais ils écoutent. Si ce n’était pas le cas, ils ne seraient pas autant fâchés contre moi, contre Amnesty International et tous les autres témoins. Surtout, ce qu’ils craignent le plus, c’est que leur société civile m’écoute, que les jeunes m’écoutent. Les Nations unies m’ont confié un mandat consacré entièrement à la Palestine. C’est la volonté des Nations unies, pas la mienne. Les États vont continuer de m’entendre pendant les trois prochaines années parce que je n’ai pas l’intention de changer : ni de démarche ni d’intensité du message.
(…)
Vous savez, la campagne contre moi est un peu le signe des temps que nous sommes en train de vivre. Aujourd’hui même, dire la vérité est un acte révolutionnaire, comme le disait George Orwell.
Et vous êtes révolutionnaire ?
Malgré moi. Ce n’était pas mon intention, je vous l’assure.
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