Clémen­tine Autain: « La grosse ficelle des extrêmes ou la solu­tion Nupes »

Vous en mange­rez matin, midi et soir : « la Nupes, c’est l’ex­trême gauche » et « les extrêmes se rejoignent ». Cette petite musique de fond, dont le volume ne cesse d’aug­men­ter, signe une opéra­tion poli­tique menée à gros sabots par la macro­nie et une palanquée d’édi­to­ria­listes, notam­ment depuis les légis­la­tives de juin dernier. Avec la motion de censure dépo­sée par la Nupes et votée par les dépu­tés RN soucieux d’iso­ler LR dans leur soutien de facto au gouver­ne­ment, ce refrain est monté en gamme. Pour masquer la fragi­lité du pouvoir en place et son coup de force perma­nent à base de 49.3, les marcheurs et leurs alliés agitent l’épou­van­tail d’une « extrême gauche » enfin « démasquée », dessi­nant les contours d’une « alliance RN/Nupes ». Rien que ça. De bien grosses ficel­les…

Soyons sérieux. Un mini­mum de culture poli­tique permet de savoir combien la LFI pas plus que la Nupes ne peuvent être quali­fiés d’ex­trême gauche. Un seul instant de luci­dité conduit à affir­mer qu’aucun gouver­ne­ment commun entre le RN et la Nupes ne sera jamais possibleni même envi­sagé une seule seconde. Une simple analyse de cette rhéto­rique de brouillage suffit à comprendre la mani­pu­la­tion idéo­lo­gique visant, d’un même geste, à assi­mi­ler le RN et la Nupes en dangers symé­triques et à divi­ser la Nupes, pour empê­cher toute alter­na­tive de ce côté-là de l’échiquier poli­tique et tenter de ratta­cher à la macro­nie la partie la plus modé­rée de la gauche. 

Nous aurions tort de balayer d’un revers de la main cette confu­sion entre­te­nue à dessein. C’est à nous, membres de la Nupes et sympa­thi­sants d’un idéal éman­ci­pa­teur, de tenir tête avec esprit de cohé­sion aux contre-véri­tés répé­tées en boucle et d’avan­cer sur notre axe commun. Une sérieuse bataille de récit se joue : loin de toute atti­tude défen­sive, il faut y prendre part avec cohé­rence et clarté sur le fond

La Nupes n’est pas l’ex­trême gauche, c’est une nouvelle propo­si­tion poli­tique

Résu­mons à gros traits la diffé­rence entre le projet porté par la Nupes – et même par la seule LFI ! -, d’une part, et celui de l’ex­trême gauche, qui s’in­carne en France notam­ment à travers Lutte Ouvrière et le NPA[1], d’autre part. Avec la Nupes, nous avons l’objec­tif de prendre le pouvoir insti­tu­tion­nel, en recher­chant une majo­rité issue du suffrage univer­sel. L’ex­trême gauche, elle, a pour carac­té­ris­tique de centrer sa stra­té­gie sur le mouve­ment social et la prépa­ra­tion de la grève géné­rale, les élec­tions ne repré­sen­tant au fond qu’une simple occa­sion de faire entendre son discours. Ce n’est pas une nuance, c’est une diver­gence stra­té­gique. 

En filia­tion directe avec le courant « révo­lu­tion­naire » tel que défini par Rosa Luxem­bourg qui exhor­tait – contre Bern­stein – à choi­sir entre réforme et révo­lu­tion, l’ex­trême gauche contem­po­raine ne veut pas jouer le jeu des « insti­tu­tions bour­geoises ». Ce qui compte par-dessus tout pour elle, c’est le rapport de force de classe en dehors des insti­tu­tions. En nous propo­sant pour gouver­ner le pays, nous – la Nupes – avons parti­cipé sérieu­se­ment à la compé­ti­tion élec­to­rale et affirmé une volonté de diri­ger l’État. Cela ne signi­fie pas qu’à la Nupes, nous consi­dé­rions qu’il suffise de gagner les élec­tions pour renver­ser le capi­ta­lisme et le produc­ti­visme ou que l’on ne se mêle­rait pas de mobi­li­sa­tion popu­laire. Avec LFI, nous soute­nons acti­ve­ment les mouve­ments sociaux et nous avons appelé à plusieurs reprises à des marches dans la rue – la dernière, le 16 octobre, était à l’ini­tia­tive de toute la Nupes -, preuves que nous ne nous conten­tons pas des tribunes insti­tu­tion­nelles. Car nous avons plei­ne­ment conscience qu’au­cun chan­ge­ment en profon­deur n’est possible et durable sans un peuple en mouve­ment. Notre volonté de gagner dans les urnes ne signi­fie pas non plus un défaut de conscience sur la nature de classe de l’État, telle qu’a­na­ly­sée par de nombreux socio­logues et auteurs marxistes – même si nous avons encore besoin d’en saisir toute la complexité et la dimen­sion contem­po­raine. Mais notre but en tant qu’or­ga­ni­sa­tions poli­tiques, en tant que rassem­ble­ment porteur de 650 propo­si­tions concrètes, c’est bel et bien d’ac­cé­der aux respon­sa­bi­li­tés pour chan­ger ce qui peut l’être, le plus vite possible, avec l’ap­pui d’un peuple conscient et actif. Nous nous inté­grons donc au système démo­cra­tique exis­tant, même si nous en sommes de fervents critiques et que nous aspi­rons à sortir de la monar­chie prési­den­tielle, à accroître le socle des droits et la parti­ci­pa­tion citoyenne. Nous sommes convain­cus que des marges de manœuvre substan­tielles existent pour amélio­rer ainsi le quoti­dien des Français là où il régresse depuis tant de décen­nies. Par d’autre lois, d’autres régle­men­ta­tions, d’autres choix à la tête des minis­tères, d’autres discours au sommet de l’État, il est possible, à condi­tion d’un large soutien popu­laire, de sortir du dogme néoli­bé­ral et produc­ti­viste, de la sacro-sainte réduc­tion des dépenses publiques, de l’ob­ses­sion de la compé­ti­ti­vité et des logiques consu­mé­ristes. Arti­culé à la liberté, l’éga­lité peut et doit rede­ve­nir un moteur de l’his­toire sans attendre un hypo­thé­tique « Grand Soir » que nul ne peut orga­ni­ser, ni prédire même s’il en rêve.

Marte­ler que nous sommes d’ex­trême gauche, c’est vouloir nous décré­di­bi­li­ser pour accé­der au pouvoir, nous mettre dans un petit coin du spectre poli­tique, nous asso­cier à une image majo­ri­tai­re­ment perçue, quoiqu’on en pense, de façon péjo­ra­tive. Et ce d’au­tant que s’ajoutent à l’envi d’autres quali­fi­ca­tifs cari­ca­tu­raux visant La France Insou­mise, fer de lance de la Nupes. Ainsi serions-nous violents et anti-démo­cra­tiques. Je veux bien recon­naître le besoin de dé-viri­li­ser toujours plus notre mouve­ment, d’avan­cer vers davan­tage de plura­lisme[2], je veux bien discu­ter de certains mots employés par nos diffé­rents porte-parole mais la cari­ca­ture et la mauvaise foi devraient avoir ses limites en poli­tique. Non, nous ne préco­ni­sons pas la violence pour prendre le pouvoir. Jamais et nulle part – on peut toujours tordre des formules à l’envi, la réalité de nos partis pris stra­té­giques, de nos propo­si­tions qui visent à abais­ser le niveau de violence partout dans la société ou encore de nos pratiques concrètes est têtue. Ceux qui alimentent cette percep­tion semblent souvent ne rien voir de la violence bien réelle du pouvoir en place, une violence à la fois sociale et porteuse de répres­sion crois­sante des acteurs des mouve­ments sociaux. 

La véhé­mence de certaines de nos appa­ri­tions publiques a voca­tion à expri­mer la colère légi­time qui traverse notre pays. Si, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, je plaide pour que nous gagnions en solen­nité, voire parfois en mesure sur les mots et les formes que nous employons, il faut bien comprendre qu’une partie du succès de la LFI aux prési­den­tielles et légis­la­tives tient à cette capa­cité à donner une voix huma­ni­sée et en phase avec les exas­pé­ra­tions de notre temps, loin du ton policé et tech­no­cra­tique devenu triste norme. Notre discours est radi­cal au sens où il prend les problèmes à la racine, notre projet vise un chan­ge­ment en profon­deur de la société : nous ne devons pas perdre ce fil parce qu’il est juste sur le fond et qu’il a été porteur de dyna­mique poli­tique. En revanche, nous avons à progres­ser pour tenir une ligne de crête à même de battre en brèche la vision cari­ca­tu­rale de ce que nous sommes et capable de rassem­bler davan­tage de nos conci­toyen.nes, jusqu’à bâtir une majo­rité. 

La LFI à « l’ex­trême gauche » et le PS en « gauche de gouver­ne­ment » : voilà la dicho­to­mie entre­te­nue pour mieux briser l’union nouvelle. Ainsi se serait mariés la carpe et le lapin. Enfer­més dans des cadres d’ana­lyse héri­tés du passé, les commen­ta­teurs manquent singu­liè­re­ment de renou­ve­ler leur approche en saisis­sant le nouveau, qui pour une part est un renou­veau. Ma convic­tion est que la gauche que nous formons avec la Nupes est celle qui allie réforme ET révo­lu­tion, au sens de Jaurès prônant une « évolu­tion révo­lu­tion­naire ». Le programme qui nous relie rompt avec les poli­tiques néoli­bé­rales et la vision que nous déve­lop­pons ensemble porte des ruptures profondes avec la société injuste et destruc­trice qui consume les êtres humains et la nature. 

La gauche que nous formons vise à gouver­ner mais dans l’ex­pres­sion « gauche de gouver­ne­ment », il faut entendre la répé­ti­tion, c’est-à-dire celle qui a déjà gouverné. Or nous ne voulons pas gouver­ner comme avant, comme les autres, comme on l’en­tend commu­né­ment. Je plaide pour que nous refu­sions, la Nupes et chacune de ses forma­tions, de rentrer dans des cases préconçues pour défendre l’ori­gi­na­lité de notre démarche pour le XXIe siècle, alliant le social et l’éco­lo­gie, la volonté de réformes et la visée radi­ca­le­ment trans­for­ma­trice. 

L’ex­trême centre brouille les repères pour mieux régner

En atten­dant, le rouleau compres­seur n’a pas fait dans la dentelle. Écou­tez Natha­lie Loiseau, dépu­tée euro­péenne Renais­sance et ancienne du GUD, orga­ni­sa­tion étudiante d’ex­trême droite, sur France Inter : « ils font semblants d’être d’ac­cord mais ils n’ont aucun problème à se mettre ensemble. [Au Parle­ment euro­péen], extrême droite et extrême gauche ont souvent des votes très simi­laires » (sic). Mentir, quoiqu’il en coûte. Gérald Darma­nin, qui trou­vait Marine Le Pen « trop molle », enfourche le pas : « Y a t-t-il eu une négo­cia­tion de la honte entre la France Insou­mise et le Rassem­ble­ment natio­nal sur la motion de censure ? ». Emma­nuel Macron quelques heures plus tard : « Ils n’ont pas de majo­rité, mais ils ont surtout prouvé qu’ils étaient prêts socia­listes, écolo­gistes, commu­nistes, LFI, à se mettre main dans ma main avec le RN ». N’en jetez plus, l’ab­sur­dité ou plus exac­te­ment le cynisme est à son comble. 

Qui peut croire que la Nupes pour­rait consti­tuer une majo­rité avec l’ex­trême droite ? Personne puisque tout nous oppose. Les repré­sen­tants du RN sont obsé­dés par l’iden­tité, nous par l’éga­lité. Ils parlent crise migra­toire et sécu­ri­taire, nous avons la crise sociale et écolo­gique à la bouche. Ils veulent moins de taxes et s’op­posent au réta­blis­se­ment de l’ISF, nous voulons augmen­ter la fisca­lité des hyper-riches et taxer les profits. Ils rêvent de réta­blir l’ordre ancien, nous visons le progrès humain. Ils s’en prennent aux préten­dus assis­tés qui touchent la CMU ou le RSA, nous esti­mons que les assis­tés sont les entre­prises du CAC 40 qui touchent des aides de l’État sans contre­par­ties et les héri­tiers des familles les plus fortu­nées qui s’en­ri­chissent quand le grand nombre s’ap­pau­vrit. Ils aiment la monar­chie, nous voulons une nouvelle Répu­blique. Ils saluent les victoires de Trump, Orban ou Meloni, nous les dénonçons et les combat­tons. Ils veulent puri­fier la nation en excluant les immi­grés et les musul­mans, nous voulons ravi­ver les prin­cipes répu­bli­cains pour que vivent la liberté, l’éga­lité, la frater­nité. Ils nour­rissent la guerre civile, nous voulons la paix. Tout nous sépare, et tout le monde le sait. Alors à quoi bon alimen­ter la chro­nique d’une impro­bable, impos­sible, impen­sable alliance ? 

L’ex­pres­sion « les extrêmes » permet de mettre dans le même sac deux alter­na­tives possibles mais diamé­tra­le­ment oppo­sées à la macro­nie, de les rendre infré­quen­tables et équi­va­lentes, d’ex­plo­ser tous les repères qui permettent aux citoyen.nes de se forger un avis, une convic­tion. Elle contri­bue à instal­ler l’op­po­si­tion entre « extré­misme » et « modé­ra­tion », pour mieux enter­rer celle entre progres­sisme et conser­va­tisme[3], pour dépo­li­ti­ser par une approche tech­no­cra­tique centrée sur la préten­due effi­ca­cité des choix et non plus leur sens. Ce qui jaillit, c’est toute l’in­to­lé­rance de l’ex­trême centre[4] à l’égard de ce qui ne cadre pas avec son juste milieu arbi­trai­re­ment proclamé, ce qui rompt avec son prétendu « cercle de la raison »[5]. L’ex­pres­sion sert enfin à faire peur et à divi­ser pour mieux régner. Les macro­nistes rêvent d’une implo­sion de la NupesIls voudraient sépa­rer le bon grain de l’ivraie. Pour récu­pé­rer une partie d’élec­to­rat qui leur a échappé, résisté. Pour empê­cher qu’une issue éman­ci­pa­trice ne les renverse. 

Nous savions déjà que la macro­nie est davan­tage une passoire qu’un rempart à l’ex­trême droite. Sous le précé­dent quinquen­nat, des digues idéo­lo­giques se sont brisées avec la loi asile-immi­gra­tion ou certains discours repre­nant les présup­po­sés de l’ex­trême droite. Aujourd’­hui, le pouvoir en place parti­cipe acti­ve­ment de la bana­li­sa­tion de celle-ci, comme l’a montré son instal­la­tion d’une vice-prési­dence RN à l’As­sem­blée natio­nale. Pendant que le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti, affir­mait vouloir « avan­cer ensemble avec le RN à l’As­sem­blée », le clan Le Pen a accédé à la Cour de justice de la Répu­blique. La Nupes est deve­nue la cible privi­lé­giée des macro­nistes à l’heure de la nota­bi­li­sa­tion du RN avec sa compli­cité. 

Gérald Darma­nin nous avait prévenu en lançant ce mot d’ordre lors de la campagne des légis­la­tives : « mobi­li­sez-vous contre l’ex­trême gauche ! ». À l’ar­ri­vée, selon le minis­tère de l’In­té­rieur, l’écart entre la Nupes et « Ensemble » (Renais­sance, Hori­zon et Modem) était de 21.000 voix aux élec­tions légis­la­tives de juin. Selon Le Monde, la Nupes était même en tête de 80.000 voix. Le mode de scru­tin fait que ce faible écart ou cette avance ne se traduit pas en nombre de dépu­tés. Il n’en reste pas moins que, rassem­blés avec la Nupes, nous sommes un danger pour eux à l’heure de la tripo­la­ri­sa­tion du champ poli­tique.

Sans doute la macro­nie fait-elle le curieux pari de tenir son assu­rance-vie avec l’ex­trême droite. Or non seule­ment elle joue avec le feu mais elle contri­bue à dédia­bo­li­ser et à faire monter le RN. Leur obses­sion du moment, c’est de fracas­ser la Nupes. Il nous revient de ne pas tomber dans leur piège. Il nous revient de mener la double bataille contre le gouver­ne­ment et contre l’ex­trême droite. Il nous revient de rester soudés parce qu’en mille morceaux, nous ne pouvons pas gagner. Il nous revient d’avan­cer avec cohé­rence tout en préser­vant notre diver­sité, seule manière de conso­li­der la Nupes. Il nous revient de ne donner aucun bâton pour nous faire battre.

La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont peur. Ils ont raison. Nous sommes la solu­tion. À condi­tion de ne pas brouiller les pistes de notre stra­té­gie commune, de rester lucide sur les rapports de force actuels dans la société, de travailler plus que jamais à l’al­ter­na­tive sociale et écolo­gique, seule issue posi­tive à ce monde malheu­reux. Et de ne pas lais­ser le récit macro­niste et média­tique s’im­po­ser à nous mais de s’échi­ner à l’écrire. 

Clémen­tine Autain


[1] Je ne rentre pas ici dans les diffé­rences entre Lutte Ouvrière et le NPA, ni sur l’évo­lu­tion récente du NPA avec lequel nous parta­geons des tribunes et des luttes, jusqu’à l’ap­pel commun à la marche du 16 octobre dernier.
[2] Voir ma note sur le fonc­tion­ne­ment de LFI : https://clemen­tine-autain.fr/lfi-fran­chir-un-cap-pour-gagner/
[3] À lire : https://www.contre­temps.eu/extreme-centre/
[4] Je reprends ici l’ex­press ion lancée par Tariq Ali (The extreme center. The warning, Verso, 2015) et notam­ment reprise depuis par Alain Deneault dans Poli­tique de l’ex­trême centre (Lux Éditions, 2016) et Pierre Serna dans L’ex­trême centre ou le poison français 1789–2019 (Champ Vallon, 2019). 
[5] Alain Denault, op. cit., p.42.

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