Le 20 mars cet article de Pierre Dardot et Christian Laval
(…). L’État n’a plus aucun scrupule à dépenser sans limite pour « sauver l’économie » (whatever it takes), alors qu’hier encore il opposait à toute demande d’augmenter les effectifs des hôpitaux et le nombre de lits dans les services d’urgence le respect obsessionnel des contraintes budgétaires et des limites de l’endettement public. Les États semblent aujourd’hui redécouvrir les vertus de l’intervention, du moins lorsqu’il s’agit de soutenir l’activité des entreprises privées et de garantir le système financier 1.
Ce brutal changement de pied, que l’on aurait tort de confondre avec la fin du néolibéralisme, pose une question centrale : le recours aux prérogatives de l’État souverain, à l’intérieur comme à l’extérieur, est-il de nature à répondre à une pandémie qui touche aux solidarités sociales élémentaires ?
Ce que nous avons vu jusqu’à présent ne laisse pas d’inquiéter. La xénophobie institutionnelle des Etats s’est manifestée au moment même où l’on prenait conscience de la dangerosité létale du virus pour l’humanité entière. C’est en ordre parfaitement dispersé que les Etats européens ont apporté les premières réponses à la propagation du coronavirus. Très vite, la plupart des pays européens, notamment d’Europe centrale, se sont enfermés derrière les murs administratifs du territoire national pour protéger les populations du « virus étranger ».
(…)Souveraineté étatique et choix stratégiques
Le 11 mars, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, déclarait que nous avions affaire à une pandémie, et s’inquiétait vivement de la rapidité de la propagation du virus et du « niveau alarmant d’inaction » des États. Comment expliquer cette inaction ? L’analyse la plus convaincante a été fournie par l’experte des pandémies, Suerie Moon, codirectrice du Centre de santé globale de l’Institut de hautes études internationales et du développement : « La crise que nous traversons montre la persistance du principe de la souveraineté étatique dans les affaires mondiales. (…) Mais rien d’étonnant. La coopération internationale a toujours été fragile, mais elle l’est encore plus depuis environ cinq ans avec l’élection de leaders politiques, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui aspirent à se retirer de la globalisation. (…) Sans la perspective globale que fournit l’OMS, on court à la catastrophe. (…) Elle rappelle ainsi aux leaders politiques et de la santé à travers la planète que l’approche globale de la pandémie et la solidarité sont des éléments essentiels qui incitent les citoyens à agir de manière responsable. » 3 Aussi fondées et justes que soient ces remarques, elles omettent de rappeler que l’Organisation mondiale de la santé depuis plusieurs décennies a été financièrement affaiblie et laissée aux mains de financeurs privés (80% de son financement provient de dons privés d’entreprises et de fondations). Malgré cet affaiblissement, l’OMS aurait pu dès le début servir de cadre de coopération dans la lutte contre la pandémie, non seulement parce que ses informations étaient fiables depuis début janvier mais aussi parce que ses recommandations de contrôle radical et précoce de l’épidémie étaient pertinentes. Pour le directeur général de l’OMS le choix d’abandonner le test systématique et le traçage des contacts, qui ont bien réussi en Corée ou à Taïwan, a constitué une erreur majeure qui a contribué à répandre le virus dans tous les autres pays.
(…) Le « paternalisme libertarien » en temps d’épidémie
Pourquoi les Etats n’ont-ils accordé qu’une très faible confiance dans l’OMS et surtout pourquoi ne lui ont-ils pas attribué un rôle central dans la coordination des réponses à la pandémie ? Sur le plan économique, l’épidémie en Chine a tétanisé les pouvoirs économiques et politiques car arrêter la production et les échanges ne s’était jamais vu à cette échelle et aurait entraîné une crise économique et financière d’une gravité exceptionnelle. Les hésitations en Allemagne, en France et encore plus aux Etats-Unis tiennent au fait que les gouvernements ont choisi de maintenir le plus longtemps possible l’économie en marche, ou plus exactement à leur volonté de garder la main sur l’arbitrage entre impératifs sanitaires et impératifs économiques en fonction de la situation constatée « au jour le jour » sans s’attacher aux prévisions les plus dramatiques pourtant connues d’eux. Ce sont les projections catastrophiques de l’Imperial College, selon lesquelles le laisser faire entraînerait des millions de morts, qui ont fait basculer les gouvernements entre le 12 et le 15 mars, c’est-à-dire déjà très tard, vers la solution du confinement généralisé 4.
Souveraineté de l’Etat ou services publics ?
(…)Au cours de cette même conférence, le Président a reconnu que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres » était une « folie » et qu’il fallait « en reprendre le contrôle ». Cette invocation de la souveraineté de l’État-nation a été saluée de divers bords, y compris par les néofascistes du RN. La défense des services publics se confondrait ainsi avec celle des prérogatives de l’État : soustraire la santé publique à la logique du marché relèverait d’un acte de souveraineté, lequel viendrait corriger les trop nombreuses délégations consenties par le passé à l’Union européenne. Mais est-il si évident que la notion de services publics appelle d’elle-même celle de la souveraineté de l’État, comme si la première était fondée sur la seconde et les deux notions indissociables l’une de l’autre ? La question mérite un examen d’autant plus sérieux qu’il s’agit là d’un argument central des partisans de la souveraineté de l’État. (…) En définitive, cette dernière est l’alibi permettant aux représentants de l’État de s’exempter de toute obligation légitimant un contrôle de la part des citoyens.
C’est pourquoi les services publics relèvent du principe de la solidarité sociale, qui s’impose à tous, et non du principe de la souveraineté qui est incompatible avec celui de la responsabilité publique.
Cette conception des services publics a certes été refoulée par la fiction de la souveraineté de l’Etat. Mais c’est pourtant elle qui continue de se faire entendre à travers la relation très forte que les citoyens entretiennent avec ce qu’ils tiennent pour un droit fondamental. C’est que le droit des citoyens aux services publics est le strict pendant du devoir de services publics qui incombent aux représentants de l’Etat. C’est ce qui explique que les citoyens des divers pays européens touchés par la crise ont tenu à manifester sous des formes les plus diverses leur attachement à ces services engagés dans le combat quotidien contre le coronavirus
(…)D’une part, la place des services publics comme institutions du commun capables de mettre en œuvre la solidarité vitale entre humains. D’autre part, le besoin politique le plus urgent de l’humanité, l’institution des communs mondiaux. Puisque les risques majeurs sont globaux, l’entraide doit être mondiale, les politiques doivent être coordonnées, les moyens et les connaissances doivent être partagées, la coopération doit être la règle absolue. Santé, climat, économie, éducation, culture ne doivent plus être considérées comme des propriétés privées ou des biens d’État : ils doivent être considérés comme des communs mondiaux et être institués politiquement comme tels. Une chose est désormais sûre : le salut ne viendra pas d’en haut. Seules des insurrections, des soulèvements et des coalitions transnationales de citoyens peuvent l’imposer aux Etats et au capital.