Des moyens révo­lu­tion­naires pour éviter la catas­trophe écolo­gique

Treize thèses très claires propo­sées par Michael Löwy sur les causes de la catas­trophe écolo­gique immi­nente et les moyens révo­lu­tion­naires de l’évi­ter. Elles ont été initia­le­ment publiées le 23 janvier sur Europe soli­daire sans fron­tières (ESSF) et Média­part.

I. La crise écolo­gique est déjà, et devien­dra encore plus dans les mois et années à venir, la ques­tion sociale et poli­tique la plus impor­tante du 21e siècle. L’ave­nir de la planète et donc de l’hu­ma­nité va se déci­der dans les prochaines décen­nies. Les calculs de certains scien­ti­fiques au sujet de scéna­rios pour l’an­née 2100 ne sont pas très utiles, pour deux raisons : a) scien­ti­fique : consi­dé­rant tous les effets rétro­ac­tifs impos­sibles à calcu­ler, il est très hasar­deux de faire des projec­tions d’un siècle ; b) poli­tique : à la fin du siècle nous tous, nos enfants et petits enfants seront partis, alors quel inté­rêt ?

II. La crise écolo­gique comporte plusieurs aspects, aux consé­quences dange­reuses, mais la ques­tion clima­tique est sans doute la menace la plus drama­tique. Comme nous explique le GIEC, si la tempé­ra­ture moyenne dépasse les 1,5° de plus par rapport à la période préin­dus­trielle, un proces­sus irré­ver­sible de chan­ge­ment clima­tique risque de s’en­clen­cher. Quelles en seraient les consé­quences ? Juste quelques exemples : la multi­pli­ca­tion des méga-incen­dies comme celui de l’Aus­tra­lie ; la dispa­ri­tion des rivières et la déser­ti­fi­ca­tion des terres ; la fonte et dislo­ca­tion des glaces polaires et l’élé­va­tion du niveau de la mer pouvant aller jusqu’à des dizaines de mètres : or, à deux mètres des vastes régions du Bangla­desh, de l’Inde et de la Thaï­lande, ainsi que les prin­ci­pales villes de la civi­li­sa­tion humaine – Hong Kong, Calcutta, Venise, Amster­dam, Shan­ghai, Londres, New York, Rio – seront dispa­rues sous la mer. Jusqu’où la tempé­ra­ture pourra-t-elle monter ? A partir de quelle tempé­ra­ture la vie humaine sur cette planète sera mena­cée ? Personne n’a de réponse à ces ques­tions….

Ce sont des risques de catas­trophe sans précé­dent dans l’his­toire humaine. Il faudrait reve­nir au Plio­cène, il y a quelques millions d’an­nées, pour trou­ver une condi­tion clima­tique analogue a celle qui pourra s’ins­tau­rer dans l’ave­nir du fait du chan­ge­ment clima­tique. La plupart des géologues estiment que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géolo­gique, l’An­thro­po­cène, où les condi­tions de la planète ont été modi­fiées par l’ac­tion humaine. Quelle action ? Le chan­ge­ment clima­tique a commencé avec la Révo­lu­tion indus­trielle du 18e siècle, mais c’est après 1945, avec la globa­li­sa­tion néo-libé­rale, qu’il a effec­tué un saut quali­ta­tif. En d’autres termes, c’est la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste moderne qui est respon­sable de l’ac­cu­mu­la­tion de CO2 dans l’at­mo­sphère et donc du réchauf­fe­ment global.

III. La respon­sa­bi­lité du système capi­ta­liste dans la catas­trophe immi­nente est large­ment recon­nue. Le Pape François, dans l’Ency­clique Laudato Si, sans pronon­cer le mot « capi­ta­lisme », dénonçait un système de rela­tions commer­ciales et de propriété struc­tu­rel­le­ment pervers, exclu­si­ve­ment fondé sur « le prin­cipe de maxi­mi­sa­tion du profit », comme respon­sable à la fois de l’injus­tice sociale et de la destruc­tion de notre Maison commune, la Nature. Un mot d’ordre univer­sel­le­ment scandé dans les mani­fes­ta­tions écolo­giques partout dans le monde est : « Chan­geons le Système, pas le Climat ! ». L’at­ti­tude des prin­ci­paux repré­sen­tants de ce système, parti­sans du busi­ness as usual – milliar­daires, banquiers, « experts », oligarches, poli­ti­ciens – peut être résu­mée par la phrase attri­buée à Louis XIV : « Après moi, le déluge ».

IV. Le carac­tère systé­mique du problème est cruel­le­ment illus­tré par les compor­te­ments des gouver­ne­ments, tous (avec des raris­simes excep­tions) au service de l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal, des multi­na­tio­nales, de l’oli­gar­chie fossile, de la marchan­di­sa­tion géné­rale et du libre-échange. Certains – Donald Trump Jair Bolso­naro, Scott Morri­son (Austra­lie) – sont ouver­te­ment écocides et climato-néga­tion­nistes. Les autres, les « raison­nables », donnent le ton dans les réunions annuelles de la COP (Confé­rences des Parties ou Cirques Orga­ni­sés Pério­dique­ment ?) qui se carac­té­risent par une vague rhéto­rique « verte » et une totale iner­tie. La plus réus­sie a été la COP 21, à Paris, qui s’est soldé par de solen­nelles promesses de réduc­tions d’émis­sions par tous les gouver­ne­ments parti­ci­pants – non tenues, sauf par quelques îles du Paci­fique ; si elles avaient été tenues, calculent les scien­ti­fiques, la tempé­ra­ture pour­rait néan­moins monter jusqu’à 3,3° supplé­men­tai­res…

V. Le « capi­ta­lisme vert », les « marchés de droits d’émis­sions », les « méca­nismes de compen­sa­tion » et autres mani­pu­la­tions de la préten­due « écono­mie de marché soute­nable » se sont révé­lées parfai­te­ment inef­fi­caces. Pendant qu’on « verdit » à tour-de-bras, les émis­sions montent en flèche et la catas­trophe se rapproche à grands pas. Il n’y a pas de solu­tion à la crise écolo­gique dans le cadre du capi­ta­lisme, un système entiè­re­ment dévoué au produc­ti­visme, au consu­mé­risme, à la lutte féroce pour les « parts de marché », à l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal et à la maxi­mi­sa­tion des profits. Sa logique intrin­sèque­ment perverse conduit inévi­ta­ble­ment à la rupture des équi­libres écolo­giques et à la destruc­tion des ecosys­tèmes.

VII. Les seules alter­na­tives effec­tives, capables d’évi­ter la catas­trophe, sont des alter­na­tives radi­cales. « Radi­cal » veut dire s’at­taquant aux racines du mal. Si la racine c’est le système capi­ta­liste, il nous faut des alter­na­tives anti-systé­miques, c’est dire anti-capi­ta­listes – comme l’éco­so­cia­lisme, un socia­lisme écolo­gique à la hauteur des défis du 21è siècle. D’autres alter­na­tives radi­cales comme l’éco­fé­mi­nisme, l’éco­lo­gie sociale (Murray Book­chin), l’éco­lo­gie poli­tique d’An­dré Gorz ou la décrois­sance anti-capi­ta­liste ont beau­coup en commun avec l’éco­so­cia­lisme : des rapports d’in­fluence réci­proque se sont déve­lop­pés ces dernières années.

VIII. Qu’est-ce que le socia­lisme ? Pour beau­coup de marxistes, c’est la trans­for­ma­tion des rapports de produc­tion – par l’ap­pro­pria­tion collec­tive des moyens de produc­tion – pour permettre le libre déve­lop­pe­ment des forces produc­tives. L’éco­so­cia­lisme se réclame de Marx, mais rompt de façon expli­cite avec ce modèle produc­ti­viste. Certes, l’ap­pro­pria­tion collec­tive est indis­pen­sable, mais il faudrait aussi trans­for­mer radi­ca­le­ment les forces produc­tives elles-mêmes : a) en chan­geant leurs sources d’éner­gie (renou­ve­lables à la place de fossiles) ; b) en rédui­sant la consom­ma­tion globale d’éner­gie ; c) en rédui­sant (« décrois­sance ») la produc­tion des biens et en suppri­mant les acti­vi­tés inutiles (publi­cité) et les nuisibles (pesti­cides, armes de guerre) ; d) en mettant un terme à l’ob­so­les­cence program­mée. L’éco­so­cia­lisme implique aussi la trans­for­ma­tion des modèles de consom­ma­tion, des formes de trans­port, de l’ur­ba­nisme, du « mode de vie ». Bref, c’est beau­coup plus qu’une modi­fi­ca­tion des formes de propriété : il s’agit d’un chan­ge­ment civi­li­sa­tion­nel, fondé sur des valeurs de soli­da­rité, égali­berté, et respect pour la nature. La civi­li­sa­tion écoso­cia­liste rompt avec le produc­ti­visme et le consu­mé­risme pour privi­lé­gier la réduc­tion du temps de travail et, donc, l’ex­ten­sion du temps libre dédié à des acti­vi­tés sociales, poli­tiques, ludiques, artis­tiques, érotiques, etc, etc. Marx dési­gnait cet objec­tif par le terme « Règne de la liberté ».

IX. Pour accom­plir la tran­si­tion vers l’éco­so­cia­lisme il faut une plani­fi­ca­tion démo­cra­tique, orien­tée par deux critères : la satis­fac­tion des véri­tables besoins et le respect des équi­libres écolo­giques de la planète. C’est la popu­la­tion elle-même – une fois déba­ras­sée du matraquage publi­ci­taire et de l’ob­ses­sion consom­ma­trice fabriquée par le marché capi­ta­liste – qui déci­dera, démo­cra­tique­ment, quels sont les véri­tables besoins. L’eco­so­cia­lisme est un pari sur la ratio­na­lité démo­cra­tique des classes popu­laires.

X. Pour accom­plir le projet écoso­cia­liste des réformes partielles ne suffisent pas. Une véri­table révo­lu­tion sociale serait néces­saire. Comment défi­nir cette révo­lu­tion ? On pour­rait se réfé­rer à une note de Walter Benja­min, en marge de ses thèses Sur le concept d’his­toire (1940) : « Marx a dit que les révo­lu­tions sont la loco­mo­tive de l’his­toire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autre­ment. Il se peut que les révo­lu­tions soient l’acte par lequel l’hu­ma­nité qui voyage dans le train tire les freins d’ur­gence ». Traduc­tion en termes du 21e siècle : nous sommes tous des passa­gers d’un train suicide, qui s’ap­pelle Civi­li­sa­tion Capi­ta­liste Indus­trielle Moderne. Ce train se rapproche, à une vitesse crois­sante, d’un abîme catas­tro­phique : le chan­ge­ment clima­tique. L’ac­tion révo­lu­tion­naire vise à l’ar­rê­ter – avant que ce ne soit trop tard.

XI. L’éco­so­cia­lisme est à la fois un projet d’ave­nir et une stra­té­gie pour le combat ici et main­te­nant. Il n’est pas ques­tion d’at­tendre que « les condi­tions soient mûres » : il faut susci­ter la conver­gence entre luttes sociales et luttes écolo­giques et se battre contre les initia­tives les plus destruc­tives des pouvoirs au service du capi­tal. C’est ce que Naomi Klein appe­lait Blocka­dia. C’est au sein de mobi­li­sa­tions de ce type que pourra émer­ger, dans les luttes, la conscience anti-capi­ta­liste et l’in­té­rêt pour l’eco­so­cia­lisme. Des propo­si­tions comme le Green New Deal font partie de ce combat, dans leurs formes radi­cales, qui exigent l’aban­don effec­tif des éner­gies fossiles – mais non dans celles qui se limitent a recy­cler le « capi­ta­lisme vert ».

XII. Quel est le sujet de ce combat ? Le dogma­tisme ouvrie­riste/indus­tria­liste du siècle passé n’est plus actuel. Les forces qui aujourd’­hui se trouvent en première ligne de l’af­fron­te­ment sont les jeunes, les femmes, les indi­gènes, les paysans. Les femmes sont très présentes dans le formi­dable soulè­ve­ment de la jeunesse lancé par l’ap­pel de Greta Thun­berg. – une des grandes sources d’es­poir pour l’ave­nir. Comme nous l’ex­pliquent les écofé­mi­nistes, cette parti­ci­pa­tion massive des femmes aux mobi­li­sa­tions résulte du fait qu’elles sont les premières victimes des dégâts écolo­giques du système. Les syndi­cats commencent, ici ou là, à s’en­ga­ger aussi. C’est impor­tant, car, en dernière analyse, on ne pourra pas battre le système sans la parti­ci­pa­tion active des travailleurs des villes et des campagnes, qui consti­tuent la majo­rité de la popu­la­tion. La première condi­tion c’est, dans chaque mouve­ment, asso­cier les objec­tifs écolo­giques (ferme­ture de mines de char­bon ou de puits de pétrole, ou de centrales ther­miques, etc.) avec la garan­tie de l’em­ploi des travailleurs concer­nés.

XIII. Avons-nous des chances de gagner cette bataille avant qu’il ne soit trop tard ? Contrai­re­ment aux préten­dus « collap­so­logues », qui proclament, à cor et à cri, que la catas­trophe est inévi­table et que toute résis­tance est inutile, nous croyons que l’ave­nir reste ouvert. Il n’y a aucune garan­tie que cet avenir sera écoso­cia­liste : c’est l’objet d’un pari au sens pasca­lien, dans lequel on engage toutes ses forces, dans un « travail pour l’in­cer­tain ». Mais, comme le disait, avec une grande et simple sagesse, Bertolt Brecht : « Celui qui lutte peut perdre. Celui qui ne lutte pas a déjà perdu. »

Michael Löwy

Texte publié sous licence Crea­tive commons BY-NC-ND.

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