Gilbert Achcar. « Néofas­cisme et chan­ge­ment clima­tique »

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Néofas­cisme et chan­ge­ment clima­tique

Alors qu’une vague de chaleur record accable une grande partie de l’Eu­rope et de l’Amé­rique du Nord, et que le chan­ge­ment clima­tique et le réchauf­fe­ment clima­tique   contre lesquels les scien­ti­fiques de l’en­vi­ron­ne­ment ont mis en garde depuis long­temps, souli­gnant qu’il est néces­saire d’agir de toute urgence avant qu’il ne soit trop tard – sont de plus en plus confir­més, en ce moment alar­mant pour l’ave­nir de la planète et de ses habi­tants humains et animaux, il convient de se deman­der ce qui pousse les mouve­ments néofas­cistes à remettre en ques­tion, à des degrés divers, la réalité du chan­ge­ment clima­tique, ou du moins son rapport avec le compor­te­ment humain. Nous avons déjà noté que « le néofas­cisme pousse le monde vers l’abîme avec l’hos­ti­lité flagrante de la plupart de ses factions aux mesures écolo­giques indis­pen­sables, exacer­bant ainsi le péril envi­ron­ne­men­tal, surtout au moment où le néofas­cisme a pris les rênes du pouvoir sur la popu­la­tion la plus polluante du monde propor­tion­nel­le­ment à son nombre : celle des États-Unis » (« L’ère du néofas­cisme et ses parti­cu­la­ri­tés »Al-Quds al-Arabi, 4 février 2025).

Cette tendance à nier la gravité du chan­ge­ment clima­tique n’est ni natu­relle ni intui­ti­ve­ment intel­li­gible, contrai­re­ment à d’autres carac­té­ris­tiques du néofas­cisme, telles que le natio­na­lisme, l’eth­no­cen­trisme, le racisme, le sexisme et l’hos­ti­lité extrême aux valeurs sociales éman­ci­pa­trices. Qu’est-ce qui pousse donc les mouve­ments néofas­cistes à nier la réalité de plus en plus évidente et, surtout, à s’op­po­ser aux poli­tiques visant à lutter contre le chan­ge­ment clima­tique afin de tenter de l’at­té­nuer et d’em­pê­cher la catas­trophe de s’ag­gra­ver ? Les cher­cheurs ont iden­ti­fié trois facteurs prin­ci­paux qui expliquent cette tendance. L’un a trait à l’ar­se­nal idéo­lo­gique tradi­tion­nel de l’ex­trême droite, tandis que les deux autres se rapportent aux deux pôles de classe qui déter­minent le compor­te­ment des néofas­cistes : la base sociale large et l’élite écono­mique étroite, dont ils cherchent à obte­nir le soutien.

Le premier facteur est fondé sur l’ul­tra­na­tio­na­lisme, qui se reflète souvent dans des poli­tiques « souve­rai­nistes » et « isola­tion­nistes » qui rejettent tout accord inter­na­tio­nal limi­tant la liberté de l’État-nation de déter­mi­ner ses poli­tiques écono­miques et autres. Ce compor­te­ment atteint son niveau le plus absurde lorsqu’il provient du pays qui a le plus d’in­fluence dans l’éla­bo­ra­tion des accords inter­na­tio­naux et des poli­tiques affé­rentes, à savoir les États-Unis. Nous avons vu comment Donald Trump a justi­fié le retrait de Washing­ton des accords de Paris sur le climat, comme s’ils décou­laient d’une collu­sion du reste du monde pour limi­ter la liberté des États-Unis à déve­lop­per leur écono­mie, en parti­cu­lier dans l’ex­ploi­ta­tion de leurs ressources natu­relles en combus­tibles fossiles – char­bon, pétrole et gaz. Le rejet néofas­ciste des accords inter­na­tio­naux sur l’en­vi­ron­ne­ment s’ins­crit ainsi dans le cadre d’un rejet complet de toutes les règles qui, d’un point de vue ultra­na­tio­na­liste, limitent la souve­rai­neté natio­nale.

Le deuxième facteur consiste à titiller les senti­ments de la base sociale dont les néofas­cistes cherchent à gagner le soutien élec­to­ral. Ils exploitent le mécon­ten­te­ment de certaines caté­go­ries à faible revenu face aux chan­ge­ments de mode de vie et aux coûts rendus néces­saires par la lutte contre le chan­ge­ment clima­tique. Ce mécon­ten­te­ment est certai­ne­ment ampli­fié lorsque les gouver­ne­ments néoli­bé­raux cherchent à infli­ger le coût de cette lutte aux caté­go­ries aux reve­nus modestes, plutôt que de l’im­po­ser au grand capi­tal, prin­ci­pal coupable de la pollu­tion nuisible à l’en­vi­ron­ne­ment. Un exemple frap­pant d’une telle entre­prise est la taxe supplé­men­taire que le gouver­ne­ment du président français Emma­nuel Macron a tenté d’im­po­ser en 2018 sur le carbu­rant des véhi­cules, une mesure qui aurait prin­ci­pa­le­ment eu un impact sur les caté­go­ries infé­rieures d’uti­li­sa­teurs de voitures. Cette tenta­tive a déclen­ché l’une des plus grandes vagues de protes­ta­tion popu­laire dans la France de ce siècle, connue sous le nom de mouve­ment des Gilets jaunes. L’une des reven­di­ca­tions du mouve­ment contre le gouver­ne­ment était d’im­po­ser un impôt sur les plus grandes fortunes, plutôt qu’un fardeau supplé­men­taire sur une grande partie de la popu­la­tion.

Nous arri­vons ici au troi­sième facteur expliquant la posi­tion néofas­ciste sur le chan­ge­ment clima­tique. L’une des carac­té­ris­tiques bien connues de l’an­cien fascisme est qu’il cher­chait à gagner le soutien du grand capi­tal malgré sa rhéto­rique « popu­liste » déma­go­gique, qui préten­dait défendre les inté­rêts des classes sociales infé­rieures et, dans certains cas, se reven­diquait même du « socia­lisme » – comme dans le cas du nazisme alle­mand dont le nom offi­ciel s’y réfé­rait. La collu­sion entre les fascistes et le grand capi­tal décou­lait prin­ci­pa­le­ment de la crainte de ce dernier de la montée du mouve­ment ouvrier, avec ses ailes social-démo­crate et commu­niste, au milieu de la crise écono­mique de l’entre-deux-guerres du siècle dernier, années de l’ère fasciste origi­nelle.

Aujourd’­hui, cepen­dant, alors que le mouve­ment ouvrier est consi­dé­ra­ble­ment affai­bli par l’as­saut néoli­bé­ral et le chan­ge­ment tech­no­lo­gique, la moti­va­tion du grand capi­tal pour la collu­sion avec les mouve­ments néofas­cistes n’est pas défen­sive, mais offen­sive. Nous sommes confron­tés à un type de grand capi­tal qui cherche à proté­ger sa crois­sance mono­po­lis­tique aux dépens du petit et moyen capi­tal. Pour ce faire, il doit se débar­ras­ser des restric­tions précé­dem­ment impo­sées afin de limi­ter les mono­poles, inspi­rées par un libé­ra­lisme écono­mique soucieux de préser­ver la concur­rence comme prin­ci­pal moteur du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste. De ce point de vue, les poli­tiques envi­ron­ne­men­tales sont perçues comme des restric­tions impo­sées à la liberté du capi­tal, une liberté viciée par une contra­dic­tion intrin­sèque, du fait qu’une liberté complète et sans restric­tion conduit inévi­ta­ble­ment à l’émer­gence de mono­poles qui sapent cette même liberté.

L’exemple le plus marquant est Peter Thiel, l’un des prin­ci­paux capi­ta­listes améri­cains et le plus éminent des parti­sans et soutiens du néofas­cisme parmi eux. Thiel était l’un des plus ardents soutiens de la campagne prési­den­tielle de Donald Trump et est égale­ment connu pour être le parrain poli­tique du vice-président J.D. Vance, porte-parole quasi offi­ciel de l’idéo­lo­gie néofas­ciste dans l’ad­mi­nis­tra­tion Trump. Thiel déclare sans vergogne sa préfé­rence pour les mono­poles, arguant qu’ils permettent un progrès tech­no­lo­gique sans entrave grâce à un enri­chis­se­ment illi­mité, tout en s’op­po­sant aux poli­tiques envi­ron­ne­men­tales au motif qu’elles limitent la concur­rence inter­na­tio­nale ! Il partage ce point de vue avec les déten­teurs de mono­poles améri­cains dans les tech­no­lo­gies de pointe et leurs appli­ca­tions dans le commerce et les médias sociaux, qui ont soutenu la récente campagne de Trump et comptent sur lui pour lutter contre les restric­tions et taxes que les gouver­ne­ments euro­péens cherchent à leur impo­ser. Trump a placé cette tâche en tête de son agenda dans la guerre commer­ciale qu’il a décla­rée contre le reste du monde.

Gilbert Achcar
Traduit de ma chro­nique hebdo­ma­daire dans le quoti­dien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 1er juillet. Vous pouvez libre­ment le repro­duire en indiquant la source avec le lien corres­pon­dant.
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