Gilbert Achcar. « Turquie: la conta­gion néofas­ciste »

Turquie : la conta­gion néofas­ciste

Les événe­ments qui se déroulent en Turquie depuis mercredi dernier sont extrê­me­ment graves : ils consti­tuent une nouvelle étape très dange­reuse dans le glis­se­ment du pays vers l’étran­gle­ment de la démo­cra­tie. L’ar­res­ta­tion d’Ekrem Imamo­glu – le popu­laire maire d’Is­tan­bul et candi­dat de son parti, le Parti répu­bli­cain du peuple (CHP), à la prochaine élec­tion prési­den­tielle prévue en 2028 – et l’ar­res­ta­tion de près de 100 de ses colla­bo­ra­teurs dans la muni­ci­pa­lité de la plus grande ville de Turquie, en vertu d’ac­cu­sa­tions qui combinent corrup­tion (la justice turque aurait mieux fait d’enquê­ter sur la corrup­tion dans l’en­tou­rage d’Er­do­gan,  à commen­cer par son gendre) et liens avec le « terro­risme », c’est-à-dire contacts avec le Parti des travailleurs du Kurdis­tan-PKK (au moment où le gouver­ne­ment négo­cie avec ce parti en vue d’un règle­ment paci­fique), est un compor­te­ment tout droit sorti du manuel bien connu des dicta­tures. 

(…)

La morale de cette histoire est que le même homme qui a commencé sa carrière poli­tique par une lutte coura­geuse contre un régime dicta­to­rial, et a subi pendant son mandat de maire d’Is­tan­bul ce qui ressemble beau­coup à ce qu’il inflige main­te­nant à son adver­saire, le maire actuel – cet homme, qui a joué un rôle louable dans l’éta­blis­se­ment de la démo­cra­tie dans son pays, a été conduit par l’ivresse du pouvoir et la jouis­sance d’une grande popu­la­rité, à vouloir perpé­tuer cette condi­tion, même en l’im­po­sant par la force aux dépens de la démo­cra­tie. Et pour­tant, jusqu’à l’an­née dernière, Erdo­gan n’avait pas fran­chi la ligne rouge quali­ta­tive qui sépare la préser­va­tion d’une marge de liberté permet­tant à la démo­cra­tie de survivre, bien qu’a­vec de plus en plus de diffi­culté, et l’em­pié­te­ment sur cette marge de manière dicta­to­riale.

C’était en dépit du fait qu’Er­do­gan présente certaines carac­té­ris­tiques néofas­cistes, en s’ap­puyant sur une « mobi­li­sa­tion agres­sive et mili­tante de [sa] base popu­laire » sur un terrain idéo­lo­gique qui intègre certains des éléments clés de l’idéo­lo­gie d’ex­trême droite, y compris le fana­tisme natio­na­liste et ethnique contre les Kurdes (en parti­cu­lier), le sexisme et l’hos­ti­lité, au nom de la reli­gion ou autre­ment, à diverses valeurs libé­rales (voir « L’ère du néofas­cisme et ses parti­cu­la­ri­tés », 5 février 2025). Sa dérive actuelle suggère qu’il rejoint désor­mais les rangs des régimes néofas­cistes quant à leur atti­tude à l’égard de la démo­cra­tie.(…)

Il y a deux facteurs prin­ci­paux derrière la dérive d’Er­do­gan vers le néofas­cisme. Le premier est que la tenta­tion néofas­ciste augmente chaque fois qu’un diri­geant auto­ri­taire fait face à une oppo­si­tion crois­sante et craint de perdre le pouvoir par le biais de la démo­cra­tie. Vladi­mir Poutine en four­nit un exemple dans la mesure où sa dérive s’est inten­si­fiée lorsqu’il a fait face à une oppo­si­tion popu­laire crois­sante lors de son retour à la prési­dence en 2012 (après une masca­rade consis­tant à passer au poste de Premier ministre, confor­mé­ment à la consti­tu­tion, qui à l’époque inter­di­sait plus de deux mandats prési­den­tiels consé­cu­tifs). En même temps, Poutine a eu recours à l’in­ci­ta­tion du senti­ment natio­na­liste à l’égard de l’Ukraine (en parti­cu­lier), tout comme Erdo­gan l’a fait plus tard à l’égard des Kurdes.

Le deuxième facteur, crucial, est l’ar­ri­vée du néofas­cisme au pouvoir aux États-Unis, repré­senté par Donald Trump. Cela a donné une puis­sante impul­sion au renfor­ce­ment de diverses formes de néofas­cisme réel ou latent, comme nous le voyons clai­re­ment en Israël, Hongrie et Serbie, par exemple, et comme nous le verrons de plus en plus à l’échelle mondiale. La force de la conta­gion néofas­ciste est propor­tion­nelle à la force du prin­ci­pal pôle néofas­ciste : la conta­gion fasciste s’est consi­dé­ra­ble­ment renfor­cée, en parti­cu­lier sur le conti­nent euro­péen, lorsque la puis­sance de l’Al­le­magne nazie s’est accrue dans les années 1930. La conta­gion néofas­ciste est deve­nue encore plus forte aujourd’­hui, les États-Unis passant d’un rôle de dissua­sion contre l’éro­sion de la démo­cra­tie, bien que dans des limites évidentes, à l’en­cou­ra­ge­ment de cette érosion, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment. L’éro­sion est déjà en cours et s’ac­cé­lère aux États-Unis mêmes.

Ce n’est donc pas une coïn­ci­dence si l’of­fen­sive d’Er­do­gan contre l’op­po­si­tion a commencé à la suite d’un appel télé­pho­nique entre lui et Trump, que Steve Witkoff, ami proche du président améri­cain et son envoyé à diverses négo­cia­tions, a quali­fié vendredi dernier d’« excellent » et de « vrai­ment trans­for­ma­teur ». Witkoff a ajouté que « le président [Trump] a une rela­tion avec Erdo­gan et cela va être impor­tant. Et il y a du bon à venir – juste beau­coup de bonnes nouvelles posi­tives en prove­nance de Turquie en ce moment à la suite de cet appel. Je pense donc que vous le verrez dans les repor­tages dans les prochains jours. » (La décla­ra­tion de Witkoff a été faite deux jours après l’ar­res­ta­tion d’Ima­mo­glu, même s’il ne faisait pas néces­sai­re­ment réfé­rence à cette arres­ta­tion.) En outre, Erdo­gan croyait avoir réussi à neutra­li­ser le mouve­ment kurde grâce à de récents compro­mis, bénis par ses alliés de l’ex­trême droite natio­na­liste turque eux-mêmes (il s’est trompé : le mouve­ment kurde soutient l’op­po­si­tion et la protes­ta­tion popu­laire). Il croit égale­ment que les Euro­péens ont besoin de lui, et de son poten­tiel mili­taire en parti­cu­lier, en ce moment critique pour eux, de sorte qu’ils n’exer­ce­ront aucune pres­sion réelle sur lui.

Ce qui reste une source d’es­poir dans le cas turc, c’est qu’Er­do­gan est confronté à une réac­tion popu­laire bien au-delà de ce qu’il avait appa­rem­ment anti­cipé. Cette réac­tion de masse est bien plus impor­tante que ce à quoi Poutine a été confronté en Russie, où le mouve­ment popu­laire avait été atro­phié après des décen­nies de régime tota­li­taire. Elle est bien plus grande que ce à quoi la plupart des pion­niers du néofas­cisme ont été confron­tés, y compris Trump, qui n’a rencon­tré qu’une très faible oppo­si­tion de la part du Parti démo­crate depuis sa victoire élec­to­rale. Erdo­gan tente d’écra­ser le mouve­ment popu­laire en inten­si­fiant la répres­sion (le nombre de déte­nus approche les 1500 dans un pays qui compte 400 000 prison­niers, dont un pour­cen­tage élevé de prison­niers poli­tiques et de nombreux jour­na­listes) au détri­ment de la sécu­rité, de la stabi­lité et de l’éco­no­mie turques (la Banque centrale a été contrainte de dépen­ser 14 milliards de dollars pour éviter un effon­dre­ment complet de la livre turque et le marché bour­sier a connu une forte baisse).

La bataille en cours en Turquie est deve­nue de plus en plus impor­tante pour le monde entier. Soit Erdo­gan réus­sit à élimi­ner l’op­po­si­tion, ce qui pour­rait néces­si­ter une répres­sion sanglante simi­laire à la répres­sion du soulè­ve­ment popu­laire syrien par Bachar el-Assad en 2011, risquant ainsi de faire glis­ser le pays dans la guerre civile, soit le mouve­ment popu­laire l’em­porte, le faisant recu­ler ou tomber d’une manière ou d’une autre. Si le mouve­ment popu­laire turc gagne, sa victoire aura un impact impor­tant sur la galva­ni­sa­tion de la résis­tance à la montée du néofas­cisme dans le monde.

Gilbert Achcar
Traduit de ma chro­nique hebdo­ma­daire dans le quoti­dien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 25 mars. Vous pouvez libre­ment le repro­duire en indiquant la source avec le lien corres­pon­dant.
https://blogs.media­part.fr/gilbert-achcar/blog/260325/turquie-la-conta­gion-neofas­ciste?userid=d79e7537–2afb-4583-b9e1-e8148055f­baf

En complé­ment possible
Yavuz Baydar : La Turquie plonge dans un bour­bier poli­tique après l’ar­res­ta­tion du maire d’Is­tan­bul
HRW : Turquie : Le maire d’Is­tan­bul placé en déten­tion
Déten­tion d’İma­moğlu : « L’al­liance élec­to­rale avec les Kurdes n’est pas un crime terro­riste »
L’Acort : Un coup d’Etat en Turquie
Un nouveau coup d’Etat en Turquie !
https://entre­les­li­gne­sen­tre­les­mots.word­press.com/2025/03/22/le-maire-distan­bul-place-en-deten­tion-autres-textes/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.