Un long article d’Alexis Cukier qui anima cette année à Poitiers une soirée de solidarité avec le peuple grec en tant que représentant de l’association « Avec les Grecs », et avait animé un an auparavant une réunion publique d’Ensemble86 avec Stathis Kouvelakis (c’est sur ce site).
Un article écrit depuis Athènes. Pour son auteur comme pour l’ensemble de la gauche anticapitaliste, la rupture avec le gouvernement Tsipras est consommée Un article où la richesse des débats qui parcourent la population grecque est transcrite.
https://www.ensemble-fdg.org/content/grece-reflexions-apres-la-defaite
Voici des extraits de l’introduction puis de la conclusion, où la question de l’invention de nouvelles institutions comme objectif politique à élaborer publiquement est posée comme urgence politique pour la gauche radicale.(PB)
« Les six premiers mois du gouvernement conduit par Syriza ont constitué une séquence politique d’une importance décisive pour l’avenir de la Grèce et des gauches radicales européennes. Le résultat est manifeste : le gouvernement d’Alexis Tsipras a échoué à amorcer la mise en œuvre d’une politique alternative à l’austérité et au néolibéralisme. Il a capitulé devant la stratégie de diktat politique et d’asphyxie économique des institutions européennes en acceptant un troisième mémorandum dont les conséquences économiques (par exemple la hausse de la TVA) et politiques (notamment le retour de la Troïka à Athènes) désastreuses sont déjà tangibles. C’est une catastrophe pour la Grèce et pour l’ensemble des forces sociales et politiques européennes progressistes qui s’était engagé aux côtés du gouvernement grec dans la lutte contre l’Europe néolibérale. Il est urgent d’analyser les causes de cette défaite, afin que telle débâcle politique ne puisse plus se réitérer, et que la poursuite de la destruction économique et politique de la Grèce par un gouvernement issu d’un parti de la gauche radicale puisse au moins nous servir de leçon de réalisme pour l’avenir.
Dans ce texte, je propose de contribuer à la réflexion collective concernant les enseignements de cette défaite, en m’appuyant sur mon engagement aux côtés du collectif « Avec les Grecs » en France et du réseau des mouvements sociaux européens ces derniers mois, ainsi que des six semaines que je viens de passer en Grèce. (…)
(…)
> Conclusion – Le problème de la transition
> Plutôt que d’apporter une pierre à l’édifice des savantes considérations stratégiques concernant la manière de conduire des « négociations » ou un « rapport de forces » avec l’Union européenne, il me paraît donc raisonnable de réfléchir d’abord à ce fait simple, qui constitue le fond des discussions en Grèce ces dernières semaines : le gouvernement a été élu sur la base d’un programme qu’il a continué de défendre dans les premières semaines suivant son élection mais qu’il a échoué et désormais renoncé à mettre en œuvre.
> Rappelons que ce programme comportait quatre volets : mesures d’urgence contre la pauvreté, réforme démocratique de l’Etat, relance de l’économie, solution du problème de la dette publique. Or le troisième Mémorandum annule l’essentiel des quelques mesures d’urgence contre la crise humanitaire votées en février dernier, et va au contraire l’approfondir. Nous sommes si loin d’une réforme démocratique de l’Etat que les biens publics grecs sont en voie de privatisation systématique et accélérée, que la Vouli vote à nouveau en procédures express les mesures rédigées par les institutions européennes tandis que les mens in black des institutions sont de retour à Athènes. L’impact récessif de ces mesures, qui contredisent point par point le programme de Thessalonique (notamment concernant les retraites et la fiscalité), est évident. Et il n’est plus question d’une annulation, même partielle, de la dette mais au contraire d’une nouvelle accumulation (au moins 80 milliards) et d’une restructuration qui n’est en rien garantie et dont il est manifeste qu’elle ne supprimera en aucune manière l’épée de Damoclès qui pèse sur la vie économique et politique du pays.
Enfin, une autre catastrophe est en route : la retraite populaire du champ de la bataille politique, tant sur le plan des luttes sociales (qui n’ont rien obtenu ou presque en cinq ans) que de la politique parlementaire, qui a donc fait, pour de nombreux grecs, la preuve de son caractère inutile, absurde et néfaste. A ce stade, donc, se rappeler du programme de Thessalonique a une première utilité : mesurer l’ampleur de la défaite.
> Bien entendu, on ne saurait en rester là et ce diagnostic doit servir un objectif politique positif: élaborer et défendre les moyens permettant réellement de mettre en œuvre ce programme. En Grèce, c’est la tache immédiate de toutes celles et ceux qui, prenant acte du virage à droite du gouvernement et de l’alignement corrélatif de Syriza, cherchent à construire en dehors de ce parti une nouvelle coalition pour représenter le « non » de gauche aux mémorandums et à l’austérité. Mais cette réflexion engage aussi toutes les forces de la gauche radicale européenne : il s’agit de rien moins que de leur crédibilité politique. Or de ce point de vue également, se rappeler du programme de Thessalonique produit un effet de décalage par rapport à la plupart des discussions en cours en Europe. Ni le « plan B » plus ou moins systématiquement préparé par Yanis Varoufakis et plus ou moins sérieusement envisagé par Alexis Tsipras, ni aucune des diverses propositions (« IOU », contrôle des capitaux, moratoire sur la dette) visant à « tenir le siège » face à la stratégie d’assèchement des liquidités orchestrée par l’Union européenne, ne permettent de répondre à la question des moyens d’une mise en œuvre – en milieu institutionnel hostile – de ce programme. S’en tenir à ces propositions sans poser la question de la transition revient dans les faits à valider la stratégie désastreuse du gouvernement grec (négocier aussi longtemps que possible jusqu’à la capitulation complète) et à donner du grain à moudre à celles et ceux qui claironnent qu’aucune alternative n’est possible.
> Il faut donc poser le problème des moyens de la mise en œuvre d’une politique de transition.
Cette question, le parti Syriza l’a clairement remis sur le devant de la scène en élaborant un programme politiquement modéré mais qui s’est avéré anti-systémique. Comme les faits viennent de nous le rappeler, il n’est pas possible, par exemple, de lutter contre l’évasion fiscale internationale, d’effectuer une politique économique de type keynésienne ou de réduire le poids de la dette publique dans le cadre de l’Union européenne ; ni de contrôler, réduire ou désorganiser le pouvoir de la finance si on ne contrôle pas la banque centrale et la création monétaire (ni de démocratiser les médias tant qu’ils appartiennent à des propriétaires privées, etc.). Et c’est la principale faute politique du gouvernement Syriza, qui l’a conduit tout droit à la reddition : ne pas avoir élaboré, mis en discussion et défendu les moyens concrets de la mise en œuvre de son programme. Il est probable – comme j’essaie de le montrer dans un ouvrage en cours d’écriture sur les rapports entre travail et démocratie aujourd’hui – que prendre au sérieux la question de la transition exige d’aller beaucoup plus loin que le programme de Thessalonique ; qu’il est nécessaire de transformer la « boîte noire » de l’organisation des moyens et des fins du travail, afin que les travailleurs puissent devenir les sujets de la réforme démocratique des institutions. Mais pour n’en rester qu’aux enseignements immédiats de la défaite du gouvernement grec, il me semble que la gauche européenne du XXIe siècle n’aura désormais plus aucune chance d’être crédible si elle ne met pas en avant le problème de la transition, c’est-à-dire de la transformation démocratique et écologique des institutions, qui implique d’en démanteler complètement certaines, d’en réformer d’autres, d’en créer de nouvelles.
Dans cette perspective, la question de la sortie immédiate ou d’une tentative d’infléchissement démocratique et de gauche de l’euro et des institutions de l’Union européenne devraient être considérée de manière pragmatique dans chaque pays : les institutions existantes permettent-elles de régler les problèmes sociaux prioritaires et de mettre en œuvre le programme que se donne la gauche radicale ? Pour la Grèce, la démonstration a été faite que, non seulement pour mettre en œuvre une transition démocratique sur la base du programme de Thessalonique mais déjà pour des mesures économiques et sociales d’urgence, les institutions européennes sont un obstacle absolu. Une réforme ou une négociation s’étant avérée impossible, il ne reste que l’option de la sortie de l’euro, et peut-être de l’Union européenne. Cela nécessité un effort de préparation idéologique, de réorganisation économique et de participation démocratique importants, mais, désormais « il n’y a pas d’alternative » pour la Grèce.
Pour les autres pays européens, (…) du moins le dilemme entre un programme de transition démocratique et l’appartenance à l’Union européenne peut-il être clairement posé. Faut-il – comme le fait manifestement Podemos suite à la débâcle grecque – revoir les ambitions de justice, de démocratie et d’émancipation à la baisse étant donné qu’on ne veut pas envisager de rupture avec les institutions européennes ? Ou bien faut-il, comme l’envisage désormais un nombre croissant d’électeurs, de militants et de dirigeants de la gauche radicale grecque, remettre en question l’appartenance à ces institutions et préparer la rupture afin d’amorcer, enfin, dans les domaines économique, écologique et politique, un processus de transition démocratique ? C’est à mon sens le deuxième enseignement de la défaite de Syriza : la gauche doit choisir entre l’appartenance à tout prix à l’Union économique et monétaire et la mise en œuvre d’un projet d’émancipation économique et politique ; il n’y a pas plus de troisième voie entre ces deux options qu’il n’était possible pour Syriza de se maintenir plus de quelques mois dans le double bind « ni sortie de l’euro, ni mémorandum ».
> Faute de répondre démocratiquement à cette question, le risque est grand que la gauche européenne continue de participer malgré elle à la désertion de la politique, ouvrant une voie royale à l’extrême droite et laissant les forces populaires, comme aujourd’hui à nouveau en Grèce, sans aucune arme efficace dans la guerre conduite contre elles par le pouvoir financier et l’Europe néolibérale. Mais si nous y parvenons – et que nous reconnaissons que la défaite de Syriza n’est pas étrangère à nos propres faiblesses et révèle les impasses de certaines de nos positions politiques – alors l’espoir né en Grèce les 25 janvier et 5 juillet 2015 pourra ouvrir la voie, en France comme dans d’autres pays en Europe, à la construction et à la victoire d’une gauche véritablement radicale et enfin réaliste.