Histoire colo­niale et post­co­lo­niale. Sur les massacres de villages algé­riens 832, 1845, 1849.

Y eut-il des « Oradour algé­riens » durant la conquête ? Quelques faits incon­tour­nables

Y eut-il des « Oradour algé­riens » durant la conquête ? Quelques faits incon­tour­nables

L’évo­ca­tion « d’Ora­dours » durant la conquête de l’Al­gé­rie par Jean-Michel Apha­tie a suscité des réac­tions indi­gnées qui témoignent d’un déni persis­tant des connais­sances histo­riques.

Les décla­ra­tions du jour­na­liste Jean-Michel Apathie sur les « nombreux Oradours » commis par l’ar­mée française lors de la conquête de l’Al­gé­rie, ont suscité une avalanche de protes­ta­tions indi­gnées. Leur thème domi­nant fut : des soldats français ne pouvaient pas avoir fait cela.

Ces protes­ta­tions ignorent l’his­toire concrète de nombreux épisodes des guerres colo­niales, de la conquête de l’Al­gé­rie à celle de l’In­do­chine, en passant par les raids sur des villages afri­cains ou les massacres de kanak, une histoire docu­men­tée depuis des lustres par une quan­tité impo­sante de témoi­gnages et de traces écrites. Elles partent du prin­cipe qu’il y aurait une nature intrin­sèque de l’être humain français sous l’uni­forme qui rendrait impos­sible que de tels faits pour­tant parfai­te­ment établis aient pu être commis.

Aucune de ces protes­ta­tions ne s’est appuyée sur la docu­men­ta­tion exis­tante, notam­ment sur l’abon­dante corres­pon­dance des géné­raux de la conquête de l’Al­gé­rie, dont Bugeaud, qui ont décrit par le menu de tels actes.

La paru­tion récente de l’ou­vrage d’Alain Ruscio, qui porte préci­sé­ment sur la période de cette « première guerre d’Al­gé­rie », permet cepen­dant d’af­fir­mer qu’il y eut maints et maints assauts de villages qui se sont ache­vés dans le sang, parfois, par l’ex­ter­mi­na­tion de popu­la­tions entières.

Nous présen­tons ici quelques pages issues de cet ouvrage, décri­vant des destruc­tions totales de lieux et des élimi­na­tion physiques de masse. Compa­rai­son n’est pas raison : mais comment ne pas penser à Oradour ? 

Histoire colo­niale et post­co­lo­niale


Le duc de Rovigo et le massacre de la tribu des El Ouffia, avril 1832

Les dix-huit mois de la présence française virent défi­ler trois comman­dants en chefs, remer­ciés pour des raisons variées. Le quatrième fut un homme à poigne : Anne Jean-Marie René Savary, duc de Rovigo nommé le 6 décembre 1831. Sa nomi­na­tion, en rempla­ce­ment de Berthe­zène, jugé conci­lia­teur par les colo­nistes, eut une signi­fi­ca­tion évidente : seule la manière forte pouvait mettre les indi­gènes à la raison. Car Rovigo avait une longue carrière, connue de tous, aux côtés de Bona­parte, souvent faite de bruta­li­tés et d’exac­tions à l’ex­té­rieur (Égypte 1798–1799, Espagne 1808) et à l’in­té­rieur (il avait été ministre de la Police de 1810 à 1814, se distin­guant par son « mépris des garan­ties légales et de la vie humaine »). À son âge, 57 ans à ce moment, il n’al­lait pas chan­ger ses « habi­tudes impé­riales » (Amédée Desjo­bert).

La popu­la­tion algé­rienne devait vite subir ces « habi­tudes ». C’est sous son mandat qu’é­clata la plus grave affaire des cime­tières détruits et des osse­ments disper­sés (voir chapitre 20).

Les morts furent donc profa­nés… et les vivants furent assas­si­nés.

La terrible affaire du massacre de la tribu d’El Ouffia, instal­lée à El Harrach, débuta comme un banal fait divers. Des émis­saires d’un caïd* du Cons­tan­ti­nois, Ferhat ben Saïd, surnommé « le grand serpent du désert », allié des Français, furent inter­cep­tés et dépouillés par des marau­deurs, non loin de Maison-Carrée, à dix kilo­mètres d’Al­ger, sur un terri­toire où vivait la tribu d’El Ouffia, celle-ci n’ayant en rien parti­cipé au vol. Malgré cela, une expé­di­tion puni­tive fut immé­dia­te­ment déci­dée. Dans la nuit du 6 au 7 avril 1832, une colonne, entre 600 et 800 hommes, selon les sources, fondit sur le village au petit jour. Les habi­tants, écri­vit Pellis­sier de Reynaud, furent égor­gés, « sans que ces malheu­reux cher­chassent même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; tout ce qui pouvait être pris fut enlevé ; on ne fit aucune distinc­tion d’âge ni de sexe ». Seuls furent épar­gnés « quelques femmes et quelques enfants », par « l’hu­ma­nité d’un petit nombre d’of­fi­ciers. » Furent égale­ment épar­gnés – provi­soi­re­ment – deux chefs de la tribu, Rahbia ben sidi Grah­nem, appelé par les textes posté­rieurs El Rabbia, et Bourachba, en vue de faire un exemple marquant les esprits (voir infra).

La plupart des récits estiment qu’il y eut entre 80 et 100 morts. Si ces chiffres sont fondés, cela signi­fie qu’il y eut entre six et huit assaillants pour un habi­tant tué.

Le raid avait été rapide. Dès l’après-midi, la troupe revint. Certains soldats français arbo­raient fière­ment des têtes piquées sur leurs lances. Afin de doubler cette répres­sion, une opéra­tion visant à terri­fier la popu­la­tion algé­roise, le reste du butin – « des brace­lets de femmes qui entou­raient encore des poignets coupés et des boucles d’oreilles pendant à des lambeaux de chair » fut exposé au marché de Bab-Azoun. Enfin, pour célé­brer cette « grande victoire », le commis­saire de police de la ville d’Al­ger ordonna à la popu­la­tion indi­gène d’illu­mi­ner la ville « en signe de réjouis­sance. »

Or, entre temps, les vrais coupables, appar­te­nant à la tribu toute diffé­rente des Krech­nas, avaient été décou­verts et avaient même rendu le produit du larcin. Se produi­sit alors un épisode qui ajouta le sordide au crimi­nel. Que faire des deux chefs de la tribu rame­nés à Alger, évidem­ment inno­cents, dès lors que la respon­sa­bi­lité de leur tribu était de façon publique écar­tée ? Le baron Louis-André Pichon, inten­dant civil, plaida pour la relaxe. Ce à quoi Rovigo répon­dit d’une formule qui en dit long sur l’état d’es­prit de bien des offi­ciers de l’époque : « Je n’ai pas d’autre justice que la justice mili­taire (…), il vaudrait mieux n’en avoir pas du tout que de trai­ter ces peuples-ci avec les ména­ge­ments qui suffisent pour gouver­ner ceux de notre pays. » Selon cette logique impla­cable, quatre condam­na­tions à mort pour « crime d’em­bau­chage » et « trahi­son envers la France » furent pronon­cées, dont deux par contu­mace (14 avril). Rovigo bafoua même la propre loi des Français, qui ne prévoyait d’exé­cu­tions capi­tales que lorsque des Français avaient été victimes (arrêté Clau­zel, 15 octobre 1830, article 1er). L’ap­pel fut rejeté (17 avril). Deux sentences furent donc appliquées. Les condam­nés furent exécu­tés en public le 19 avril, à Bab Azoum. Ce fut, affirma l’his­to­rien Dieu­zaide, un « assas­si­nat juri­dique ». Entre le début du drame et ces exécu­tions, il s’était passé deux semaines. 

Après l’injus­tice, les coups bas. Le comman­dant en chef, outré qu’un civil ait osé remettre en cause son auto­rité, obtint rapi­de­ment le rappel du baron Pichon (d’au­tant qu’un accro­chage sur une ques­tion poli­tique d’im­por­tance, l’ac­cé­lé­ra­tion ou non de la colo­ni­sa­tion des terres, les avait déjà oppo­sés. Voir chapitre 13). Le 10 mai 1832, un mois après les exécu­tions, Pichon fut remplacé par Pierre Genty de Bussy (1795–1867). Le 12 mai, une ordon­nance royale accorda à Rovigo la préémi­nence totale, désor­mais, sur les auto­ri­tés civiles.

Rovigo, se débar­ras­sant d’un oppo­sant à Alger, envoya en fait un ennemi tenace à Paris. Pichon se révéla redou­table, contac­tant divers milieux, donnant des détails sur le forfait. Devant le scan­dale, une commis­sion d’enquête fut dépê­chée et four­nit en juillet 1833 un rapport acca­blant : l’at­ti­tude du comman­dant en chef fut jugée « en contra­dic­tion non seule­ment avec la justice, mais avec la raison ». Le rapport final dénonçait le drame d’El Ouffia :

« Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpa­bi­lité est restée plus que douteuse depuis. […] Nous avons égorgé, sur un soupçon, des popu­la­tions entières qui se sont ensuite trou­vées inno­centes. » 

Le duc de Rovigo ne fut pour cela être inquiété. Et pour cause : le 4 mars précé­dent, il avait quitté l’Al­gé­rie, suite à un mal de gorge persis­tant qui se révéla être un cancer du larynx. Arrivé à Paris le 30 mars, il fut jugé par les méde­cins inopé­rable. Il mourut le 2 juin 1833, un mois avant la publi­ca­tion de ce rapport.

Un fait, pour­tant, ne fut pas relevé par la presse. Trois semaines après le massacre, une colonne de la Légion étran­gère fut attaquée et anéan­tie dans la même région. Cette colonne avait parti­cipé à ce massacre, et tout laisse à penser qu’elle fut ciblée pour cette raison. Chris­tian Pitois (1811–1877), histo­rien de la colo­ni­sa­tion (qui signait P. Chris­tian) ne put que consta­ter, désolé : « Le duc de Rovigo ne savait que nous faire haïr et mépri­ser. »

Mais la mémoire colo­niale n’eut pas cette sévé­rité : en 1846, un village de colo­ni­sa­tion, à moins de 30 km d’El Ouffia, reçut le nom de Rovigo. Le nom du duc est honoré sur l’un des piliers de l’Arc-de-Triomphe.   

L’en­fu­made de Dahra, juin 1845

Enfu­mer : contraindre des popu­la­tions à se réfu­gier dans des endroits isolés, en l’oc­cur­rence des grottes, puis les brûler et / ou les asphyxier. Cette forme de répres­sion fut, quan­ti­ta­ti­ve­ment, une goutte d’eau dans l’océan des victimes de la période étudiée. Mais son carac­tère parti­cu­liè­re­ment macabre, puis, surtout, l’écla­te­ment du scan­dale en métro­pole, ont gran­de­ment contri­bué à en faire un symbole de l’in­hu­ma­nité de cette guerre. 

Celle des grottes du Dahra est passée à la posté­rité par les révé­la­tions qui furent faites quasi immé­dia­te­ment et portées à la connais­sance du public.  La répres­sion n’avait pas mis fin à l’agi­ta­tion dans l’ouest algé­rien. Il fallait en finir.

Le géné­ral Aimable Pélis­sier, comman­dant de la subdi­vi­sion de Mosta­ga­nem, était à la pour­suite des tribus insur­gées. Il avait corres­pondu avec Bugeaud, alors en poste à Orléans­ville, après avoir lui-même guer­royé. C’est de ce poste que Bugeaud adressa à son subor­donné une phrase terri­fiante : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavai­gnac aux Sbeahs ; fumez-les à outrance, comme des renards » (11 juin). En posses­sion de ce blanc-seing, Pélis­sier passa à l’acte. Sa colonne possé­dait une supé­rio­rité écra­sante : 2 254 soldats bien armés, disci­pli­nés, enca­drés, face à une à deux centaines d’hommes dont le seul avan­tage était la connais­sance du terrain (ils n’ap­par­te­naient pas aux troupes régu­lières d’Abd el-Kader, ils étaient plutôt des francs-tireurs) armés de fusils de chasse ou d’armes récu­pé­rées auprès des Français.

Le drame se déroula sur trois jours, les 18, 19 et 20 juin 1845. La colonne avait été harce­lée par des tireurs isolés. Elle fit le vide devant elle en brûlant habi­ta­tions, récoltes, champs et vergers de la région. Face à cette avan­cée, les combat­tants et les popu­la­tions (leurs familles) se replièrent vers les grottes du Frechich, qu’ils connais­saient bien. Pélis­sier char­gea un inter­prète de leur faire savoir qu’ils risquaient la mort par l’in­cen­die ou l’as­phyxie. Cinquante-six mules char­gées de produits combus­tibles accom­pa­gnaient la troupe. Le reste, pour alimen­ter le feu, fut fourni par les fascines (fagots faits avec les brous­sailles envi­ron­nantes). Les négo­cia­tions échouèrent : Pélis­sier deman­dait une reddi­tion pure et simple. Quelques coups de feu furent échan­gés. Malice, couver­ture (dans la crainte d’une éven­tuelle divul­ga­tion de l’acte) ou strict sens de la disci­pline, Pélis­sier ponc­tuait son récit d’une réfé­rence aux ordres de Bugeaud :

« Je n’eus plus qu’à suivre la marche que vous m’aviez indiquée, je fis faire une masse de fagots et après beau­coup d’ef­forts un foyer fut allumé et entre­tenu à l’en­trée supé­rieure. […] À trois heures, l’in­cen­die commença sur tous les points et jusqu’à une heure avant le jour le feu fut entre­tenu tant bien que mal afin de bien saisir ceux qui pour­raient tenter de se sous­traire par la fuite à la soumis­sion ». 

Cette préci­sion permet d’af­fir­mer que le feu intense dura de l’ordre de 14 à 15 heures (de 3 heures de l’après-midi à 5 ou 6 heures du matin – « une heure avant le jour »). Pélis­sier rendait égale­ment compte des armes saisies : 60 fusils, une douzaine de sabres, quelques pisto­lets et quelques lames de baïon­nettes françaises. Rappe­lons que la colonne Pélis­sier comp­tait 2 254 hommes armés, donc autant de fusils, plus des pièces d’ar­tille­rie.

On imagine que, comme celle de Cavai­gnac l’an­née précé­dente, les auto­ri­tés auraient volon­tiers masqué à l’opi­nion l’en­fu­made du Dahra. Mais deux témoi­gnages fuitèrent. Le premier fut le rapport Pélis­sier lui-même : envoyé d’abord à Alger, il fut immé­dia­te­ment trans­mis à Paris. Canro­bert, candide, donna l’ex­pli­ca­tion : « Si le maré­chal Bugeaud avait été à Alger, il eût arrêté le rapport ; mais il était en expé­di­tion. » Mais il y avait une faille plus impor­tante encore dans la volonté de masquer le drame : Pélis­sier avait eu la maladresse d’ac­cep­ter un obser­va­teur étran­ger, un offi­cier espa­gnol, non nommé dans les sources, qui assista à la scène et envoya son témoi­gnage au quoti­dien madri­lène, très lu, Heraldo. Ce texte, repris par la presse française à partir du 12 juillet, devint le support de l’ac­cu­sa­tion. L’of­fi­cier fit partie du premier groupe, une soixan­taine d’hommes, qui péné­tra dans les grottes après le drame :

« À l’en­trée se trou­vaient des animaux morts, déjà on putré­fac­tion, et enve­lop­pés de couver­tures de laine qui brûlaient encore. On arri­vait à la porte par une traî­née de cendre et de pous­sière d’un pied de haut, et de là nous péné­trâmes dans une grande cavité de trente pas envi­ron. Rien ne pour­rait donner une idée de l’hor­rible spec­tacle que présen­tait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des posi­tions qui indiquaient les convul­sions qu’ils avaient dû éprou­ver avant d’ex­pi­rer. Le sang leur sortait par la bouche. Mais ce qui causait le plus d’hor­reur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons des sacs de fèves, etc. On voyait aussi des vases de terre qui avaient contenu de l’eau, des caisses, des papiers et un grand nombre d’ef­fets. »

Les odeurs pesti­len­tielles étaient si insup­por­tables, précisa-t-il encore, que les soldats durent se dépla­cer « d’une demi-lieue » (de l’ordre de 2 kilo­mètres) pour pouvoir respi­rer norma­le­ment. Le terrain était libre pour « les corbeaux et les vautours […] que, de notre campe­ment, nous voyions empor­ter d’énormes débris humains ».

Au total, combien y eut-il de victimes ? On peut imagi­ner qu’en ces temps de mépris pour les indi­gènes, l’état-major de la colonne ne prit guère le temps de comp­ter préci­sé­ment les cadavres : l’acte accom­pli, la troupe repar­tit. Pélis­sier, dans son rapport, avança une esti­ma­tion : « plus de cinq cents ». L’of­fi­cier espa­gnol contesta ce chiffre : « Le nombre des cadavres s’éle­vait de 800 à 1 000 ». Une étude ulté­rieure confirme une four­chette haute : « entre 700 et 1 200 personnes ». 

Cet épou­van­table drame fut l’oc­ca­sion d’une polé­mique, proba­ble­ment la plus intense de toute la première guerre d’Al­gé­rie. Dès le 11 juillet, un débat, vif, se déroula à la Chambre des Pairs. Un ancien offi­cier de l’ar­mée d’Afrique, Napo­léon-Joseph Ney, second prince de la Moskowa (1803–1857), fils du célèbre maré­chal, quali­fia cet épisode de « récit inouï, sans exemple et heureu­se­ment sans précé­dent dans notre histoire mili­taire » (ce « sans précé­dent » était quelque peu aven­tu­reux). Il fusti­gea « un colo­nel » (non nommé) pour avoir commis un acte « d’une cruauté inex­pli­cable, inqua­li­fiable ». Le prince employa la formule la plus adéquate : il s’était agi d’un « meurtre consommé avec prémé­di­ta­tion sur des Arabes réfu­giés sans défense ». Le maré­chal Soult répon­dit avec embar­ras, au milieu de protes­ta­tions : « Pour le fait lui-même, le Gouver­ne­ment le désap­prouve haute­ment », mais tempéra cette désap­pro­ba­tion par la pénu­rie de rensei­gne­ments – ce qui était un mensonge, il était en posses­sion d’un rapport détaillé de Bugeaud depuis le 25 juin. Soult fut ensuite apos­tro­phé par le comte de Monta­lem­bert (1810–1870) : « Le mot de désap­prou­ver dont vient de se servir monsieur le maré­chal est trop faible pour un atten­tat pareil ». Soult reprit alors la parole : « Si l’ex­pres­sion de désap­pro­ba­tion que j’ai employée au sujet du fait dont il est ques­tion est insuf­fi­sante, j’ajoute que je le déplore ».

Contrai­re­ment à d’autres exac­tions contem­po­raines, la presse rendit compte avec préci­sion – et effroi – de cette enfu­made. La société française fut un temps secouée. L’Al­gé­rie, cour­rier d’Afrique, pério­dique publié en métro­pole, dénonça la mort de « cinq cents martyrs », La Réforme évoqua « l’acte de barba­rie le plus atroce dont l’his­toire fasse mention », Le Natio­nal fit un paral­lèle (auda­cieux) avec les offi­ciers d’an­tan qui n’au­raient jamais procédé de la sorte, Le Cour­rier français dit que cette « grillade »  avait été « commise de sang-froid, et sans néces­sité », etc. Chris­tian Pitois, qui avait été peu de temps aupa­ra­vant secré­taire parti­cu­lier de Bugeaud, se brouilla avec lui et publia un ouvrage décri­vant entre autres le drame, avec une gravure due à l’illus­tra­teur renommé Tony Joan­not (1803–1852). Plus tard, Victor Hugo, pour illus­trer la « féro­cité » de l’ar­mée française en Algé­rie, donna comme exemple « Colo­nel Pélis­sier, les Arabes fumés vifs » (15 octobre 1852). Outre Pélis­sier, la prin­ci­pale cible de la protes­ta­tion fut, logique­ment, Bugeaud. Le Chari­vari, jour­nal sati­rique d’op­po­si­tion, s’en prit à « M. Bugeaud, l’or­don­na­teur des brûle­ries du Dahra » (27 juillet), respon­sable de « cet horrible événe­ment du Dahra, qui est comme la rue Trans­no­nain de l’Afrique » (28 juillet). 

Zaat­cha ou la destruc­tion totale d’une ville forti­fiée, juillet-novembre 1849

(…)

L’as­saut commença le 26 novembre à huit heures. On imagine l’état d’es­prit des troupes : quatre mois de siège impuis­sant, à coucher par terre dans des condi­tions pénibles, des cama­rades tombant autour d’eux à chaque tenta­tive d’ap­proche, des infor­ma­tions sur le sort des quelques Français prison­niers ou des bles­sés aban­don­nés lors des assauts précé­dents (tortures, déca­pi­ta­tions, émas­cu­la­tions). Et, danger perma­nent, les ravages du choléra. L’heure de la vengeance avait sonné. Ce fut un « carnage », comme le décri­vit un très jeune offi­cier, Charles Bour­seul (1829–1912) : 

« Les rues, les places, les maisons, les terrasses sont partout enva­hies. Des feux de pelo­ton couchent sur le sol tous les groupes d’Arabes que l’on rencontre. Tout ce qui reste debout dans ces groupes, tombe immé­dia­te­ment sous la baïon­nette. Ce qui n’est pas atteint par le feu, périt par le fer. »

Pour­tant, le courage face à la mort des habi­tants, combat­tants et civils confon­dus, impres­sionna les Français. Ce même offi­cier alla même jusqu’à une forme de respect pour les défen­seurs :

« Pas un seul des défen­seurs de Zaat­cha ne cherche son salut dans la fuite, pas un seul n’im­plore la pitié du vainqueur, tous succombent les armes à la main, en vendant chère­ment leur vie, et leurs bras ne cessent de combattre que lorsque la mort les a rendus immo­biles. Ceux qui sont embusqués dans les maisons créne­lées font sur nous un feu meur­trier, qui ne s’éteint pas même lorsque ces maisons sautent par la mine ou s’écroulent par le boulet. Ense­ve­lis sous leurs ruines, les Arabes tirent encore, et leurs longs canons de fusil, passant à travers les décombres, semblent adres­ser aux vainqueurs une dernière vengeance et un dernier défi. »

Le cœur de la résis­tance, la maison de Bouziane, fut l’objet d’une canon­nade intense. Lorsqu’elle s’ef­fon­dra, les resca­pés firent sur les assaillants « une décharge, la dernière ! Puis, abor­dés à la baïon­nette, ils tomb[èr]ent les armes à la main, frap­pés par devant comme s’ho­no­raient de l’être les guer­riers de l’an­tiquité ». Cepen­dant, Bouziane et l’un de ses fils, 15 ans, qui avait combattu, ainsi que Si Moussa, consi­déré comme le mara­bout, furent pris vivants. Le géné­ral Herbillon ordonna leur exécu­tion. L’ado­les­cent ne fut pas épar­gné. Ils furent tous trois passés par les armes « avec une cinquan­taine d’autres Arabes ». L’ou­vrage d’Her­billon, plus tard, évita d’évoquer cette répres­sion contre des combat­tants vain­cus et désar­més. Il expé­dia le fait d’une seule phrase : « Le chef des rebelles est passé par les armes », concé­dant quelques lignes plus loin que son fils avait été tué égale­ment, avec comme épitaphe : « Le louve­teau ne devien­dra pas loup. »

Que faire des cadavres des trois prin­ci­pales victimes ? Ils furent comme de coutûme déca­pi­tés. Leurs têtes furent placées au bout de trois piques, puis dépo­sées et restèrent sur place durant 48 heures, enfin furent trans­fé­rées et expo­sées sur le marché de Biskra, on imagine dans quel état, afin une fois de plus d’im­pres­sion­ner les popu­la­tions locales. Les crânes ont été ensuite envoyés en France, où ils furent entre­po­sés, avec d’autres, dans les sous-sols du musée de l’Homme. 

Pour­tant, ce n’était pas encore tota­le­ment terminé. Des tireurs isolés pour­sui­virent ce combat déses­péré jusqu’à trois heures de l’après-midi : le combat dura donc sept heures. Ce qui eut le don d’exas­pé­rer plus encore les soldats français. Un massacre inin­ter­rompu (re)commença. La mère, la femme, la fille et le fils cadet de Bouziane furent exécu­tés dans la maison fami­liale. La popu­la­tion fut passée au fil de l’épée – ou, le plus souvent, de la baïon­nette. Le géné­ral Herbillon se crut obligé de four­nir cette préci­sion : « Un aveugle et quelques femmes furent seuls épar­gnés ». Charles Bocher évalua à « à peine une ving­taine » de femmes épar­gnées, « la plupart bles­sées portant leurs enfants au sein ». La destruc­tion de la ville fut totale, métho­dique. Les maisons qui restaient encore debout furent minées, De même pour les deux mosquées de la ville, pour « prou­ver aux Arabes que leur Dieu qu’ils invoquaient contre nous ne pouvait désor­mais les proté­ger dans leur révolte ». La végé­ta­tion restante fut rasée.

Les pertes totales de la popu­la­tion algé­rienne sont diffi­ci­le­ment chif­frables. Les témoi­gnages cités supra amènent à penser qu’il put y avoir 2 000 victimes.  Le 7 décembre, le géné­ral d’Haut­poul (1754–1807), ministre de la Guerre, annonça la nouvelle aux dépu­tés : « Les 800 hommes qui étaient dans la place se sont fait tuer jusqu’au dernier ». Oui, « 800 hommes », mais il n’eut pas un mot sur les femmes, enfants et vieillards égale­ment morts. Les pertes françaises furent mini­mi­sées par le même ministre : 40 morts et 150 bles­sés. En réalité, elles furent plus impor­tantes que dans la plupart des assauts de cette période : 570 morts (dont 250 du choléra) et 680 bles­sés, proba­ble­ment les plus impor­tantes depuis l’échec du premier assaut sur Cons­tan­tine en 1836 et de Sidi-Brahim en 1845. 

Lorsque les circons­tances du drame furent connues en France, la réac­tion fut clas­sique : la plus grande partie du monde poli­tique et de la presse salua ce « glorieux fait d’armes ». Les morts des assié­gés furent attri­buées à leur fana­tisme, thème clas­sique. « Les défen­seurs de Zaat­cha s’étaient recru­tés parmi les hommes les plus fana­tiques », affirma Le Moni­teur algé­rien, appor­tant une preuve irré­fu­table : « On croit même qu’il y avait quelques gens de La Mecque ». Mais, sous les phrases ronflantes et triom­pha­trices, l’inquié­tude perçait : « Il est permis de croire que l’Al­gé­rie pourra se repo­ser quelque temps sur ce succès » affirma le très offi­ciel Moni­teur algé­rien (20 décembre 1849). Il y avait dans ce « quelque temps » autant de réalisme que d’ap­pré­hen­sion.

Le drame de Zaat­cha est tota­le­ment oublié en France. Par contre, si la mémoire algé­rienne ne béné­fi­cia pas de l’arme de l’écri­ture, elle garda une place de choix pour les martyrs, en parti­cu­lier pour Bouziane et son fils.


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