La couleur jaune d’un gilet a rendu visibles les invi­sibles

Edgar Morin sur son blog de Media­part

Media­part – 24 DÉC. 2018 – PAR EDGAR MORIN – BLOG : LE BLOG DE EDGAR MORIN

Quelles que soient les scories que comporte le mouve­ment des gilets jaunes, quels que soient les para­si­tages dégra­dants, voyons que, dans le soudain redres­se­ment des cour­bés, dans la voci­fé­ra­tion des igno­rés, dans l’exas­pé­ra­tion des derniers de cordée, il y a la reven­di­ca­tion d’hommes et de femmes, de vieux et de jeunes, d’être recon­nus comme êtres humains à part entière.

Une mani­fes­ta­tion n’est pas seule­ment une protes­ta­tion collec­tive, c’est aussi un acte commun qui lie d’au­tant plus les mani­fes­tants qu’ils trouvent de l’op­po­si­tion et de la répres­sion, c’est-à-dire un ennemi menaçant. Cet acte commun est aussi en partie une fête commu­nau­taire, et l’ivresse de toute fête peut dégé­né­rer en violences et destruc­tions d’au­tant plus qu’en cassant, renver­sant, détrui­sant, on casse, renverse et détruit symbo­lique­ment et mytho­lo­gique­ment l’Ordre poli­tico-social auquel on s’op­pose. Ce qui fait peur à ceux de l’ex­té­rieur est ce qui surex­cite vu de l’in­té­rieur de la manif.

De plus, l’énor­mité des moyens d’in­ti­mi­da­tion mis en œuvre contre eux – agglo­mé­ra­tion massive de quasi robots cops qui semblent sortir de la guerre des étoiles, de camions, de cars, de véhi­cules blin­dés, d’un énorme bull­do­zer jaune – tout cela leur donne la jouis­sance d’être des David face à un Goliath. Ils auraient bien aimé faire des barri­cades comme en 1830, 1848, 1971, mai 68 mais ils n’ont trouvé que de minces planches en contre­plaqués.

Ce qui est inté­res­sant dans les rassem­ble­ments des gilets jaunes, c’est qu’à la diffé­rence des rassem­ble­ments de personnes unies par une idéo­lo­gie commune (les manifs de gauche du passé, la manif pour tous) c’est qu’ils lient évidem­ment dans une commu­nauté de refus des personnes d’idéo­lo­gies non seule­ment hété­ro­gènes mais souvent contraires. Or cette hété­ro­gé­néité d’idéo­lo­gies et de croyances, c’est l’hé­té­ro­gé­néité du peuple français, et dans ce sens ils consti­tuent un parfait échan­tillon de notre peuple : il y a de tout chez eux, des culti­va­teurs, des routiers, des commerçants, des sala­riés, des sala­riées, des ména­gères, des jeunes, des fachos, des anars, des ultra-gauchos, des furieux, des paisibles, des apoli­tiques, des hyper­po­li­ti­sés. On y rencontre le pire de l’ex­trême droite et le plus déli­rant de l’ex­trême gauche. Mais le gilet commun les frater­nise, de même que la bruta­lité poli­cière : l’énorme arse­nal déployé contre eux ce samedi aux Champs Élysées leur donne un senti­ment de commu­nauté de destin qui, pendant un temps, va occul­ter tout ce qui les divise voire oppose.

Bien sûr, les nantis font remarquer aux reven­diquants qu’ils sont privi­lé­giés par rapport aux masses asia­tiques et afri­caines privées de tous droits, accu­lées au déses­poir et à l’émi­gra­tion, qu’ils disposent pour la plupart de la sécu, du frigo, de la télé, du télé­phone mobile et autres acquis de la moder­nité. Mais ils ne veulent pas voir l’iné­ga­lité crois­sante entre eux et ceux qui « joignent les deux bouts », peinent à la fin du mois, prennent RER et métro, s’ali­mentent en produits indus­tria­li­sés insi­pides. Ils ne voient même pas leur propre mépris pour ceux qui ne sont pour eux que derniers de cordée ou même des moins que rien.

Quoi qu’il en soit, ces événe­ments extra­or­di­naires échappent aux expli­ca­tions ordi­naires. Tout en ayant un carac­tère unique et singu­lier dans notre histoire, ils comportent en eux un cock­tail de jacque­ries, de sans-culottes, de 6 février 34, de juin 36, de mai 68. Ils ont lancé le pays dans une aven­ture incon­nue dont ne voit pas le destin, l’is­sue, les consé­quences. Peut-être émer­gera-t-il la conscience que, derrière le président contesté et sa poli­tique, derrière les écono­crates et les tech­no­crates des cabi­nets minis­té­riels, il y a les énormes puis­sances écono­miques qui ont colo­nisé un Pouvoir qui obéit à leur Pouvoir.

Alors, quelles que soient les scories que comportent le mouve­ment (et la libé­ra­tion de Paris en 1944 elle-même a comporté des scories et flétris­sures), quels que soient les para­si­tages dégra­dants, voyons que, dans le soudain redres­se­ment des cour­bés, dans la voci­fé­ra­tion des igno­rés, dans l’exas­pé­ra­tion des derniers de cordée, dans la jaune tenue de ceux qui sans cela étaient pour nos élites invi­sibles en tant que moins que rien ou pas grand-chose, dans le chaos et dans le désordre, il y a la reven­di­ca­tion d’hommes et de femmes, de vieux et de jeunes, d’être recon­nus comme êtres humains à part entière.

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