La préférence nationale prônée par le RN, une posture anticonstitutionnelle
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En plaçant la préférence nationale sous le signe de la sagesse populaire, ils mettent en musique une ligne politique définie il y a plus de quarante ans par l’un des théoriciens du parti d’extrême droite, François Duprat.
(…) Dans une France qui vient d’adopter des lois antiracistes (1972), cet homme qui se définit comme « néofasciste » espère éviter les processus de « blocage » et élargir l’assise électorale du FN. « Il faut savoir ce que l’on veut, écrit-il en 1978 dans une note interne. Plaire au militant hargneux d’une section ou à un vague sympathisant, ou bien gagner à nos thèses des milliers d’électeurs et d’adhérents. » (…)
Conçue à la fois comme une stratégie électorale et une croisade idéologique, la préférence nationale s’installe, dans la décennie 1980, au cœur de la doctrine du FN. En 1985, Jean-Marie Le Pen publie un livre intitulé Les Français d’abord et cette rhétorique est reprise, à partir de 2011, par sa fille Marine Le Pen – même si elle adopte le terme plus lisse de « priorité » nationale. Parce que le « laxisme migratoire »a, selon elle, transformé la politique familiale en une « mine de subventions » pour les immigrés, elle veut priver les parents étrangers d’allocations et de « primes » de politique familiale, et accorder aux nationaux une priorité d’accès au logement social et étudiant.
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Chauvinisme social
En s’attaquant aux droits sociaux des étrangers, Marine Le Pen répond à une préoccupation majeure de son électorat. « Le rejet de l’immigration est le premier facteur explicatif du vote RN,analyse la politiste Nonna Mayer. Beaucoup d’électeurs estiment qu’il “y a trop d’immigrés en France”, mais, au RN, le chiffre bondit, pour les élections de 2022, à un taux record de 96 % ! On a beau tester d’autres variables – le diplôme, l’âge, la profession, le genre ou les opinions sur l’économie, les femmes, l’autorité ou la peine de mort –, l’ethnocentrisme arrive toujours en tête : c’est un élément profondément structurant de cet électorat. »
(….) le sociologue Nicolas Duvoux. Au Danemark et en Norvège, par exemple, des partis d’extrême droite, de droite mais aussi sociaux-démocrates, sans remettre en cause le principe de la redistribution, se demandent qui, dans un monde de moins en moins prospère, doit légitimement bénéficier de l’Etat-providence. »
Parce que ces controverses sont associées à des discours hostiles à l’immigration, elles finissent par engendrer des systèmes plus ou moins poussés de préférence nationale. « Dans certains pays scandinaves, le peuple autochtone s’est vu octroyer des privilèges, poursuit l’auteur de L’Avenir confisqué (PUF, 2023). Au fil des ans, les critères d’admission de la protection sociale ont ainsi été alignés, non sur la situation sociale du demandeur, mais sur sa nationalité. Cette conception nationaliste de la solidarité a défini un périmètre d’exclusion fondé sur l’appartenance à la communauté nationale : elle a donné un soubassement ethnique à l’Etat social. »
Comment définir les contours idéologiques de la préférence nationale ? Où situer cette doctrine dans le paysage qui émerge après la seconde guerre mondiale ? « Cette conception organique et communautaire de la société est inspirée par l’idée du “nativisme”, un concept anglo-saxon qui désigne l’alliance du nationalisme et de la xénophobie, précise Nonna Mayer. Le nationalisme n’est pas forcément exclusionniste, mais la préférence nationale, elle, l’est : elle va de pair avec une conception restrictive, voire ethnique, du peuple. Pour le RN, la nationalité se transmet, non pas par le sol, mais par le sang. »
Patrick Savidan, professeur en science politique à l’université Paris-Panthéon-Assas, a forgé(…)le concept de « solidarité élective ». « Cette solidarité est affective, particularisante et choisie, résume ce philosophe qui a coordonné le Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale (PUF, 2018). Elle n’est pas à l’endroit du genre humain, ni à l’endroit de ceux que l’on a accueillis sur notre territoire, mais à l’endroit de ceux que l’on considère comme des “semblables”. Pour le Rassemblement national, la différence suffit à dénouer le rapport de solidarité. »
La préférence nationale, poursuit Patrick Savidan, repose sur une idée « archaïque et anthropologique » : l’Etat doit réserver un traitement privilégié à « ceux qui se ressemblent ». « La nationalité est considérée comme un signe de proximité, alors que ce n’est pas toujours le cas, objecte-t-il. Un ouvrier français peut se sentir beaucoup plus proche d’un ouvrier espagnol de son quartier que d’un universitaire français qui vit à Paris. En réduisant l’identité à la nationalité, les partisans de la préférence nationale refusent de penser la complexité des appartenances. La similitude n’est pas forcément un ressort légitime de redistribution. »
La plupart des régimes de protection sociale européens sont d’ailleurs fondés sur une tout autre philosophie : parce qu’ils s’adressent à l’ensemble des résidents d’un territoire, ils sont « universalistes ». « Ce qui compte, dans ces systèmes de redistribution, ce n’est pas la ressemblance mais l’égalité, poursuit Patrick Savidan. L’historien et sociologue Pierre Rosanvallon qualifie cette solidarité instaurée par l’Etat-providence de “froide” : qu’il s’agisse de la Sécurité sociale, créée en France en 1945, ou de [l’Etat-providence] bâti au Royaume-Uni l’année suivante, elle repose, non sur des liens interpersonnels de proximité comme le voisinage ou la famille, mais sur des procédures objectives définies p
Dans ces systèmes de redistribution, le critère central n’est pas la nationalité du demandeur mais ses besoins. « L’Etat-providence est chargé de répondre à des urgences sociales, observe le sociologue Nicolas Duvoux. Il s’adresse donc à tous ceux, Français ou non, qui sont confrontés à des difficultés financières ou à des accidents de la vie. Il est d’ailleurs financé par les cotisations sociales et les impôts de tous les résidents – sans distinction de nationalité. » Au nom de ce principe d’universalité, les allocations familiales, les aides au logement ou l’allocation de solidarité aux personnes âgées sont, en France, ouvertes aux étrangers.
C’est cette philosophie universaliste que le RN juge aujourd’hui « injuste », selon le mot de son président, Jordan Bardella. Parce que la lutte contre l’immigration est une « grande urgence », parce que « notre pays doit cesser d’être un guichet social pour l’immigration du monde entier », le député européen veut instaurer, en France, un système de « priorité nationale ». Il faut, selon lui, priver les étrangers d’aides sociales et accorder une priorité aux nationaux dans l’accès au logement social. Les « fruits de la solidarité nationale », estime-t-il, doivent être réservés à ceux qui détiennent une carte d’identité française.
Si le Rassemblement national modifie un jour cette règle du jeu, analyse Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes, il ramènera la France un siècle en arrière : la priorité nationale ressuscitera, selon lui, le système « inégalitaire et protectionniste » de la fin du XIXe siècle et des années 1930.(…)
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Ce système inégalitaire est cependant bousculé, au milieu du XXe siècle, par la tourmente de la seconde guerre mondiale. Alors que les grands textes internationaux rédigés au lendemain de la Shoah proclament l’égale dignité de tous les hommes, la France crée la Sécurité sociale, une « vaste organisation nationale d’entraide obligatoire » qui, dans un « souci élémentaire de justice sociale », se donne pour objectif de débarrasser les travailleurs de l’« incertitude du lendemain ». Son but, souligne l’ordonnance du 4 octobre 1945, est de couvrir l’« ensemble de la population du pays » contre l’« ensemble des facteurs d’insécurité ».
Sans supprimer toutes les exclusions, les textes de 1945 ouvrent très largement la « Sécu » aux étrangers. « Le régime général prévoit l’affiliation obligatoire des salariés étrangers, réguliers ou non, dans les mêmes conditions que les Français : ils bénéficient, comme leurs ayants droit, des prestations d’assurance-maladie, explique le juriste Serge Slama. Les prestations financées par l’impôt restent en revanche fermées aux étrangers – c’est le cas de l’assistance médicale gratuite, de l’assistance aux vieillards infirmes et incurables, puis, plus tard, du minimum vieillesse (1956), de l’allocation supplémentaire d’invalidité (1957) et de l’allocation adulte handicapé (1975). »
Si l’esprit de solidarité qui règne à la Libération ne suffit pas, en 1945, à lever toutes les exclusions frappant les étrangers, il souffle dans bon nombre de grands textes qui marquent de leur empreinte les années d’après-guerre. En 1946, le préambule de la Constitution garantit ainsi à « tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Dans les décennies qui suivent, ces droits fondamentaux sont consolidés par la Convention européenne des droits de l’homme (1950), la Charte sociale européenne (1961) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966).
Les principes d’égalité ou de non-discrimination proclamés par ces textes ne sont pas purement symboliques : les juridictions nationales et européennes peuvent les appliquer dans tous les dossiers qui leur sont soumis – et c’est bientôt la pratique qu’elles adoptent. « La première jurisprudence qui remet en cause la légitimité de l’exclusion des étrangers en matière d’aide sociale émane de la Cour de justice des communautés européennes, précise Lola Isidro. Dans les années 1970, elle considère que cette inégalité est contraire au principe de non-discrimination du traité de Rome, notamment en matière d’allocation adulte handicapé et de minimum vieillesse. »
Dans un premier temps, cette jurisprudence ne concerne que les étrangers communautaires mais elle lance un mouvement qui, au nom des droits de l’homme, finit par faire tomber une à une toutes les exclusions envers les étrangers. En 1989, le Conseil d’Etat considère ainsi que le refus, par la Mairie de Paris, de verser aux étrangers non communautaires une allocation d’aide aux familles est contraire au principe d’égalité. Un an plus tard, le Conseil constitutionnel lui emboîte le pas en censurant, toujours au nom du principe d’égalité, une loi privant les étrangers non communautaires en situation régulière de l’allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité.
Le raisonnement du Conseil constitutionnel est simple. « Le principe d’égalité n’empêche pas le législateur de régler de façon différente des situations différentes, observe Samy Benzina, professeur de droit public à l’université de Poitiers. Mais ces différences de traitement doivent impérativement reposer sur des critères objectifs et pertinents : elles sont tenues d’avoir un lien rationnel avec l’objectif poursuivi par la loi. » Utilisée par d’autres cours constitutionnelles, en Europe comme en Amérique du Nord, cette règle est destinée à éviter des discriminations arbitraires.
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En 1996, dans une affaire concernant un ressortissant turc privé, en Autriche, d’une prestation de secours réservée aux nationaux, la Cour européenne des droits de l’homme adopte le même raisonnement que le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel. « L’arrêt Gaygusuz de 1996 proclame un principe très important : la nationalité, quelle qu’elle soit, ne peut constituer le seul et unique critère d’une différence de traitement, précise Nicolas Hervieu, juriste en droit public et droit européen des droits humains. Aux yeux des juges, elle ne suffit pas, à elle seule, à légitimer une distinction entre le régime juridique des nationaux et celui des étrangers. »
Dans les années 1990, ce mouvement de jurisprudence oblige la France à « toiletter son droit social », selon le mot de Nicolas Hervieu. « L’arrêt Gaygusuz est très rapidement réceptionné par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, ajoute la juriste Lola Isidro.Face à l’accumulation des décisions françaises et européennes, le gouvernement de Lionel Jospin supprime en 1998 toute condition de nationalité pour les prestations non contributives de sécurité sociale. L’étranger ne peut plus être exclu du cercle des bénéficiaires de l’Etat-providence en raison de ce qu’il est : ce critère est chassé du droit de la protection sociale. »
« Le statut administratif ne présente pas un caractère intrinsèque et immuable qui renvoie à ce que les gens “sont” car il peut évoluer au cours de la Dans un climat de surenchère sur l’immigration, les adversaires de l’égalité ne rendent cependant pas les armes. Puisque le critère de la nationalité est désormais prohibé, ils en imposent d’autres, plus« insidieux », selon Nicolas Hervieu : ce sera la régularité, puis la durée du séjour – deux critères qui ont l’avantage de ne pas être interdits par la Convention européenne des droits de l’homme.
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Ce mouvement culmine avec l’adoption, en janvier, de la loi relative à l’immigration, largement censurée par le Conseil constitutionnel (…). Marine Le Pen ne s’y trompe pas : elle salue avec enthousiasme la « victoire idéologique » du RN.
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Malgré cette décision du Conseil constitutionnel, malgré la jurisprudence du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme, Marine Le Pen et Jordan Bardella continuent à clamer qu’ils veulent instaurer un système de « priorité » nationale – et promettent, en cas de conflit avec le Conseil constitutionnel, une révision de la Constitution. « La préférence nationale est pourtant au moins contraire au principe de solidarité garanti par notre Constitution, objecte Samy Benzina. La question, aujourd’hui, est donc de savoir si nous voulons élire des dirigeants dont le programme est en flagrante contradiction avec les exigences constitutionnelles. »
Si le RN s’obstine à vouloir imposer un système de préférence nationale, l’affrontement avec les neuf juges constitutionnels est inéluctable. « Deux légitimités, dans ce cas, s’affronteront, constate le juriste Serge Slama. Celle d’une démocratie constitutionnelle fondée sur le respect de l’Etat de droit et celle d’une démocratie populiste inspirée par l’idée que le suffrage universel ne doit rencontrer aucune résistance. En France, la loi est le fruit de la volonté du peuple mais elle doit aussi être conforme à la Constitution et aux conventions internationales : ces textes qui garantissent les droits fondamentaux nous protègent des abus du législateur. » Pour combien de temps ?
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