Texte initialement lu lors d’un congrès d’internes en psychiatrie, le CNIPsy à Montpellier le 12 octobre 2017.
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2017/12/29/la-sante-en-grece/
http://www.cadtm.org/La-sante-en-Grece
Je suis psychiatre et psychanalyste, d’exercice privé à Poitiers,militant de l’Union syndicale de la psychiatrie, et bien d’autres choses encore. Je ne tente pas de faire des synthèses improbables entre ces diverses activités et engagements mais je me déplace plutôt sur des frontières mouvantes, ce pour tenter d’élaborer une éthique professionnelle et citoyenne.
Penser les frontières fut exigé lorsque la solidarité avec le peuple grec vint s’imposer à nous. Quelle est cette Union européenne qui sanctionne sans fin un peuple de la périphérie ? La Grèce est-elle partie de l’Union européenne à part entière ? Quelle est cette politique impitoyable qui s’affirme comme seule possible, incontestable ? Quelle est la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ?
Je vais vous parler de l’état de la santé en Grèce. Il nous faudra aussi entrer un peu dans le détail de l’historique et de l’actualité de ce pays. Je vais tenter de vous dire en quoi cette situation nous apparaît être le résultat de décisions politiques que nous qualifions de néolibérales.
C’est une telle analyse qui induit la forme de notre soutien aux grecs qui résistent, soutien politique qui est celui de l’Union syndicale de la psychiatrie et du Réseau européen santé mentale démocratique.
Cela peut apparaître bien éloigné des soucis quotidiens du clinicien en psychiatrie. Et pourtant, la dégradation des conditions d’accueil et d’hospitalisation dans le service public en psychiatrie est liée elle aussi à des décisions politiques de gouvernements successifs dans notre pays dint les postulats politiques sont les mêmes qu’en Grèce.
Néolibéralisme, mondialisation
Nous vivons une époque de mondialisation, c’est à dire une époque de libre-circulation des marchandises et des élites économiques et politiques du monde, mais pas du tout celle d’une libre circulation des personnes. Nous assistons à une explosion des inégalités de fortune à l’échelle planétaire . Cela est dû à une politique néolibérale qui est appliquée dans le monde entier, avec une brutalité variable selon les pays. Partout, elle organise la réduction des dépenses publiques et des services publics . Cette politique est connue sous le nom d’austérité.
Au sein de l’Union européenne, des politiques néolibérales ont été imposées d’une manière particulièrement brutale aux pays de sa périphérie. Elles ont produit la mise en faillite des services publics et des dispositifs de protection sociale, Il y a eu en Grèce des réductions des budgets de la Santé d’une ampleur inédite (de 40% pour le budget public hospitalier) produisant depuis 2010 des effets dramatiques.
En Grèce des hôpitaux ont fermé, les effectifs des personnels ont fondu. La qualité des soins, notamment en psychiatrie a régressé brutalement. L’accès au soins devient une simple fiction, de plus en plus.
Les personnes et familles sont appauvries au point que le renoncement aux soins pour motif économique a explosé. Environ 20% de la population n’achète plus de médicaments. Beaucoup de familles font obligées de faire un choix entre se soigner et subvenir à leurs autres besoins vitaux.
La raréfaction des moyens pour la prise en charge de la douleur psychique et des pathologies mentales qui sont pourtant en constante augmentation est patente. Les suicides ont augmenté de 27% entre 2008 et 2011, puis de 5% chaque année. La mise à mal des structures familiales du fait du chômage de masse, de l’effondrement des salaires, et aussi des retraites, est certainement en lien direct avec cette augmentation dramatique.
Des hôpitaux psychiatriques ont été fermés, il n’en reste plus que deux pour toute la Grèce. Bien sûr sans création d’alternatives ni promotion de services communautaires. Alors que la Grèce avait connu une politique de mise en place d’une psychiatrie de secteur auparavant.
Le service public de psychiatrie est démantelé, ce au profit d’intérêts privés avançant sous le masque d’ONG ; de nombreuses ONG viennent participer au dépeçage des services publics, elles sont les actrices de la privatisation complète de la Santé mentale ; d’autres ONG restant fidèles globalement à leur mission humanitaire.
C’est une psychiatrie privatisée, éclatée, sécuritaire qui est mise en place en Grèce, au nom des économies à faire . Il s’agit de gérer des populations de façon autoritaire, avec des bureaucrates et leurs protocoles.
Un des signes de cette dégradation est, en Grèce comme ailleurs, l’augmentation des hospitalisations sous contraintes et de celle des contentions en milieu hospitalier.
Cet état des lieux de la santé en Grèce amène à se poser la question des responsabilités politiques.
Historique de la Grèce et des mémorandums
Pour la période 1998–2008, l’évolution de l’économie grecque ressemble à une success story. L’intégration de la Grèce au sein de l’Union européenne et à partir de 2001 dans la zone euro sembla réussir. Le taux de croissance économique était alors élevé, plus élevé que celui des économies les plus fortes d’Europe. Lors de cette période, la croissance du PIB grec a été supérieure à la moyenne de l’UE, mais ce fut au prix de la subordination du pays.
Il se créa dès cette époque une bulle du crédit privé, touchant principalement le secteur immobilier, mais aussi celui de la consommation. Le gouvernement soutint les banques privées qui incitaient les ménages à investir en bourse. Les particuliers furent sollicités en tant qu’accédant à la propriété, automobilistes, consommateurs de biens électroménagers, vacanciers, etc. Pour beaucoup de Grecs , l’appartenance à l’Union européenne fut alors associée à un sentiment de prospérité.
L’incitation à s’endetter sans limite a créé cette bulle du crédit privé et ce fut le résultat de l’action consciente des banquiers grecs et des capitalistes grecs.
Les banques européennes arrivèrent à cette époque sur ce marché fort rentable et firent l’acquisition de certaines banques grecques ; la responsabilité des banques européennes, françaises et allemandes en particulier, est importante dès alors.
La dette du secteur privé s’est poursuivie et même largement développée au cours des années 2000. Les ménages, auxquels les banques proposaient des conditions de crédit alléchantes, ont eu massivement recours à l’endettement, tout comme les entreprises. On hésite sur la qualification du rôle des banques : imprudence, illégalité, les deux sans doute.
Dès 2008 les particuliers furent nombreux à ne plus pouvoir payer les intérêts de leurs prêts
Et puis, en septembre 2008, suite à la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis et à la crise économique qui suivit, les prêts interbancaires se tarirent complètement. La valeur des actions des banques grecques s’effondra alors .
Les gouvernements des pays dominants de l’Union européenne ont décidé d’utiliser de l’argent public pour sauver des banquiers privés des pays dominants. Les dettes privées sont devenues ainsi dettes publiques dabns toute l’Union européenne. Cette dette publique dont on parle tant et de façon si confuse souvent.
Les banquiers d’Europe de l’Ouest ont fait le pari que leurs États respectifs leur viendraient en aide en cas de problème, ils ont considéré qu’ils pouvaient prendre des risques très élevés en Grèce. Les banques privées d’Europe occidentale ont utilisé l’argent que leur prêtaient massivement et à bas coût la BCE et la Réserve fédérale des États-Unis pour prêter ensuite à la Grèce. Car du fait du règlement de la BCE, la Grèce, ni aucun État, ne peut emprunter directement à la BCE.
Une des leçons de cette histoire, c’est que les banques concernées ont fait des profits sans grand risque, en ruinant toujours plus la Grèce.
Ici intervient pour la Grèce, un acteur essentiel : la Troïka qui regroupe la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Commission européenne.
À partir de 2010, une politique d’austérité intensive est imposée par la « Troïka » et le gouvernement grec pour rembourser cette dette publique très élevée. Cette politique, ce « mémorandum » imposé, a diminué drastiquement les revenus des ménages ainsi que des PME.
Si l’on en croit le discours dominant sur le plan international, le mémorandum de 2010 constituait la seule réponse possible à la crise des finances publiques grecques. On a dit que les Grecs ne payaient pas d’impôt alors que les salariés et les retraités grecs avaient leurs impôts prélevés à la source. Et autres inexactitudes et mensonges.
En réalité le prêt du FMI à la Grèce n’était pas destiné à redresser l’économie grecque ou à aider le peuple grec, il a servi à rembourser les banques françaises, allemandes, hollandaises qui, à elles seules, détenaient plus de 70 % de la dette grecque au moment de la décision.
Le mémorandum de 2010 fut le début d’une période qui a soumis le peuple grec à une crise humanitaire dramatique et à la mise sous tutelle, sans pour autant assainir le système bancaire grec. Nous assistons depuis 2010, avec plus ou moins d’indifférence, à la violation des droits humains perpétrée à la demande des créanciers et des grandes entreprises privées.
C’est à cette époque, face à cette situation, que s’est constitué un mouvement de solidarité concrète avec la Grèce et aussi une campagne d’information sur le programme de Syriza, le parti d’Alexis Tsipras, et la solution alternative à ces politiques d’austérité qu’il portait. Notre engagement pouvait avoir l’allure de l’humanitaire, il était affirmé comme politique et internationaliste. Notre solidarité avec les dispensaires solidaires sociaux grecs date de cette époque.
Alexis Tsipras est parvenu fin janvier 2015 au poste de premier ministre sur un programme proposant une redistribution des richesses ainsi que des programmes sociaux . Mais, arrivé au pouvoir, il a fait le pari de maintenir une bonne relation avec la Commission européenne ; il a engagé des négociations avec la Troïka qui se sont avérées interminables, tout en continuant à payer la dette. Il avait fait le pari qu’il pourrait parvenir ainsi à une réduction importante de cette dette, il n’obtint rien.
Nous pensons que si le gouvernement Tsipras avait alors informé son peuple et les peuples européens de la façon dont les créanciers de la Grèce traitait celle-ci, s’il avait appelé à la mobilisation de son peuple et à la solidarité internationale , l’histoire aurait pu connaître d’autres développements. Le gouvernement Tsipras avait un moyen à sa disposition qu’il s’est refusé à utiliser : la suspension du paiement de la dette pour dégager une marge de manœuvre et investir dans son économie.
En fait, l’expérience des négociations entre la Grèce et la Troïka a montré qu’on ne peut pas espérer convaincre les mandataires de l’oligarchie financière de relâcher leurs politiques d’austérité dans une discussion rationnelle de bonne foi. Les témoignages de l’ex ministre des finances Yanis Varoufakis furent très éclairants sur ce point.
À ce point, il faut dire quelques mots sur un des protagonistes principaux de ce drame , la Banque centrale européenne. Elle a alors agi au nom des gouvernements de l’ Union européenne, au nom de critères économiques jamais discutés par les opinions publiques. Dès le 4 février 2015, alors que le gouvernement Tsipras n’avait qu’une semaine d’existence, la BCE a bloqué les liquidités destinées aux banques grecques ne mettant à leur disposition que les liquidités d’urgence bien plus coûteuses. Puis les gouvernements européens ont refusé toute renégociation de la dette, comme nous venons de le voir, alors même que la quasi-totalité des économistes, y compris ceux du FMI, indiquaient qu’elle ne pourrait jamais être remboursée.
En juillet 2015, lorsque Tsipras a convoqué un référendum, dont la question était « pour ou contre accepter un nouveau mémorandum », la BCE a également bloqué les liquidités d’urgence et le gouvernement grec a dû fermer les banques.
Le référendum de juillet 2015 a été l’occasion d’une intense mobilisation populaire. Le rejet du mémorandum fut très majoritaire, et en particulier chez les ouvriers, les employés et chez les jeunes. Et pourtant Tsipras qui venait de remporter une victoire avec le résultat de ce vote a consenti quelques jours plus tard à signer ce qui lui était imposé. Il proposa cette image : il avait signé « le pistolet sur la tempe ».
Voici ce que disait le Prix Nobel d’économie, Paul Krugman au lendemain de cet accord :
« Les propositions de l’Eurogroupe sont de la folie. Cela va au-delà de la sévérité, vers l’envie de vengeance, la destruction totale de la souveraineté nationale et aucun espoir de soulagement (…) c’est une trahison grotesque de tout ce que le projet européen était censé représenter ».
Voila pourquoi le Comité vérité sur la dette avait conclu en juin 2015 à la nécessité urgente et légitime d’ annuler la dette réclamée par la Troïka . Je cite :
« Les dettes réclamées à la Grèce depuis 2010 sont odieuses car elles ont été accumulées pour poursuivre des objectifs qui vont clairement à l’encontre des intérêts de la population. Les créanciers en étaient conscients et ils ont tiré profit de la situation. Ces dettes doivent être annulées. ». La dette grecque fut dite par cette commission « illégale, odieuse, illégitime, insoutenable » pour les raisons que j’ai essayé de vous exposer. Taux d’intérêts abusifs, cadeaux fiscaux, fraude fiscale et l’évasion fiscale vers des pays comme le Luxembourg, ont contribué à cette dette.
Une suspension de la dette se justifiait pour la Grèce par le niveau insoutenable des dettes pour la population et par la supériorité des obligations juridiques des États à l’égard de leur population par rapport au remboursement des dettes. Son paiement empêchait et empêche le respect des droits fondamentaux de la population mais aussi de sortir de la crise économique.
Voici pour conclure quelques conséquences des politiques imposées au peuple grec depuis 2010
Après la signature de quatre soi-disant « plans d’assistance », la situation reste toujours dramatique. Ces plans se sont révélés être des traitements plus néfastes que le mal qu’ils étaient censés traiter. La récession a empiré ; la dette publique reste gigantesque, tant ce que verse l’État grec sert à rembourser les seuls intérêts de cette dette.
L’Union européenne et les institutions financières ont exigé la privatisation des biens publics, la diminution des salaires et retraites, la réduction drastique des dépenses publiques .
C’est le seul moyen selon les créanciers pour que le secteur économique privé soit relancé et que l’économie reparte… ce qui s’avère faux à l’expérience de ces dernières années ; et pourtant ils persévèrent dans leurs exigences.
En Grèce, sur 11 millions d’habitants, 2,5 millions vivent sous le seuil de pauvreté, et 3,8 millions sont en « risque de pauvreté ». Les retraites ont baissé de plus de 30%. La précarisation des salarié-es et de la paupérisation de larges parties de la société n ’a cessé de s’accentuer.
La récession économique permanente infligée à la Grèce, conduit le système public de protection sociale solidaire inexorablement vers la faillite.
Cette politique a des conséquences dramatiques sur la santé des grecs comme nous l’avons vu.
À cela vient s’ajouter le séjour permanent dans le pays de dizaines de milliers de réfugiés. Là encore la responsabilité des décideurs politiques est accablante.
Pour en savoir plus consulter le site de France Grèce solidarité santé,
l’Union syndicale de la psychiatrie,
Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM)
Pascal Boissel, Octobre 2017