« Le fascisme, c’est le parti du déses­poir contre-révo­lu­tion­naire »

Un article de Regards. Une inter­view de Robi Morder et Patrick Silber­stein par Guillaume Liégard.

Syllepse publie un recueil de textes de Léon Trotsky, Contre le fascisme (1922–1940). Deux de ses coor­don­na­teurs, Robi Morder et Patrick Silber­stein, expliquent la démarche et l’in­té­rêt de consi­dé­rer l’époque actuelle à la lumière de ces textes. (…)

 

Regards. Pourquoi ce livre et pourquoi avoir sous-titré votre intro­duc­tion « Dernière station avant l’abat­toir » ?

Au départ, il s’agis­sait de réédi­ter Comment vaincre le fascisme [1] de Léon Trotsky, livre épuisé. Et puis au fil de nos recherches, au regard de l’ac­tua­lité de la ques­tion, de la lecture d’aujourd’­hui qui est la nôtre, nous avons été « empor­tés » dans le projet. Au final, nous avons regroupé 81 textes qui recoupent la quasi tota­lité de ceux de Trotsky sur le fascisme et l’es­sen­tiel de ceux sur la guerre. Le livre aurait d’ailleurs pu s’in­ti­tu­lerContre Le fascisme et la guerre. Notre projet, c’est évidem­ment de mettre en relief ce qui peut nous servir aujourd’­hui dans l’en­semble des réflexions, des intui­tions et des théo­ri­sa­tions de Trotsky sur le fascisme. D’un certain côté, il s’agit aussi de sortir Trotsky du « trots­kysme »…

Vous insis­tez sur la néces­sité d’une défi­ni­tion mini­mum du fasciste, qu’en­ten­dez-vous par là ?

C’est une recom­man­da­tion de Zeev Stern­hell qui indique qu’il faut déga­ger le déno­mi­na­teur commun des mouve­ments se récla­mant du fascisme, mais aussi de ceux qui, tout en décli­nant la réfé­rence, font bel et bien partie de la famille. Disons qu’a­vec la concor­dance d’une solu­tion auto­ri­taire, d’une mise en avant du natio­na­lisme et de la xéno­pho­bie, du recours à un homme provi­den­tiel et adossé à des partis « de masse » (dans les condi­tions d’aujourd’­hui) capable de mobi­li­ser les perdus et les exclus pour les dres­ser les uns contre les autres, on a des éléments communs à tous les fascismes. Il y a une autre constance, c’est la volonté d’écra­ser toutes les formes d’or­ga­ni­sa­tion popu­laire auto­nome et la liqui­da­tion de toutes les liber­tés. Les fascismes de notre temps, comme ceux d’hier, sont capables de rencon­trer des groupes humains auxquels ils redonnent un sens, un « but final », est une réalité. C’est déjà ce qu’il y a chez Trotsky en 1933, quand il écrit : « Le déses­poir les a fait se dres­ser, le fascisme leur a donné un drapeau. »

Peut-on compa­rer l’époque actuelle et les années trente ?

Bien sûr, les forma­tions sociales ont changé, la « pous­sière humaine » que les fascismes d’hier agré­geaient étaient la petite bour­geoi­sie ruinée, les armées de chômeurs, des jeunes et des intel­lec­tuels, des paysans dont la pers­pec­tive était celle d’une prolé­ta­ri­sa­tion dans la misère. Ces couches ont en partie disparu, en tout cas leur place s’est forte­ment réduite dans une société où les sala­riés consti­tuent près de 90% de la popu­la­tion active. Mais dans des condi­tions nouvelles, la crainte du déclas­se­ment existe dans l’en­ca­dre­ment, chez les jeunes, chez les sala­riés dans les zones « rurbaines », dans les petites entre­prises. La préca­rité fragi­lise. Et si le prolé­ta­riat moderne, le sala­riat dirons-nous, n’est pas capable d’agré­ger toutes ses compo­santes autour d’un projet et de pratiques progres­sistes, ce sera l’uto­pie réac­tion­naire, natio­na­liste, xéno­phobe qui appa­raî­tra alors comme « réaliste ». Il faut égale­ment se méfier des défi­ni­tions telle­ment strictes qu’elles n’ont plus aucune fonc­tion­na­lité. Bien sûr que nous ne sommes plus dans les années 1930, et alors ? Le fascisme est un hydre-camé­léon qui est bien de retour.

La victoire fasciste des années 1930 et parfois analy­sée comme une réponse à la menace révo­lu­tion­naire, rien de tout cela aujourd’­hui ?

Cette objec­tion, souvent enten­due, appelle au moins deux remarques. En premier lieu, cette approche traduit une vision instru­men­tale du fascisme, comme s’il n’était que la simple projec­tion de la volonté de la classe domi­nante. La solu­tion fasciste est plutôt un proces­sus au cours duquel les partis bour­geois tradi­tion­nels font fina­le­ment appel aux partis fascistes, « en dernier recours » tout en s’en méfiant et en croyant pouvoir les domes­tiquer, mais, comme le disait Trotsky, les fascistes sont des « nuées de criquets affa­més et voraces » qui exigent et obtiennent tout le pouvoir. L’ar­ri­vée des fascistes italiens et des nazis alle­mands au pouvoir s’est faite dans le cadre de coali­tions avec la droite « clas­sique ». Dans l’en­semble, les obser­va­teurs de l’époque étaient convain­cus que les partis de la droite tradi­tion­nelle et les insti­tu­tions main­tien­draient en laisse les partis fascistes.

Alors que leur dyna­mique était à la fois plus puis­sante et plus large ?

La deuxième remarque, c’est juste­ment que la victoire du fascisme n’est abso­lu­ment pas la réponse bour­geoise à une victoire possible du mouve­ment ouvrier. Au contraire, c’est le fruit de la défaite de ce dernier. Le fascisme c’est le parti du « déses­poir contre-révo­lu­tion­naire », disait Trotsky. Pour Clara Zetkin [2], en 1923, le fascisme était une « puni­tion histo­rique » infli­gée au prolé­ta­riat pour avoir échoué à parache­ver la Révo­lu­tion russe. Si l’on consi­dère l’en­semble des situa­tions révo­lu­tion­naires épui­sées ou manquées au cours des cinquante dernières années, il y a alors des raisons de s’inquié­ter et de redou­ter que faute d’une solu­tion éman­ci­pa­trice, on assiste au retour de nouvelles barba­ries. La montée en France du Front natio­nal en est une illus­tra­tion. Il y en a beau­coup d’autres.

Et le programme dans tout cela ?

Le flou des propo­si­tions, les contra­dic­tions, le mélange de propo­si­tions libé­rales et anti­ca­pi­ta­listes sont consub­stan­tielles au fascisme. Déjà dans les années 1930, Pierre Naville disait qu’il ne servait à rien de passer son temps à « démon­trer » que le programme de François de La Rocque était inexis­tant. Trotsky le dit à plusieurs reprises en exami­nant les événe­ments du février 1934. C’est juste­ment l’ab­sence de programme défini qui fait sa force. Wilhelm Reich [3] avec qui Trotsky a eu une corres­pon­dance dans les années 1930, avait noté que lorsqu’il posait la ques­tion sur le carac­tère inte­nable du programme nazi à force d’être contra­dic­toire, il obte­nait alors la réponse suivante : « Hitler trou­vera la solu­tion. »

Le nazisme s’est nourri de contra­dic­tions qui lui ont permis de recru­ter ses soutiens dans diffé­rentes classes sociales ?

Le parti d’Hit­ler, le NSDAP, est capable à la fois de toucher des fonds des milieux d’af­faires alle­mands et de soute­nir la grève des trami­nots à Berlin en 1932. Le KPD, sous la houlette de Moscou a long­temps consi­déré le mouve­ment hitlé­rien comme une « simple » forme de réac­tion capi­ta­liste, un instru­ment commode créé par et pour la grande bour­geoi­sie. Trotsky au contraire, en obser­vant les carac­té­ris­tiques propres au fascisme, a relevé la dimen­sion plébéienne et de masse du fascisme. Ce dernier est non seule­ment issu de la petite bour­geoi­sie mais aussi du prolé­ta­riat. Les mouve­ments fascistes sont capables d’une grande souplesse tactique, pour ne pas dire de contor­sions éton­nantes. Quand Marine Le Pen soutient Syriza en Grèce contre « le tota­li­ta­risme de l’Union euro­péenne et de ses complices, les marchés finan­ciers », cela provoque une certaine stupeur au sein même des troupes fron­tistes.

Dans votre intro­duc­tion vous reve­nez sur une partie de l’his­to­rio­gra­phie française qui fait du fascisme un phéno­mène exté­rieur à la France.

Oui, nous sommes face à un mythe français, celui d’une exté­rio­rité du fascisme à la Française. René Rémond, qui fait auto­rité sur les histo­riens des droites françaises, ne voit dans les Croix de feu du colo­nel de La Rocque qu’une forme de « scou­tisme poli­tique pour grandes personnes ». Il ne perçoit dans le 6 février 34 que l’échec des ligues et ne voit pas qu’elles ont poussé le pouvoir vers la droite, vers le bona­par­tisme, dit Trotsky. Face à cette idée de l’im­mu­nité française au fascisme, les travaux d’his­to­riens comme Robert Paxton ou Zeev Stern­hell ont eu bien du mal à émer­ger. On pour­rait ironi­ser avec Étienne Bali­bar quand il dit que « le fascisme est donc quelque chose qu’on voit plutôt chez les autres ». Mais ce débat histo­rio­gra­phique n’est pas sans consé­quences poli­tiques. Sur le passé d’abord, est-ce que le régime de Vichy n’a été qu’un furoncle sur un corps sain ou n’y a-t-il pas plutôt dans la société française une base pour un fascisme français ? Si Trotsky n’a pu aller plus loin dans son analyse, Paxton montre bien la dyna­mique de Vichy dès aout 1940. Le prin­ci­pal problème, au plan poli­tique, c’est que cette concep­tion de l’étan­chéité suppo­sée au fascisme ne permet pas de comprendre l’ir­rup­tion, le déve­lop­pe­ment et la nature du Front natio­nal, au delà de ses péri­pé­ties fami­liales.

Trotsky insiste beau­coup sur le front unique comme moyen d’ac­tion contre le fascis­me…

Il faut rappe­ler que le front unique, ce n’est pas d’abord une ques­tion élec­to­rale, cet aspect est même assez margi­nal chez Trotsky. Le Front unique, c’est assu­rer l’au­to­dé­fense face à la violence et aux inita­tives de l’ex­trême droite. On peut le résu­mer par sa formule : « Marcher sépa­ré­ment, frap­per ensemble ». D’un certain point de vue, ce qu’on nous propose aujourd’­hui c’est l’in­verse : marcher ensemble, en réalité derrière le Parti socia­liste, sans jamais frap­per.

Vous concluez ce recueil par les textes sur la guer­re…

Pour Trotsky, l’ar­ti­cu­la­tion entre la victoire du nazisme et la pers­pec­tive d’un nouveau conflit déchi­rant l’Eu­rope est presque immé­diate. Dès novembre 1933, il écrit que « le temps néces­saire à l’ar­me­ment de l’Al­le­magne déter­mine le délai qui sépare d’une nouvelle catas­trophe euro­péenne ». Tout de suite, il perçoit la mons­truo­sité et la spéci­fi­cité du nazisme : « Le fascisme alle­mand fera appa­raître son aîné italien comme quasi­ment humain. » Et surtout, il perçoit la place et la spéci­fi­cité de l’an­ti­sé­mi­tisme nazi et annonce en 1938 « le prochain déve­lop­pe­ment de la réac­tion mondiale implique avec certi­tude l’ex­ter­mi­na­tion physique des Juifs ». Tout au long des années 1930, sa pensée évolue en parti­cu­lier sur la ques­tion de la démo­cra­tie et des droits démo­cra­tiques. Ceux-ci ne sont pas pour lui seule­ment formels, ce qui est souvent une manière de dire qu’il n’y a pas grand chose à garder, mais au contraire essen­tiels et doivent être défen­dus de manière incon­di­tion­nelle. Une idée centrale appa­raît alors  chez lui : «  Les ouvriers ont construit à l’in­té­rieur de la démo­cra­tie bour­geoise, en l’uti­li­sant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démo­cra­tie prolé­ta­rienne. » Si sa concep­tion du front unique est celle d’une totale indé­pen­dance de classe, la défense des droits démo­cra­tiques se fait sans préa­lable sur la nature sociale ou poli­tique des orga­ni­sa­tions. Par exemple, face au nazisme, il défend les Églises alle­mandes et le droit des croyants « à consom­mer leur opium ». Il suggère aussi que les orga­ni­sa­tions ouvrières protègent la franc-maçon­ne­rie. Sa concep­tion dans une lettre de 1935 peut ainsi être argu­men­tée : « Ce dont il s’agit avant tout, c’est d’une ques­tion de liberté de conscience, donc d’éga­lité des droits ». Ce qui l’in­té­resse, c’est comment traduire ses posi­tions par des ques­tions pratiques. Dans ces situa­tions, il ne faut pas faire confiance à la police et à l’État et encore moins s’en remettre à eux. Pour faire une analo­gie, après le 7 janvier 2015, est-ce que les forces de gauche n’au­raient pas dû propo­ser aux orga­ni­sa­tions de croyants d’as­su­rer la sécu­rité des mosquées, des syna­gogues ?

Une posi­tion qui l’amène à des conclu­sions sur l’in­ter­ven­tion des États-Unis en août 1940…

Oui tout à fait, nous publions une lettre du 13 août 1940, c’est-à-dire à la toute fin de sa vie [4], qui s’in­ti­tule Comment défendre la démo­cra­tie. Il dit expli­ci­te­ment qu’il faut renfor­cer la campagne contre les tendances paci­fistes et que les États-Unis doivent inter­ve­nir sur le terrain euro­péen et qu’il faut accom­pa­gner les masses sous les drapeaux tout en déve­lop­pant une « poli­tique mili­taire prolé­ta­rienne » auto­no­me…

Propos recueillis par Guillaume Liégard pour le site de Regards.

http://www.regards.fr/web/article/pour-trotsky-le-fascisme-est-le

[1] Léon Trotsky, Comment vaincre le fascisme (Écrits sur l’Al­le­magne 1930–1933), Éditions de la Passion, 1982.

[2] Clara Zetkin (1857–1933), figure histo­rique du fémi­nisme, membre du SPD puis des Spar­ta­kistes et enfin du KPD.

[3] Wilhelm Reich (1897–1957), exclu du KPD en 1933, auteur notam­ment de La psycho­lo­gie de masse du fascisme.

[4] Trotsky a été assas­siné le 21 août 1940 soit une semaine plus tard.

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