5 décembre 2025

Le Monde. 11 novembre. Marie Jo Sader. « A Gaza, la mort silen­cieuse des hommes, femmes et enfants malades et muti­lés »

Extraits

https://www.lemonde.fr/inter­na­tio­nal/article/2025/11/11/a-gaza-la-mort-silen­cieuse-des-malades-et-des-mutiles-prives-d-evacua­tion-medi­cale_6653043_3210.html

A Gaza, la mort silen­cieuse des hommes, femmes et enfants malades et muti­lés

Plus de 18 000 personnes attendent d’être trans­fé­rés vers un hôpi­tal à l’étran­ger. La lenteur du proces­sus, consé­quence du blocus israé­lien et du peu d’em­pres­se­ment des pays occi­den­taux à les accueillir, a déjà provoqué la mort d’un millier de patients.

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Publié le 11 novembre 2025
 
(…)

« Nous avons telle­ment souf­fert pendant la guerre. Les deux devaient régu­liè­re­ment rece­voir des trans­fu­sions sanguines, nous devions nous-mêmes trou­ver des donneurs, car les hôpi­taux n’avaient aucune réserve », témoigne Arafat Barbakh, leur père, au télé­phone, Israël inter­di­sant toujours l’ac­cès à la bande de Gaza à la presse inter­na­tio­nale. Origi­naire de Rafah, il vit actuel­le­ment à Al-Mawassi, sur la côte sud, où s’étendent des centaines de milliers de tentes de dépla­cés.

L’homme de 43 ans, la voix éteinte, prend de grandes inspi­ra­tions pour parve­nir à racon­ter son histoire. Les jumelles avaient été inscrites sur la liste d’éva­cua­tion pour un trai­te­ment urgent à l’étran­ger. Mais, entre-temps, la maison des Barbakh a été bombar­dée et Razan griè­ve­ment bles­sée. Privés de maté­riel médi­cal pour opérer, les méde­cins n’ont eu d’autre choix que de l’am­pu­ter des deux jambes.

En soins inten­sifs, la jeune fille a vécu son dernier mois dans l’ago­nie. « Ils lui coupaient tous les jours un peu plus de ses jambes, bien au-dessus du genou, pour éviter les infec­tions, et elle devait sans cesse être trans­fu­sée, explique son père. Il n’y avait aucun trai­te­ment pour élimi­ner l’ex­cès de fer dans son sang, qui a aggravé son état. Elle aurait pu être sauvée si elle avait pu quit­ter Gaza à temps. Sa sœur jumelle est trau­ma­ti­sée et a sombré dans le mutisme. »

Cinq mois après la mort de sa sœur, Rawan a eu la chance d’être évacuée aux Emirats arabes unis avec sa mère pour subir une greffe de moelle osseuse. Mais son opéra­tion est suspen­due, faute de donneur compa­tible : son père, inter­dit de voya­ger, n’est pas consi­déré comme un patient médi­cal. Avant la guerre, 90 % des leucé­mies étaient curables dans la bande de Gaza, selon les hôpi­taux de l’en­clave.

Mais l’of­fen­sive dévas­ta­trice menée par Israël pendant deux ans – désor­mais quali­fiée de géno­cide par de nombreuses orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales – a détruit ou endom­magé 94 % des établis­se­ments sani­taires, tué plus de 1 700 profes­sion­nels de santé, en plus du blocus ayant privé le terri­toire de médi­ca­ments et de maté­riel médi­cal pendant près de vingt-quatre mois.

Comme Razan Barbakh, près de 1 000 personnes sont mortes dans l’at­tente d’une évacua­tion à l’étran­ger pour se faire soigner, dont 154 enfants. « Il n’y a aucun trai­te­ment biolo­gique ni radio­thé­ra­peu­tique pour les cancé­reux. Pendant un an, nous n’avons pratiqué aucune chimio­thé­ra­pie », explique, au Monde, Moham­med Abou Nada, direc­teur médi­cal du centre de cancé­ro­lo­gie de l’hô­pi­tal Nasser, qui accueille actuel­le­ment le plus grand nombre de patients.

(…)« Aujourd’­hui, plus de 50 % des 12 500 patients cancé­reux ne reçoivent aucun trai­te­ment, ce qui les expose à un risque de mort immi­nente », précise M. Abou Nada.

Si le fragile cessez-le-feu entré en vigueur le 10 octobre a ralenti le nombre de nouvelles victimes, une partie de la popu­la­tion conti­nue de mourir en silence, faute de soins. Selon les auto­ri­tés sani­taires locales, plus de 69 000 personnes ont été tuées depuis le 7 octobre 2023 – un bilan qui ne recense que les morts directes dues aux opéra­tions israé­liennes. Une lettre signée de trois cher­cheurs et publiée en juillet 2024 par la revue médi­cale britan­nique The Lancet, expliquait que, dans les conflits récents, le nombre de morts indi­rectes – liées à l’ef­fon­dre­ment du système de santé, aux pénu­ries de nour­ri­ture et d’eau, et aux dépla­ce­ments forcés – est trois à quinze fois plus élevé que le nombre de morts directes. En usant d’un ratio conser­va­teur de quatre pour un, la revue avait estimé que le véri­table coût humain de l’of­fen­sive israé­lienne pour­rait s’éle­ver à 186 000 morts. En appliquant cette métho­do­lo­gie au bilan actuel, on atteint le chiffre de 345 000 morts.

(...) Tous les appa­reils IRM ont été détruits, tout comme la quasi-tota­lité des scan­ners et autres outils de diagnos­tic, ainsi que la plupart des labo­ra­toires.

Parmi les patients les plus fragi­li­sés figurent ceux souf­frant d’in­suf­fi­sance rénale, favo­ri­sée par la malnu­tri­tion et les condi­tions sani­taires déplo­rables dans les camps de dépla­cés. (…)

Alors que l’ac­cord de paix élaboré par le président améri­cain prévoyait la réou­ver­ture, au sud, du point de passage de Rafah et la sortie quoti­dienne des patients sans entrave, le poste-fron­tière reste fermé par Israël. Début novembre, quelque 18 500 personnes – atteintes de cancer, d’in­suf­fi­sance rénale, de malfor­ma­tions congé­ni­tales ou de bles­sures de guerre – figu­raient sur la liste d’éva­cua­tion pilo­tée par l’Or­ga­ni­sa­tion mondiale de la santé (OMS) dans le cadre du programme Mede­vac selon les auto­ri­tés sani­taires à Gaza. Seules 146 ont été évacuées depuis la procla­ma­tion du cessez-le-feu, soit moins de cinq patients par jour. Depuis le 7 octobre 2023, 8 000 patients ont été trans­fé­rés vers d’autres pays, dont les deux tiers (5 000) avant la ferme­ture du termi­nal de Rafah, le 6 mai 2024.

Depuis, les évacua­tions ne se font plus qu’au compte-gouttes, prin­ci­pa­le­ment vers l’Egypte, les Emirats arabes unis et le Qatar. « A présent, le blocage vient surtout des pays occi­den­taux, qui ne parti­cipent pas assez à l’ef­fort d’ac­cueil », pointe Rosa­lia Bollen, porte-parole de l’Uni­cef Pales­tine. (…)

« Israël, en tant que force d’oc­cu­pa­tion, a l’obli­ga­tion de garan­tir la libre circu­la­tion des patients au sein des terri­toires pales­ti­niens. Les pays tiers n’ac­cep­te­ront jamais d’ac­cueillir autant de malades, c’est du jamais-vu dans l’his­toire », dénonce un respon­sable huma­ni­taire sous le couvert de l’ano­ny­mat. Le Centre pales­ti­nien pour les droits de l’homme accuse Israël de mener une « poli­tique de puni­tion collec­tive » en viola­tion du droit inter­na­tio­nal.

En atten­dant, chaque diagnos­tic supplé­men­taire à Gaza résonne comme une condam­na­tion à mort. (…)

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