Les 80 ans du débarque­ment de Provence, une distor­sion infi­dèle à l’his­toire

Les 80 ans du débarque­ment de Provence, une distor­sion infi­dèle à l’his­toire

Lors de la commé­mo­ra­tion offi­cielle des 80 ans du débarque­ment de Provence orga­ni­sée par Emma­nuel Macron à la nécro­pole de Boulou­ris-sur-mer à Saint-Raphaël, le seul chef d’Etat étran­ger était le Came­rou­nais Paul Biya et tous les discours et commen­taires à propos des soldats qui ont parti­cipé à ce débarque­ment, ont évoqué essen­tiel­le­ment les Afri­cains subsa­ha­riens. En réalité, de cet épisode histo­rique, les origi­naires d’Afrique noire étaient pratique­ment absents, de même que d’autres qui ont été aussi mention­nés, comme les Antillais ou les combat­tants du Paci­fique. La majo­rité des soldats de ce débarque­ment venaient du Magh­reb, la plupart d’Al­gé­rie. Or, on remarquait le 15 août l’ab­sence de tout repré­sen­tant de l’Al­gé­rie.

Emma­nuel Macron, au prix d’une défor­ma­tion des faits histo­riques, a préféré éviter de rendre véri­ta­ble­ment hommage aux nombreux combat­tants algé­riens de ce débarque­ment de Provence, même si ceux-ci ont connu 56% des pertes de ce corps expé­di­tion­naire [1].

L’his­to­rien Jacques Frémeaux estime à 350 000 hommes l’ar­mée qui a débarqué sur les plages du Var, et à 200 000 à 250 000 le nombre de ceux origi­naires des trois pays du Magh­reb recru­tés de 1943 à 1945 par dans l’ar­mée française, dont 120 000 à 150 000 venaient de la seule Algé­rie [1]. Ces troupes ont d’abord été enga­gées pour libé­rer la Corse, où elles ont subi 4 000 morts et 15 600 bles­sés, puis ont combattu en Sicile et dans le sud de l’Ita­lie, au sein d’un corps expé­di­tion­naire français équipé par les Etats-Unis qui comp­tait quelque 60 000 hommes dont une majo­rité d’in­di­gènes colo­niaux qui venaient pour la plupart d’Al­gé­rie.

(…)

On ne peut que consta­ter la distor­sion histo­rique opérée par Emma­nuel Macron dans cette commé­mo­ra­tion, puisque l’ab­sence de tout repré­sen­tant de l’Al­gé­rie s’est accom­pa­gnée d’une présence forte d’in­vi­tés d’Afrique subsa­ha­rienne qui n’était en aucun cas conforme à l’évé­ne­ment commé­moré. Le président de la Répu­blique était visi­ble­ment empê­tré dans son soutien récent, au mépris des réso­lu­tions des Nations Unies et des posi­tions anté­rieures de la France, aux reven­di­ca­tions du Royaume du Maroc sur le Sahara occi­den­tal et aux consé­quences que cela a sur les rela­tions franco-algé­riennes. C’est ainsi qu’Em­ma­nuel Macron n’a trouvé comme chef d’Etat afri­cain qui accep­tait d’in­ter­ve­nir dans ce cadre, que le président came­rou­nais Paul Biya, qui fait figure de survi­vant d’un système de la França­frique forte­ment remis en cause par d’autres Etats de l’an­cien « pré-carré » de la France sur ce conti­nent, comme le Mali, le Burkina-Faso, la Niger et aussi le Séné­gal.

Pourquoi des lycéens de Thia­roye ?
Parmi les invi­tés de cette commé­mo­ra­tion, ont été annon­cés aussi des lycéens venus de Thia­roye, dans la banlieue de Dakar. Ils n’ont pas eu la parole et aucune expli­ca­tion n’a été donnée sur la raison de leur venue. Pour­tant, le massacre d’un nombre indé­ter­miné de tirailleurs dits « séné­ga­lais », c’est-à-dire venant de toute l’Afrique occi­den­tale et équa­to­riale française qui, arri­vés en France à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qui s’y étaient retrou­vés prison­niers des Alle­mands dans des camps de prison­niers instal­lés par eux sur le sol français et gardés par des Français, les Fronts­ta­lag, ont, alors que leur retour leur était imposé à l’au­tomne 1944 et qu’ils deman­daient le paie­ment de leur solde, connu, le 1er décembre 1944, un épisode drama­tique et meur­trier, dissi­mulé par les auto­ri­tés françaises jusqu’à aujourd’­hui. Un épisode d’au­tant plus gênant qu’il est emblé­ma­tique de l’injus­tice et de la barba­rie colo­niale.

On prête à Emma­nuel Macron l’in­ten­tion de faire, en cette année anni­ver­saire du 80ème anni­ver­saire de ce massacre, ou même aupa­ra­vant, dans le prolon­ge­ment de cette commé­mo­ra­tion du débarque­ment de Provence, une décla­ra­tion allant dans le sens d’une recon­nais­sance offi­cielle.

Quoi qu’il en soit, la demande de vérité est en marche du côté des descen­dants des peuples colo­ni­sés et c’est le rôle des histo­riens d’ame­ner à ce qu’elle soit satis­faite. Notre pays n’y échap­pera pas.

Impos­sible d’évoquer le sort des tirailleurs colo­niaux sans une réflexion sur la colo­ni­sa­tion
Nombreux ont été des anciens tirailleurs colo­niaux qui sont deve­nus ensuite des combat­tants de l’in­dé­pen­dance de leur pays. Que ce soit dans la géné­ra­tion de Messali Hadj ou parmi les fonda­teurs du FLN (Front de Libé­ra­tion natio­nale algé­rien). On connait le cas du sergent Ahmed Ben Bella, qui a combattu avec l’Ar­mée d’Afrique jusqu’à Monte Cassino et parti­cipé au débarque­ment de Provence, qui devien­drait le premier président de la Répu­blique algé­rienne ; d’autres sont moins connus comme Mostefa Ben Boulaïd et Krim Belka­cem qui ont fait aussi leurs premières armes au sein de l’ar­mée française.

C’est toute l’his­toire de France qu’il s’agit d’as­su­mer. C’est la jonc­tion, en septembre 1944, d’uni­tés venues du débarque­ment de Provence qui avaient contri­bué à la libé­ra­tion de Toulon et Marseille, avec d’autres issues du débarque­ment de Norman­die qui a permis la libé­ra­tion de l’en­semble du terri­toire. Or, entre novembre 1944 et la capi­tu­la­tion alle­mande de mai 1945, les armées qui ont libéré la France à partir de la Médi­ter­ra­née ont été l’objet d’un « blan­chis­se­ment  » par la démo­bi­li­sa­tion et le rempla­ce­ment des soldats indi­gènes. Et des tirailleurs algé­riens rega­gnant la région de Sétif dont ils étaient origi­naires, ont décou­vert au lende­main du 8 mai 1945 que leur famille avait été assas­si­née avec l’as­sen­ti­ment des auto­ri­tés du pays qu’ils avaient contri­bué à libé­rer.

Le drame de Thia­roye le démontre, la société française a toujours du mal à abor­der cette histoire. La ques­tion colo­niale a divisé la France libre comme aussi les respon­sables de la Résis­tance inté­rieure ou de l’ar­mée française. La mémoire de la parti­ci­pa­tion des soldats colo­niaux à la libé­ra­tion de la France a été vite un sujet de gêne. Il était diffi­cile de recon­naître le statut de libé­ra­teurs à ceux qu’on conti­nuait à consi­dé­rer comme des indi­gènes dans les colo­nies.

C’est en se débar­ras­sant de cette gêne et de ces contra­dic­tions, en assu­mant plei­ne­ment l’idéal d’une Répu­blique anti­ra­ciste et déco­lo­nia­li­sée et d’une laïcité non falsi­fiée, en se confor­mant aux aspi­ra­tions des consti­tuants les plus lucides de 1793, mais qui n’ont fait qu’ou­vrir des pistes dont ils igno­raient l’is­sue, que la France pourra y échap­per.

Gilles Mance­ron

[1] Jacques Frémeaux, « La parti­ci­pa­tion des contin­gents d’outre-mer aux opéra­tions mili­taires (1943–1944) », dans Les armées françaises pendant la Seconde Guerre mondiale, Insti­tut d’his­toire des conflits contem­po­rains, 1986, p. 355–363.
[2] Etat des pertes, 1ère DMI, 1er bureau, dossier 4, SHD 11 P7 et CHETOM (Fréjus), 15 H 153, dossiers 1, 3 et 4. Cité par l’his­to­rien Grégoire Georges-Picot, co-commis­saire de l’ex­po­si­tion « Nos libé­ra­teurs – Toulon 1944  », Musée d’Art de Toulon, 2003.
[3] Belka­cem Recham, Les musul­mans algé­riens dans l’ar­mée française (1919–1945), l’Har­mat­tan, 1996, p. 255.

https://blogs.media­part.fr/histoire-colo­niale-et-post­co­lo­niale/blog/150824/les-80-ans-du-debarque­ment-de-provence-une-distor­sion-infi­dele-lhis­toire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.