Martine Orange, 19 juin
Les dernières digues n’ont pas tenu une semaine. Sonné par la dissolution de l’Assemblée, le monde des affaires se retrouve plongé dans un inconnu qu’il déteste. Alors que le Rassemblement national (RN) se retrouve aux portes du pouvoir, le choix des dirigeants d’entreprise, qu’elle soit grande et petite, éliminant d’emblée le Nouveau Front populaire (NFP), est vite fait. « Entre le cauchemar [d’une majorité d’extrême droite – ndlr] et le chaos [d’une chambre ingouvernable – ndlr] », comme le définit un connaisseur du monde des affaires, beaucoup estiment que le « cauchemar » est l’option préférable.
Depuis le 9 juin, tous se précipitent pour trouver les canaux, les relais, les réseaux qui leur permettent d’atteindre l’entourage de Marine Le Pen et, dans une moindre mesure, celui de Jordan Bardella, afin de faire passer les bons messages. De peser sur le programme économique et de le réécrire, en fermant les yeux sur tout le reste. « Ils pensaient avoir trois ans pour sensibiliser le RN aux questions économiques et aux intérêts des entreprises, ils n’ont que trois semaines », constate un observateur, qui, comme toutes les personnes interrogées, a requis l’anonymat.
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« Depuis l’automne, le veto est tombé, des passerelles ont été instituées », raconte un familier du monde patronal. C’est à cette époque que Marine Le Pen fait une entrée remarquée chez Laurent, un des restaurants du CAC 40, pour s’installer à la table d’Henri Proglio, ancien PDG de Veolia puis d’EDF. Ce déjeuner, raconté par Le Nouvel Obs, est vu comme un des marqueurs symboliques du basculement patronal à l’égard du RN.
Depuis, les deux camps n’ont cessé de se rapprocher. Certains grands groupes n’hésitant plus à rencontrer, toujours de façon plus ou moins secrète, des responsables du RN. Mais Marine Le Pen et son entourage ont lancé aussi beaucoup de filets pour organiser des rencontres avec les responsables qui lui semblaient importants. « J’ai reçu deux invitations de Marine Le Pen pour la rencontrer depuis le début de l’année », confie l’un d’entre eux. (…)
« Franchement, ne tombez pas dans le panneau de l’extrême droite française », s’est énervé Bruno Le Maire devant les responsables du Medef, le 20 juin. À plusieurs reprises, le ministre des finances s’est emporté, en dénonçant la pusillanimité, voire « l’ingratitude » du patronat, silencieux depuis la dissolution.
Avant l’audition des différents partis présents aux élections législatives, le Medef a finalement décidé le 19 juin de prendre position. « Le vote du 7 juillet ne doit pas conduire à ce que des crises économiques, sociales, financières et budgétaires s’ajoutent à la crise politique que connaît notre pays », écrit-il, avant d’appeler à rejeter « les extrêmes ». « Les programmes du Nouveau Front populaire et du RN sont dangereux pour l’économie », a précisé Patrick Martin, président du Medef, dans un entretien au Figaro. (…)
Allant plus loin dans la critique, une autre personnalité déplorait que les mouvements patronaux aient abandonné « toute responsabilité pédagogique ». « Le Medef a eu tort d’ouvrir sa porte aux représentants du RN et de les mettre en scène. La seule chose que l’on a retenue, c’est que Bardella a été reçu par le Medef, ce qui participe à sa banalisation », relève-t-elle. Avant de poursuivre : « Car il n’y a pas que l’économie, il y a aussi les libertés publiques. Cette deuxième dimension est totalement négligée par le patronat. Les entreprises ont besoin d’un État de droit, de liberté, d’un cadre juridique stable pour se développer. Ce que l’on risque de perdre par ailleurs est bien plus grave. »
Faut-il le dire ? Ces voix critiques sont très minoritaires dans le monde des affaires. (….)
La perspective d’une chambre sans majorité ou d’un gouvernement technique n’est pas pour déplaire à quelques dirigeants d’entreprise, notamment dans la high-tech ou dans les secteurs liés aux énergies renouvelables ou à la transition écologique. Très influencés par la culture libertarienne dispensée par les milliardaires des Gafam, ils ne voient guère d’objection à l’effacement de l’État, toujours considéré comme un problème. (…)
Les premiers rétropédalages de Jordan Bardella sur la retraite ou la TVA sur les produits de première nécessité sont vus comme des signes encourageants. La taxation sur les superprofits inscrite au programme ne leur fait pas très peur : la contribution sur la rente inframarginale a tracé le chemin d’une mesure symbolique sans aucune incidence fiscale.
Sur la taxation des grandes fortunes, ils comptent beaucoup sur « Vincent Bolloré pour faire entendre la voix de la raison ». « Il faudra peut-être faire quelques concessions parce qu’ils doivent aussi donner quelques gages à leur électorat », dit l’un d’entre eux. Sans aucun état d’âme, le patronat semble prêt à sacrifier les libertés publiques à leurs intérêts.
La plupart caressent l’idée que Marine Le Pen puisse devenir une nouvelle Giorgia Meloni. Alors que sa nomination comme présidente du Conseil italien avait suscité beaucoup d’inquiétude tant en Italie qu’à l’extérieur, elle fait désormais l’unanimité dans les milieux d’affaires pour son pragmatisme et son écoute du monde économique.
Son parcours est jugé presque sans faute : l’Italie a suivi les recommandations européennes, n’a pas fait tanguer les marchés, elle a supprimé un certain nombre d’aides sociales et elle a même accepté de régulariser plus de 300 000 migrants comme lui demandaient les petits patrons italiens. « Marine Le Pen, qui était plutôt très proche d’Orbán, a vu ce qu’il coûtait à la Hongrie d’être en opposition avec l’Europe. Et elle est très impressionnée par le parcours de Giorgia Meloni et le statut que cette dernière a acquis en Europe », dit un observateur. (…)