Voici un article de blog paru le 22 octobre (un peu raccourci). L’auteur est Paul Cassia, professeur des universités en droit. S’il est sévère pour le comportement de Mélenchon, il se concentre sur les questions juridiques. Les libertés sont en cause, et depuis des années; n’oublions pas l’état d’urgence et tous ces anonymes broyés par la machine répressive. Il est montré ici à quel point ce gouvernement met en cause les libertés, combien l’Etat de droit se dégrade.
PB, 25–10–2018
- Blog : Le blog de Paul Cassia
Dans des affaires mettant en cause des organisations politiques, le parquet soumis à l’exécutif devrait systématiquement se dessaisir au profit des juges du siège, fonctionnnellement et statutairement indépendants.
La vie politique française paraît depuis plusieurs décennies maintenant être tombée dans un puits sans fond de médiocrité. Dans la période contemporaine, la chute semble s’accélérer. Semaine après semaine, la majorité (désormais plurielle) et toutes les oppositions offrent ensemble ou à tour de rôle un spectacle lamentable, écoeurant, indigne, outrancier.
« Qu’ils s’en aillent tous ! », avait écrit Jean-Luc Mélenchon en 2010. Oui, vraiment, qu’ils s’en aillent tous ! Prière à M. Mélenchon de se joindre à « eux » et de tirer le rideau s’il est le dernier à quitter la scène, tant la démesure de ses réactions aux quinze perquisitions le concernant directement ou indirectement, effectuées relativement à deux affaires distinctes (assistants parlementaires européens, surfacturation de certaines prestations dans les comptes de campagne présidentielle) dans la matinée du 16 octobre 2018, est aux antipodes des valeurs de tolérance et de pluralisme qu’un courant politique – à plus forte raison son dirigeant – se réclamant de la gauche devrait porter en toutes circonstances.
(…)Avec d’autres, peu nombreux, l’auteur de ce billet n’a eu de cesse de dénoncer les quelque 5 000 perquisitions administratives réalisées pendant l’état d’urgence du 14 novembre 2015 au 1er novembre 2017, basées sur de vagues soupçons de dangerosité qui se sont révélés infondés dans 99,9% des cas, sans aucun contrôle juridictionnel a priori, et souvent d’une violence physique et morale bien plus considérable encore que la perquisition judiciaire subie par M. Mélenchon à son domicile personnel ou au siège du parti qu’il dirige.
Une perquisition est un viol légal de l’intimité. Pour ce motif, parce qu’elles laissent des traces au moins psychologiques à vie, les perquisitions devraient toutes ou presque être diligentées sous le contrôle et sous la direction de magistrats impartiaux et indépendants de l’exécutif, les magistrats du siège (juges d’instruction et juges des libertés et de la détention – JLD) et en offrant les plus larges garanties procédurales aux personnes se trouvant dans les locaux perquisitionnés – y compris donc l’assistance d’un avocat. Or, par un déplorable jeu de vases communicants organisé par l’amoncellement de réformes pénales depuis bientôt 20 ans, ces magistrats indépendants ont vu leur champ d’intervention réduit à mesure que les magistrats du ministère public (substituts et procureurs de la République composant le parquet), sous le contrôle hiérarchique de la Garde des Sceaux comme celle-ci le revendique dans le sillage du Premier ministre et du président de la République (v. notamment : Rééquilibrer les pouvoirs constitutionnels, 4 octobre 2018 ; Vincent Brengarth, « Seule l’indépendance peut libérer le parquet du soupçon », Libération, 22 octobre 2018, p. 24), ont vu le leur augmenter.
Les perquisitions judiciaires visant la France insoumise ont été réalisées dans le cadre d’une enquête préliminaire diligentée par le parquet de Paris. Certes, les perquisitions semblent avoir (pour certaines au moins) été autorisées par une ordonnance d’un JLD prise en application de l’article 76 du Code de procédure pénale, ce qui permet depuis une loi du 9 mars 2004 (article 14) de se passer de l’assentiment de la personne chez qui la perquisition a lieu à la fois pour entrer dans le local et pour y saisir des pièces à conviction. Mais ce filet est d’une faible résistance pour la protection des libertés individuelles puisque ce juge indépendant statue in abstracto, sans débat contradictoire (impossible pour préserver l’effet de surprise inhérent à une perquisition), au vu du seul dossier que lui présente le parquet : c’est une garantie de papier, insuffisamment effective.
Les perquisitions du 16 octobre illustrent une fois de plus que la France est certes un Etat de droit, à l’instar de la plupart des Etats d’ailleurs, mais d’une piètre qualité, ou du moins dont la qualité ne fait que se dégrader depuis 1986. Les pouvoirs publics sont responsables de la violence des dispositions de procédure pénale qu’ils ne cessent de renforcer, et dont ils ne prennent la véritable mesure que lorsqu’elles finissent (car il est inévitable qu’il en soit ainsi) par leur être appliquées – ainsi de Mme Le Pen qui, le 20 septembre 2018, a annoncé refuser se soumettre à décision de justice ordonnant une expertise psychiatrique pourtant prévue de manière générale et impersonnelle par la même loi du 9 mars 2004 (article 47) pour toute personne se trouvant dans la même configuration pénale (apologie du terrorisme) que celle où elle était…
Cette dégradation ne tient pas seulement aux textes, qui réduisent à peau de chagrin l’intervention des magistrats du siège – et le projet de loi sur la justice actuellement en débat au Parlement ne fait qu’accentuer ce dépouillement, notamment en ce qu’il prévoit en son article 32 d’abaisser de cinq à trois ans le seuil à partir duquel il est possible, en cas d’enquête préliminaire, de se dispenser de l’assentiment de la personne chez qui la perquisition a lieu dès lors que le JLD a autorisé la perquisition.
Elle affecte également les comportements des magistrats du ministère public, qui sont habiles à faire ce qui est est attendu d’eux par le pouvoir en place, lequel tient leurs carrières entre ses mains. C’est ainsi que la nomination annoncée de l’actuel directeur des affaires civiles et des grâces du ministère de la Justice au poste de procureur de la République de Paris participe de ce mouvement magique qui soulage l’exécutif d’avoir à donner des instructions à un Parquet construit, pensé, voulu comme un prolongement des services de la Chancellerie…
A cet égard, si le 20 octobre 2018, la procureure générale de la Cour d’appel de Paris a considéré que l’ouverture d’une information judiciaire, confiée à des juges d’instruction, aurait été « disproportionnée » car « nous n’en sommes pas encore aux indices graves et concordants », on se demande alors pourquoi plus de 100 agents des forces de l’ordre ont été mobilisés par le parquet de Paris pour effectuer quinze perquisitions dans un dossier où il n’existait pas encore le moindre indice grave et concordant…
Au surplus et surtout, en l’occurrence, s’agissant d’une enquête concernant une formation et une personnalité politiques de premiers plans, (…) il aurait été prudent et de bonne administration de la justice que, (…)le parquet de Paris se désaisisse par lui-même en décidant, au vu du dossier tel qu’il se présente au jour où il en est saisi : soit de classer l’affaire sans suite, sans effectuer quelque investigation que ce soit ; soit mieux encore d’ouvrir une information judiciaire, dans le cadre de laquelle l’enquête aurait été menée par un ou plusieurs juges d’instruction indépendants – ainsi que cela est généralement pratiqué pour les enquêtes concernant des formations politiques, sans même qu’il soit besoin de mettre telle ou telle personne en examen.
En décidant de diligenter des perquisitions au domicile de M. Mélenchon, de son parti et de ses proches, le parquet de Paris n’a probablement pas commis d’irrégularité (la question du déroulement de ces perquisitions devant être réservée) ; il a certainement commis une immense maladresse, sinon une erreur voire une faute, sur le terrain des principes républicains (v. François Bonnet, « Mélenchon et les perquisitions : le scandale du parquet assujetti », Mediapart, 17 octobre 2018).
Les conséquences concrètes des perquisitions du mardi 16 octobre sont d’une gravité démocratique inouïe, monstrueuse : depuis cette date et pour une durée indéterminée, des documents – clés USB, fichiers informatiques, carnets… – retraçant la vie d’un parti politique d’opposition, contenant des pans entiers de la vie privée de ses dirigeants, sont entre les mains du ministère de la Justice et du ministère de l’Intérieur ! Les agents publics qui les détiennent peuvent les exploiter à leur guise ! Ils peuvent les copier, et c’est sans doute déjà fait pour tout ou partie d’entre eux ! Leurs propriétaires n’ont pas de moyens légaux de récupérer les originaux des supports papiers ou informatiques tant que l’affaire n’aura pas été classée sans suite par le parquet ou tant qu’une information judiciaire n’aura pas été ouverte (v. l’article 41–4 du Code de procédure pénale) ! L’exécutif est en capacité de se faire communiquer le contenu ou le résultat de l’exploitation de tous ces supports informatiques ou papier !
Le plus extravagant est que n’importe quel signalement au parquet concernant n’importe quelle formation politique, qu’il soit totalement farfelu ou paraisse plausible, est susceptible de conduire à de tels effets.
Et après cela, on va aller donner des leçons d’Etat de droit à la Pologne et à la Hongrie…
On veut bien croire la procureure générale de la Cour d’appel de Paris lorsqu’elle affirme que « nous ne faisons rien remonter (au ministère de la justice) avant que les faits (les perquisitions) ne se soient passés », mais cette phrase signifie ceci a contrario : une fois les opérations de perquisition réalisées, le parquet général fait tout remonter à son chef, en l’occurrence à la Garde des Sceaux, ainsi que le demande ou plutôt l’ordonne explicitement la circulaire « Taubira » précitée. Surtout, en tout état de cause, même si un juge d’instruction avait été saisi, les officiers de police judiciaire, fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, sont en mesure de communiquer à leur ministre toute information à leur disposition résultant de l’analyse de biens saisis au cours d’une perquisition – c’est pourquoi il est indispensable de rattacher la police judiciaire à un service public de la justice indépendant, et non plus au ministère de l’Intérieur.
Aucun démocrate, aucun républicain, ne peut accepter un tel risque, une telle potentialité de privatisation de la justice pénale. La violence politique qu’elle porte, à supposer même qu’elle ne soit que théorique, est indigne du pays de Montesquieu et de l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
L’article 4 de la Constitution dispose que les partis politiques – tous les partis politiques – « exercent leur activité librement ». L’accaparement de données confidentielles à l’un quelconque de ces partis par des magistrats et des officiers de police judiciaire soumis à l’autorité de l’exécutif constitue un insupportable manquement à cette liberté constitutionnelle.