Avertissement : la rédaction de ce texte reflète l’état du consensus au sein de la commission, et ne prétend pas trancher certaines questions qui restent en débat. Il en est ainsi de la sortie de l’Euro ou de la forme que doit recouvrer le contrôle du système bancaire et financier.
Six millions de personnes touchées par le chômage
Depuis la fin des années 1970, le chômage de masse s’est enraciné dans la société française. Selon l’INSEE, 10 % de la population active de France métropolitaine était au chômage début 2016, soit 2,8 millions de travailleur-euse-s privé-e-s d’emploi. Bien que considérable, ce chiffre sous-estime toutefois la réalité du chômage, car il exclut les personnes qui ont travaillé à temps même très partiel mais qui souhaiteraient travailler plus, ainsi que les chômeur-euse-s découragé-e-s ayant abandonné leurs recherches faute de résultat. Le chômage, défini comme une situation involontaire d’exclusion de l’emploi ou de sous-emploi, touche en réalité 6 millions de personnes, soit plus de 16 % de la population en âge de travailler.
Il s’agit donc d’une violence sociale à une échelle de masse, qui exerce une action destructrice sur l’ensemble du corps social.
Les plus touché-e-s sont bien entendu les privé-e-s d’emploi, qui doivent vivre avec des ressources matérielles limitées et bien souvent insuffisantes, mais qui subissent également une violence symbolique : la droite et le patronat, toujours à la recherche de boucs émissaires, n’hésitent pas à alimenter la stigmatisation des chômeurs indemnisés en parlant par exemple de « cancer de l’assistanat ».
Dans ce contexte, les femmes subissent une violence spécifique. Si leur taux de chômage est légèrement plus faible que celui des hommes depuis la crise de 2008, ce n’est pas parce qu’elles ont un accès facilité à l’emploi, mais bien plutôt parce que leur taux d’activité reste toujours inférieur d’environ 8 points à celui des hommes. Leur participation au marché du travail étant présentée par certains comme une cause du chômage de masse, elles subissent donc une injonction forte au « retour au foyer ». Et si le taux d’activité des femmes a continué à augmenter malgré la crise, leur chômage fait toujours l’objet d’une tolérance sociale bien plus grande que celui des hommes, et leur droit à l’emploi apparaît toujours comme contingent : on continue à entendre parler de « libre choix » uniquement pour les femmes, et la question de la conciliation entre tâches domestiques ou parentales et emploi n’est posée que pour elles1. En outre, elles sont les premières victimes du temps partiel imposé puisqu’elles représentent plus de deux tiers des situations de sous-emploi.
Les jeunes sont aussi particulièrement touché-e-s, avec un taux de chômage de 24 % au sein de la tranche des 15–24 ans ; même si cette statistique ne signifie pas qu’un quart des jeunes sont au chômage, car la plupart d’entre eux poursuivent des études ou sont en formation – et sont donc comptés comme inactifs –, ce chiffre traduit néanmoins la difficulté pour les nouvelles générations à accéder à une situation professionnelle stable.
Les immigrés hors Union Européenne forment également une catégorie plus spécifiquement affectée, avec un taux de chômage proche de 20 %, soit le double de la moyenne nationale, tandis qu’ils sont également utilisés comme boucs émissaires par la droite et l’extrême droite.
Enfin, celles et ceux qui sont actuellement en emploi subissent également, de façon indirecte, cette violence sociale. L’existence d’une « armée de réserve » renforce le pouvoir du patronat et des classes possédantes, qui peuvent plus aisément exercer une pression à la baisse sur les conditions de travail et les salaires : résister et lutter devient plus difficile si le chômage de longue durée peut en être la sanction. En parallèle se développent des relations de travail, auto-entreprenariat et « ubérisation », qui prennent l’apparence d’un échange libre et mutuellement bénéfique, mais qui correspondent en réalité à des situations d’exploitation et de domination particulièrement dures. Enfin, des « réformes », démantelant les protections des salarié-e-s et les dispositifs de solidarité et de redistribution, sont imposées au motif… qu’elles permettraient de faire baisser le chômage.
L’échec des politiques libérales
En effet, les dominants nous expliquent que si le chômage est aussi élevé en France, c’est parce que les « rigidités » y sont trop importantes, que les chefs d’entreprise ont « peur » d’embaucher, que la protection sociale est trop « généreuse » et qu’il est impossible de « moderniser » le pays face aux « blocages ».
Pourtant, les réformes libérales ont été très nombreuses au cours des 30 dernières années : fragilisation du CDI (suppression de l’autorisation administrative de licenciement, instauration de la rupture conventionnelle), banalisation des contrats précaires et atypiques (CDD, intérim, travailleurs détachés), remise en cause de la hiérarchie des normes (accords dérogatoires au niveau de l’entreprise), exonérations de cotisations sociales (allègements Balladur, Aubry, Fillon) et autres avantages fiscaux (CICE), « activation » des chômeurs et des allocataires de minima sociaux… La libéralisation du marché du travail a donc déjà largement eu lieu, avec le peu de succès que l’on sait dans la lutte contre le chômage. Les réformes libérales ont néanmoins eu un impact bien réel, mais différent de celui qui était avancé pour leur justification, puisqu’elles ont entraîné développement de la précarité et baisse de la part des revenus du travail au bénéfice de ceux du capital.
L’échec des politiques libérales en matière d’emploi n’est pas une spécificité française : les études menées sur l’ensemble des pays de l’OCDE montrent qu’il n’y a pas de lien entre protection de l’emploi et taux de chômage. Rappelons d’ailleurs que la période des trente glorieuses, caractérisée par un quasi plein emploi, était précisément celle où le rapport salarial était radicalement différent de celui préconisé par les néolibéraux : c’est bien la preuve qu’un niveau élevé de protection des travailleurs et de réglementation n’est pas un obstacle au plein emploi, bien au contraire.
Les libéraux rétorquent qu’aujourd’hui, la mondialisation et l’intensification de la compétition mondiale nous obligeraient à être plus compétitifs. La mondialisation néolibérale n’est pourtant pas un état de nature, mais bien une construction sociale, planifiée et organisée via des institutions nationales et internationales, qu’il s’agit donc de transformer. Mais même au sein des contraintes actuelles, la flexibilité du marché du travail ne constitue pas une réponse au chômage de masse. La rémunération du travail n’est pas réductible à un coût : le salaire constitue également un pouvoir d’achat, et le faire baisser dans l’ensemble de l’économie conduit à une chute de la demande globale, ce qui nuit à l’activité et donc à l’emploi. Mais, préoccupés avant tout par l’augmentation de leur profit et par la concurrence qu’ils se livrent entre eux, les capitalistes ne se soucient guère de mettre en place une politique macroéconomique cohérente. Ainsi, la course à la « modération salariale » au sein de la zone euro s’est avérée être un jeu à somme négative, condamnant la majorité des pays à la stagnation et à la déflation. S’il y a bien un coût excessif qu’il s’agit de faire baisser, c’est donc celui du capital : les exigences de rentabilité financière ont entrainé une diminution de l’investissement et de l’innovation, affaiblissant l’ensemble du tissu productif.
On ne peut donc aujourd’hui raisonnablement prétendre que la solution au chômage réside dans une énième dose de libéralisation. Cet argument éculé, de nouveau invoqué pour justifier le projet de loi El Khomri, n’a en réalité qu’une fonctionnalité idéologique : servir des intérêts de classe diamétralement opposés à ceux des travailleur-euse-s. Dans cette optique, on ne peut même pas véritablement parler d’ « échec » des politiques néolibérales de l’emploi, car la disparition du chômage est loin d’être leur objectif véritable. Pour restaurer ses taux de profits en l’absence de gains de productivité significatifs, le néolibéralisme a besoin d’un certain volant de chômage et de sous-emploi, joint à la précarisation d’une partie des actifs – même s’il ne faut pas oublier que la majorité des salariés aujourd’hui en emploi le sont encore en CDI : la flexibilité et la précarité ne sont en rien l’horizon obligé du salariat ! Mais en mettant l’accent aussi bien sur le coût du travail que sur les comportements des chômeurs ou inactifs, la stratégie néolibérale possède une redoutable cohérence : rendre chacun individuellement responsable de sa situation.
Travailler moins pour travailler tou-te-s
Au cours des trente dernières années, une politique différente des habituelles recettes libérales a toutefois été mise en œuvre : la réduction du temps de travail, avec le passage aux 35 heures. Une baisse spectaculaire du chômage s’est produite avec la mise en place de la réforme : entre le 2e trimestre 1999 et le 2e trimestre 2001, le taux de chômage est passé de 9,8 % à 7,3 %. Un tel rythme de baisse (2,5 points en 2 ans) reste inégalé depuis les années 70. Et il a été observé précisément au moment où les lois Aubry ont produit leurs effets, c’est-à-dire lorsque la durée du travail hebdomadaire collective est passée de 39h à 36h environ. Par ailleurs, de 1975 à 2015, la seule période qui a vu une création massive d’emplois marchands est précisément celle du gouvernement Jospin, avec 2 millions de créations nettes.
Certes, le contexte économique international était porteur durant cette période, et a contribué à l’amélioration sur le front de l’emploi. Il n’en reste pas moins que la période 1998–2002 est exceptionnelle en terme de créations d’emplois, même lorsqu’on la compare aux autres reprises économiques. Selon les estimations, les lois Aubry auraient ainsi permis de créer entre 350 000 et 500 000 emplois, alors même que la réduction effective du temps de travail n’a pas été de 4h mais plutôt de 2h, et que l’intensification du travail a neutralisé une partie de l’effet positif en terme d’emplois. Les lois sur les 35h ont également mis un coup d’arrêt à la hausse des temps partiels.
Malgré leurs limites (flexibilisation des horaires, intensification du travail, baisses de cotisations sociales non conditionnées à des embauches), ces lois ont donc permis d’obtenir une importante création d’emplois, ce qu’aucune politique libérale n’a été en mesure de faire.
Depuis 2003, la tendance à la réduction du temps de travail s’est inversée, sous l’effet des politiques menées par la droite (journée de solidarité, incitations aux heures supplémentaires), si bien que la durée effective du travail pour les salariés à temps plein a presque retrouvé son niveau d’avant les 35h. Sans surprise, le chômage s’est également remis à progresser.
C’est un autre partage du temps de travail, inégalitaire, qui s’est installé, entre celles et ceux qui ont un emploi à temps plein, et les autres qui n’en ont pas ou qui subissent un temps partiel imposé.
Il est donc nécessaire d’imposer les 35h réelles, en décourageant fortement les heures supplémentaires, en limitant l’usage du forfait jour, en renforçant le droit à la déconnexion et en luttant contre les formes de salariat déguisé en auto-entreprenariat.
Une nouvelle étape devra ensuite être franchie, pour poursuivre la tendance historique à la réduction du temps de travail. Nous défendons le passage aux 32h, sans intensification du travail, qui ouvrirait la voie à une semaine de 4 jours dans certains secteurs. Nous proposons également l’instauration d’une 6e semaine de congés payés.
Le combat pour la RTT s’inscrit dans la lutte pour un nouveau partage des richesses. Il faut construire le rapport de forces permettant d’imposer le passage aux 32h sans réduction de salaire, ce qui signifie une augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée, au détriment des revenus du capital. Afin de faciliter cette transition, des mécanismes de péréquation devront être mis en place, en opérant un prélèvement sur les entreprises les plus profitables pour soutenir les secteurs peu rentables mais intensifs en main d’œuvre.
La RTT s’inscrit également dans le combat féministe : en imposant un partage du temps de travail égalitaire, elle permet de faire reculer les temps partiels et de lutter contre la répartition des rôles au sein du couple.
La RTT doit aussi se penser sur l’ensemble de la vie, ce qui implique de réduire l’âge légal de départ à la retraite. Il faut revenir sur les contre-réformes libérales qui ont allongé le temps de vie au travail et en particulier obtenir le retour aux 37,5 annuités de cotisation. Afin de lutter contre la discrimination des femmes au retour de congé maternité, il faudra aussi aligner le congé paternité sur le congé maternité, tout en le rendant obligatoire.
Nous savons que la réduction du temps de travail, si elle est mal organisée, peut se traduire par une intensification forte du travail, la mise en œuvre de réorganisations du travail répondant aux projets de capitalistes, la sous-traitance d’activités… La RTT et la création des emplois correspondants doivent donc s’opérer sous le contrôle des salariés, avec avis des Comités d’entreprise et des CHSCT, en tenant notamment compte de la pénibilité plus forte de certains emplois.
Répondre aux besoins sociaux et écologiques
La RTT constitue une solution efficace pour créer des emplois à niveau d’activité constant, dans la mesure où la contrainte écologique empêche d’envisager une augmentation massive de la production matérielle, certains secteurs devant même décroître (soit pour des raisons écologiques, soit du fait de leur caractère nuisible, comme par exemple l’industrie de l’armement ou la publicité).
De nombreux besoins sociaux restent cependant insatisfaits, dans des secteurs tels que la santé, l’éducation, la petite enfance, l’accompagnement des personnes âgées et dépendantes, la recherche scientifique, l’animation culturelle, la création artistique, la médiation sociale, les services publics de proximité… Il s’agit de secteurs à forte utilité sociale, à faible empreinte écologique (ce qui permet d’envisager leur expansion), mais à faible rentabilité marchande immédiate (ce qui explique leur sous-production par le secteur privé).
Il faut donc répondre à ces besoins par une création massive d’emplois, à rebours des logiques d’austérité actuellement dominantes. L’initiative ne peut en revenir qu’à l’État et aux collectivités territoriales, même si dans de nombreux cas il s’agira d’une délégation à des structures privées à but non lucratif.
Ce processus permettrait d’aboutir à terme à la création d’un véritable droit opposable à l’emploi : tout chômeur qui le souhaite se verrait proposer un emploi dans un des secteurs mentionnés ci-dessus, à un salaire de base, et si nécessaire à l’issue d’une formation qualifiante.
Des sources de financement existent pour un tel projet : une partie des ressources proviendrait des économies faites sur l’assurance chômage ; une autre part viendrait de l’abrogation du CICE (qui coûte 20 milliards d’euros par an, soit l’équivalent de plus d’un million d’emplois au SMIC) et d’une réforme fiscale qui verrait augmenter la contribution des plus aisés et des revenus du capital ; un financement par endettement serait également envisageable si nécessaire : compte tenu des effets d’entraînement sur l’activité économique et sur les rentrées fiscales (multiplicateur keynésien élevé en situation de sous-emploi), le ratio dette sur PIB pourrait rester stable voire diminuer ; enfin, on pourrait mobiliser une certaine dose de financement direct par la BCE (via un fonds européen de développement économique, social et écologique).
La transition écologique constitue également une opportunité pour créer des emplois, même s’il y a débat sur l’ampleur des créations nettes qu’on peut en attendre.
Pour éviter un emballement climatique, des secteurs entiers à haute intensité carbone doivent en effet décroître : filières pétrole et charbon, centrales thermiques, transport routier et aérien… Des emplois seront également détruits au sein des autres filières industrielles, car certains procédés de production sont trop émetteurs de gaz à effet de serre et doivent être abandonnés.
De même la sortie du nucléaire ou la reconversion des industries d’armement se traduiront par des suppressions d’emplois.
À l’inverse, d’autres secteurs seront amenés à croître : filière des énergies renouvelables, rénovation thermique des bâtiments, transport ferroviaire et fluvial, agriculture biologique et paysanne…
Il n’existe pour l’heure pas de consensus sur le solde de créations nettes d’emplois à attendre de la transition. Certaines études estiment que ce solde sera faiblement positif, et qu’il ne faut donc pas attendre de la transition écologique qu’elle permette de résoudre le problème du chômage de masse : il s’agirait plus d’une transformation qualitative des emplois que d’une augmentation de leur nombre. D’autres sont plus optimistes, et estiment que les créations peuvent être massives (les syndicats anglais ont par exemple lancé une campagne intitulée « un million d’emplois pour le climat »), notamment parce que les nouveaux secteurs en croissance seraient moins intensifs en capital que ceux qui doivent être réduits.
Quoi qu’il en soit, cette transition doit être engagée très rapidement. Elle entraînera une transformation importante des méthodes de production et de la nature de nombreux emplois. Mais il n’est pas possible d’attendre du secteur privé qu’il fournisse l’impulsion nécessaire. Cette dernière doit donc venir de la collectivité publique, par la mise en place d’un cadre juridique contraignant, le financement des investissements indispensables et également par la création directe de certains emplois, dans le cadre du programme évoqué ci-dessus. En particulier, un plan de reconversion professionnelle devra être mis en place prioritairement pour les salariés des secteurs à haute intensité carbone qui souhaiteraient se reconvertir dans les secteurs en expansion du fait de la transition.
Mettre fin aux logiques financières
À l’ère de la mondialisation libérale, les logiques financières ont atteint un tel degré de prééminence qu’elles en sont devenues destructrices pour l’appareil productif. L’élévation de la norme de rendement financier (les fameux 15 % de retour sur fonds propres) – autrement dit l’augmentation du coût du capital – pèse sur l’investissement productif. Des sites de production rentables mais n’atteignant pas la norme exigée sont fermés, conduisant à des licenciements dits « boursiers ». Des projets insuffisamment rentables ne trouvent pas de financement et ne sont donc jamais réalisés, indépendamment de leur utilité sociale ou écologique. Cette logique délétère s’applique non seulement aux grandes entreprises qui se financent sur les marchés, mais aussi aux PME via les canaux de sous-traitance. D’une certaine façon, le capitalisme financiarisé cherche le secret du profit sans accumulation de capital productif, ce qui est bien entendu profondément contradictoire et conduit à un régime dépressionnaire, avec un coût important en terme d’emplois.
En outre, le système financier, hypertrophié et dérégulé, constitue aujourd’hui une menace permanente pour l’économie réelle : la dernière crise financière de 2007–2008 a eu un coût économique et social considérable et continue d’avoir des répercussions encore aujourd’hui, tandis que le prochain choc financier est déjà en gestation.
Il faut donc sortir des logiques financières de court terme et des exigences de rentabilité excessive. Cela peut passer par l’interdiction faite aux entreprises de racheter leurs propres actions, ou l’instauration d’un délai minimal avant qu’un actionnaire significatif ne puisse revendre sa participation dans l’entreprise (ceci afin de favoriser des stratégies de long terme). Une autre mesure pourrait être la mise en place d’un niveau de rentabilité actionnariale maximal (aussi connu sous le sigle SLAM, pour Shareholder Limited Authorized Margin) : au-delà d’un certain taux de profit (calculé sur les dividendes et les plus-values de cession), par exemple de l’ordre de 6 à 7 %, les revenus générés seraient soumis à un prélèvement confiscatoire. Cette mesure permettrait d’abaisser la norme de rentabilité en vigueur dans l’économie, tout en autorisant néanmoins une certaine rémunération du risque entrepreneurial.
D’autres mesures de lutte contre la financiarisation devront être mises en place (séparation des banques de dépôt et d’affaire, taxe sur les transactions financières, refinancement des banques à un taux différencié selon l’utilité sociale des financements sous-jacents) afin de diminuer le risque d’une nouvelle crise financière systémique.
Cependant, notre ambition n’est pas d’en revenir à un capitalisme définanciarisé, comme celui qui a eu cours durant les trente glorieuses. La baisse de la part du capital dans les revenus, conséquence des politiques que nous souhaitons mettre en place, transformera en profondeur le mode de production. En particulier, du fait de la baisse des revenus du capital, une plus grande socialisation de l’investissement devra être organisée, par le biais de processus démocratiques à imaginer selon des critères d’utilité sociale et environnementale, ce qui implique la maîtrise sociale du système bancaire et financier.
Faire face à la « contrainte extérieure »
Dans le contexte d’une économie mondialisée au sein de laquelle les flux de marchandises et de capitaux circulent librement et où un degré important de spécialisation internationale a été atteint, les politiques macroéconomiques que nous proposons pour lutter contre le chômage ne peuvent être pensées indépendamment de l’environnement international et européen. En particulier, il est nécessaire d’anticiper les éventuels déséquilibres extérieurs qui pourraient résulter de ces politiques, afin d’éviter un échec tant économique que politique (c’est dans une certaine mesure ce qui s’est produit entre 1981 et 1983).
Le scénario le plus favorable serait celui d’une coopération vertueuse à l’échelle européenne. De par sa taille importante et son ouverture commerciale limitée, l’Union Européenne constitue un espace où il est possible de mettre en place des politiques alternatives au néolibéralisme sans que la contrainte extérieure ne devienne un obstacle. Il faudrait tout d’abord mettre fin à l’austérité généralisée, et la remplacer par une politique de relance à l’échelle du continent dans laquelle les pays du Nord joueraient un rôle moteur. Les politiques néo-mercantilistes de désinflation compétitive au sein de la zone euro, ainsi que la course au moins-disant fiscal, devraient également être abandonnées. Les investissement massifs nécessaires pour le développement des services publics et la transition écologique pourraient être financés par la BCE. Il s’agirait donc d’une rupture avec les politiques actuellement en vigueur, qui permettrait de donner un nouvel élan à l’idée européenne.
Quelle stratégie politique mettre en place pour parvenir à une telle réorientation ?
Il faut bien entendu continuer de se battre aux côtés des mouvements sociaux et des partis de la gauche européenne pour faire basculer le rapport de force à l’échelle continentale.
Mais, du fait de la désynchronisation des rythmes politiques en Europe et de la divergence des situations économiques nationales, un gouvernement de rupture arrivant au pouvoir en France pourrait toutefois se retrouver confronté à une opposition forte au sein des institutions européennes.
Or, les mesures nécessaires contre le chômage s’inscrivent dans une politique globale contradictoire avec celle qu’ont imposée les autorités de l’Union européenne. Dans le cadre actuel, la mise en place des mesures que nous proposons pourrait conduire à une dégradation de la balance commerciale française à court terme, une hausse de l’endettement des agents privés, ainsi que des fuites de capitaux, avec le risque d’une crise similaire à celle vécue par les pays d’Europe du sud. Les solutions techniques pour faire face à une telle situation sont connues : mise en place de contrôles des capitaux, limitation des importations, réquisition de la Banque de France, voire introduction d’une monnaie parallèle… Ces mesures de rupture pourraient s’envisager dans le cadre d’une stratégie de désobéissance contrôlée au sein des institutions européennes, qui viserait à ouvrir une crise et à construire un rapport de force. Une inflexion forte des politiques européennes dans un sens favorable à l’emploi pourrait en résulter, mais il importe également de se préparer à des scénarios de rupture qui resteraient toujours possibles.
Car faute de préparation à des solutions alternatives, on s’expose par avance à la répétition de ce qui s’est produit en Grèce avant l’été 2015 avec l’imposition d’un nouveau mémorandum. La seule possibilité de résister à pareil chantage et au refus de toute négociation réelle de la part des institutions européennes (comme cela a été amplement montré alors) est d’affirmer d’emblée une volonté réelle de mettre en œuvre une politique alternative. Cela passe nécessairement par la prise de mesures unilatérales, y compris sur le plan monétaire si nécessaire, en contradiction avec les règles de l’Union européenne. Cela suppose de préparer soigneusement un plan détaillé de mise en œuvre de ces mesures de désobéissance, ne laissant pas prise au chantage des institutions et des gouvernements européens.
Un nouveau plein emploi est possible
Nous refusons donc les théories sur la « fin du travail », selon lesquelles les nouvelles technologies de l’information et la robotisation conduisent inexorablement à une remise en cause du statut salarial et à l’impossibilité du plein emploi. Le salariat reste encore aujourd’hui la forme dominante de l’emploi (avec une part de 90 %, soit 10 points de plus qu’en 1970), et demeure un point de repère essentiel dans les aspirations individuelles, les représentations collectives et les modes de régulation sociale. Le phénomène connu sous le terme d’ubérisation ne constitue pas un dépassement du rapport salarial, mais plutôt un retour en arrière vers une forme d’exploitation plus violente, où le lien de subordination hiérarchique est très fort et la protection sociale au rabais. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, les besoins sociaux et écologiques sont énormes, et la technologie ne peut pas à elle seule y répondre : de nombreux emplois restent à créer.
Nous ne sommes pas non plus partisans de la création d’un revenu universel. Bien que cette idée parte d’une intention louable, elle revient en définitive à accepter une société à deux vitesses dans laquelle les élu-e-s du marché auraient accès à un emploi bien rémunéré et à la reconnaissance sociale, tandis que les autres resteraient en marge de la société avec un simple revenu de subsistance. Le capitalisme néolibéral s’accommodera d’ailleurs très bien de cette institutionnalisation de l’armée de réserve, puisqu’elle ne fait que généraliser la logique déjà existante des minima sociaux (le filet de sécurité minimal étant d’ailleurs financé par la suppression de toutes les prestations sociales !). Et si d’autres propositions se présentant comme progressistes cherchent à se démarquer de cette version néolibérale du revenu universel, elles restent définitivement hors sol et hors des rapports de force réels : aucune explication n’est par exemple donnée de la façon dont un revenu suffisamment élevé et non stigmatisant serait financé.
Nous sommes évidemment aux côtés des travailleur-euse-s dans toutes leurs luttes pour s’opposer aux licenciements ou pour en limiter au maximum les effets sur leur vie. Pour cela, il s’agit d’abord de redéfinir la notion de licenciement économique, qui donne aujourd’hui trop de marge de manœuvre au patronat, afin d’empêcher les licenciements si l’entreprise est rentable et en bonne santé financière (utilisation des ratios de la Banque de France pour le mesurer), ou si elle a augmenté les dividendes aux actionnaires lors du dernier exercice comptable, ou encore si les licenciements individuels correspondent, par exemple, à des motifs professionnels arbitraires. Il s’agit donc d’empêcher les licenciements économiques dans les entreprises qui font des profits, plus précisément les licenciements qui sont imposés aux salariés pour dégager un excédent brut d’exploitation supérieur et un partage de la valeur ajoutée encore plus favorable aux actionnaires.
Face au reconversions rendues nécessaires par la transition écologique ou les évolutions technologiques, il s’agit de sécuriser les salariés par la mise en œuvre d’une sécurité sociale professionnelle qui préservera la continuité de leurs droits en situation d’interruption d’activité, quelle qu’en soit la cause. L’ensemble des salariés bénéficieraient ainsi du maintien de leur rémunération, de leur protection sociale et d’une formation professionnelle leur garantissant de retrouver un emploi de niveau équivalent à celui qui était le leur avant la perte de leur activité. Un statut du travail salarié serait ainsi créé, et les droits y étant adossés seraient garantis collectivement et opposables à tout employeur.
À rebours des conceptions qui aboutissent à la résignation face au chômage de masse, nous affirmons donc que le plein emploi est un horizon à la fois souhaitable et possible. Car tout n’a pas été tenté contre le chômage : seules les recettes libérales ont échoué ! Des options alternatives existent, nous l’avons vu, et elles permettraient de créer les six millions d’emplois manquant dans notre pays. Ces créations doivent s’accompagner d’une amélioration de la qualité de vie au travail et de la conquête de nouveaux droits, dans le cadre d’un statut du travail salarié. Notre projet est en définitive de détruire la base matérielle des licenciements en assurant et en réalisant pratiquement le droit de toutes et tous à un emploi de qualité pendant sa vie active. Ce n’est certainement pas plus utopique que de préconiser « l’inversion de la courbe du chômage » en multipliant les mesures qui ne peuvent que le généraliser !
La commission économie d’E!
1Voir M. Mararuni, « L’emploi féminin à l’ombre du chômage », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 115, décembre 1996.