« Si l’éco­lo­gie ne devient pas popu­laire, on est dura­ble­ment en panne »

Clémen­tine Autain est porte-parole d’Ensemble !, l’une des compo­santes du Front de gauche. Elle est égale­ment codi­rec­trice, avec Roger Martelli, du trimes­triel Regards.

Repor­terre – Comment analy­sez-vous la situa­tion poli­tique actuelle ?

Clémen­tine Autain – Elle est diffi­cile. Il n’y a pas de mouve­ment social de grande ampleur. L’hé­gé­mo­nie cultu­relle est passée à droite : Eric Zemmour enchaîne les best-sellers, Alain Finkiel­kraut a été élu à l’Aca­dé­mie française, et des édito­ria­listes comme Élisa­beth Lévy ont pignon sur rue, en tenant des propos proches de ceux du FN. Ce contexte social et cultu­rel rejaillit sur le plan poli­tique. On pour­rait se dire que, depuis 2012, François Hollande a tué la gauche. Mais le proces­sus vient de plus loin. François Hollande a été secré­taire du Parti socia­liste de 1997 à 2008 et, de congrès en congrès, il a fait passer des textes d’ac­com­mo­de­ment au marché finan­cier, inté­grant le néo-libé­ra­lisme au projet du PS. L’af­faire est parache­vée par le fait qu’il nomme Manuel Valls au poste de Premier ministre, Valls qui a fait campagne lors de la primaire et n’y a même pas obtenu 6 % sur une ligne libé­rale et auto­ri­taire. On arrive au bout d’un proces­sus copié sur d’autres social-démo­cra­ties euro­péennes, qui se sont refon­dées sur le même mode que le parti des Démo­crates états-uniens.

C’est-à-dire ?

Un parti dans les clous de la logique capi­ta­liste et produc­ti­viste, qui accom­pagne l’ordre exis­tant au lieu de le contes­ter, qui épouse la monar­chie prési­den­tielle et l’idéo­lo­gie domi­nante. En un mot : lePS d’aujourd’­hui gouverne contre les inté­rêts des milieux popu­laires, des caté­go­ries domi­nées. Il a un train de retard sur les Anglais ou les Améri­cains, qui voient des Corbyn ou des Sanders appa­raître.

Comment quali­fier alors le régime actuel ?

On observe à l’échelle euro­péenne, mais aussi avec les commu­nau­tés d’ag­glo­mé­ra­tion, les métro­poles, que tous ces systèmes visent la « coges­tion ». La coges­tion, c’est la néga­tion de la démo­cra­tie. C’est l’idée qu’il faut tout le temps trou­ver des consen­sus entre des parties qui devraient offrir des visions diffé­rentes de la société. À la fin, on se retrouve avec un ensemble de domi­nants qui décident loin du grand nombre, sans confron­ta­tion de projets. D’al­ter­nance en alter­nance, rien ne change, ou plutôt, tout va de plus en plus mal.

Ce que je dépeins s’ins­crit dans un mouve­ment histo­rique plus profond : la crise du mouve­ment ouvrier et de l’idéal commu­niste. Les expé­riences social-démo­crates ont échoué partout en Europe. Nous portons le poids de ces défaites, c’est pourquoi nous avons un devoir de refon­da­tion.

Mais qu’est-ce que la gauche, main­te­nant ?

L’éga­lité, la justice sociale, la démo­cra­tie et la liberté véri­table, toutes ces idées font le fil de l’his­toire de la gauche depuis deux siècles. Ce que doit viser un projet de gauche, c’est la mise en commun des richesses, des pouvoirs, des savoirs et des temps. Mais nous avons de nouveaux chan­tiers à mener pour que ces valeurs parlent et résonnent dans le monde contem­po­rain. L’éco­lo­gie poli­tique, par exemple, pose l’enjeu du sens de la produc­tion. La ques­tion n’est plus seule­ment : qui possède ? Mais : pourquoi et comment on produit ?

Pendant long­temps, on oppo­sait réforme et révo­lu­tion. Mais, comme on a des réfor­mistes qui ne font pas de réformes et des révo­lu­tion­naires qui ne font pas de révo­lu­tion, il faut trou­ver une tension nouvelle entre réforme et révo­lu­tion. C’est-à-dire trou­ver des ruptures qui permettent de produire des révo­lu­tions. Par exemple, le fémi­nisme est peut-être la plus grande révo­lu­tion du XXesiècle. Et cela s’est fait par une succes­sion de ruptures, sur les trois champs cultu­rel, social et poli­tique. Encore un autre chan­tier : le lien entre indi­vidu et collec­tif. La gauche a souvent mis l’ac­cent sur le collec­ti­visme en mino­rant l’éman­ci­pa­tion indi­vi­duelle. Nous devons mieux arti­cu­ler les deux.

Hollande, Valls, le Parti socia­liste sont-ils encore de gauche ?

Le gouver­ne­ment mène une poli­tique de droite et ses parti­sans pensent à droite. L’autre jour, j’al­lume BFM et je vois le député PS Caresche prendre Bayrou sur sa droite, en évoquant la possi­bi­lité d’une remise en cause du Smic. Et c’est Bayrou qui lui dit : « Ah non, Monsieur Caresche, je ne suis pas pour toucher au Smic. » Un matin, j’écoute Natha­lie Kosciusko-Mori­zet sur France Inter, elle est inter­ro­gée sur le fait qu’elle a applaudi le discours de Hollande sur l’état d’ur­gence et elle répond : « Oui, le tour­nant sécu­ri­taire était le bien­venu. Mais tout de même, vous ne trou­vez pas qu’il manquait un volet cultu­rel, un volet social ? »

Le tripar­tisme n’est plus celui qu’on croit. Il y a une extrême droite, qui d’ailleurs flirte avec certains rangs de la droite clas­sique. À côté, un centre, dans lequel vous avez une partie de la droite plus modé­rée et une grande partie du Parti socia­liste. Et puis, ce qui n’émerge pas du tout, c’est une gauche qui sache dire comment vivre aujourd’­hui l’éga­lité, la justice sociale, l’éman­ci­pa­tion humaine, l’éco­lo­gie. On y trouve des voix qui viennent du Front de gauche, des voix qui viennent du Parti socia­liste, d’Eu­rope Écolo­gie-Les Verts, du mouve­ment social et du mouve­ment intel­lec­tuel critique. Et surtout, beau­coup de voix citoyennes qui ne se retrouvent pas dans le paysage poli­tique d’aujourd’­hui. Pour l’ins­tant, ces forces sont atomi­sées, elles ne tiennent pas un discours qui permette au mot « gauche » de retrou­ver son tran­chant, sa force et sa capa­cité à être comprise du grand public.

Comment regrou­per ces forces ?

Cela prend du temps. Mais cela fait une ving­taine d’an­nées que j’en­tends parler de « mêler le rouge et le vert », depuis les comi­tés Juquin, en 1988. Depuis, inlas­sa­ble­ment, vous avez des tenta­tives qui échouent mais qui reviennent sans cesse dans le débat public pour essayer de construire des passe­relles inédites entre des mouve­ments poli­tiques avec des tradi­tions diffé­rentes. C’est cela qui va adve­nir. Une nouvelle force poli­tique va naître, elle aura une cohé­rence nouvelle, sociale et écolo­giste. Elle donnera de l’air à ce monde poli­tique étouf­fant, et même écoeu­rant.

Sous quelle forme ? S’agit-il de réunir les mêmes partis que l’on connaît ? Ou une alter­na­tive à ces partis ?

On a besoin d’or­ga­ni­sa­tions poli­tiques. Mais les partis issus du XXe siècle ne peuvent plus fonc­tion­ner comme avant. Cela va s’in­ven­ter, il y aura du neuf et de l’an­cien ; comme toujours, on est en train de cher­cher le neuf. Ce ne sera pas une formule du type « cartel ». Le Front de gauche en a montré toutes les limites. Mais il faut qu’il y ait une impul­sion. Et je crois que celle-ci peut venir du fait que des fron­deurs, des person­na­li­tés d’EELV, le Front de Gauche se disent : « Main­te­nant, on y va, on fait un cadre nouveau et on le met à dispo­si­tion d’une dyna­mique citoyenne qui nous dépasse. » Si ces partis-là ne prennent pas cette respon­sa­bi­lité, je ne sais pas si en France, dans la situa­tion sociale et cultu­relle qui est la nôtre, pour­rait émer­ger un Pode­mos à la française. Mais si des person­na­li­tés et sensi­bi­li­tés poli­tiques de gauche prennent cette respon­sa­blité de mettre en place un cadre inédit, nous avons la possi­bi­lité de faire quelque chose d’utile. Je ne parle pas d’un accord de sommet entre appa­reils, mais bien d’un signal envoyé dans le pays pour permettre l’im­pli­ca­tion de millions de personnes aujourd’­hui dégoû­tés par la poli­tique et par la gauche.

Pour l’heure, le PS reste le centre de gravité autour duquel gravitent les gauches…

Non. Il s’est mis lui-même en-dehors de ce besoin de refon­der une espé­rance de gauche. Il se renforce par sa majo­rité, comme toutes les orga­ni­sa­tions poli­tiques. Ceux qui contestent à l’in­té­rieur sont de plus en plus margi­na­li­sés. Le Parti socia­liste ne va pas chan­ger de cap, il ne va pas faire un virage à gauche. Emma­nuel Macron passe chaque jour un cap supplé­men­taire vers la droite. Ce qui était tota­le­ment tabou hier devient monnaie courante aujourd’­hui. La liste est terri­ble­ment longue des écarts : plafon­ner les indem­ni­tés de licen­cie­ment, la casse du droit du travail, donner des milliards aux entre­prises sans contre­par­tie, casser le contrat à durée indé­ter­mi­née, c’est insensé.

Le Parti commu­niste n’est-il pas un obstacle sur la voie de la recom­po­si­tion ?

Le Parti commu­niste est traversé par diffé­rents courants, même si la préser­va­tion de l’ap­pa­reil domine encore forte­ment le parti. Et les mili­tants commu­nistes ont leur place dans ce travail de refon­da­tion à gauche. Ils veulent créer une force nouvelle de trans­for­ma­tion sociale et écolo­gique qui n’ait pas renoncé à chan­ger les condi­tions de vie du plus grand nombre.

Quels sont les ferments posi­tifs qui vous font croire à cette refon­da­tion ?

Dans la société, il se passe beau­coup de choses du côté de l’in­ven­tion de formes de vies, de pensées alter­na­tives, sociales et écolo­gistes. On l’a vu à Sivens, on conti­nue de le voir à Notre-Dame-des-Landes et les Goodyear réflé­chissent. Le livre de Thomas Piketty a été un best-seller. On le voit aussi dans la litté­ra­ture. Certes, on a eu Houel­le­becq. Mais il y a aussi Virgi­nie Despentes, qui a une repré­sen­ta­tion du monde tota­le­ment oppo­sée à celle de Houel­le­becq tout en ayant aussi un succès indé­niable. Je pense aussi à des choses beau­coup plus locales, à des gens qui ont envie de vivre autre­ment, qui essayent de produire diffé­rem­ment. Des actions qui ont l’air anec­do­tiques, comme le déve­lop­pe­ment du troc, disent l’en­vie de retrou­ver du sens, de parta­ger, de comprendre pourquoi on travaille, pourquoi on produit, à quoi sert la vie. Plein de gens ne pensent pas que le rêve des jeunes soit d’être milliar­daire, comme le croit Macron. Qui pensent que le bonheur, ce n’est pas de courir derrière cette quête de fric et ce monde marchand qui est en train de nous tuer, qui tue la planète mais qui tue aussi nos désirs.

Mais ces mouve­ments refusent souvent une repré­sen­ta­tion poli­tique…

C’est logique, car il y a une telle distance que cela ne parvient plus à se connec­ter. Même les artistes et les intel­lec­tuels n’ar­rivent plus à se connec­ter à nous, les poli­tiques. Beau­coup de mili­tants disent : « Mais les intel­lec­tuels, ce n’est pas le sujet, c’est le peuple qui compte. » Sauf qu’on n’est pas en contact direct avec le peuple ! Il y a plein de média­tions. Et les média­tions avec le peuple passent aussi par le monde artis­tique et par le monde asso­cia­tif. Quand le Parti commu­niste était très fort dans le monde ouvrier, Aragon et Picasso n’étaient pas loin. Il ne faut pas oppo­ser l’un à l’autre. Parce que c’est ensemble qu’on raconte le monde.

Et puis, il y a en ce moment quelque chose qui se cherche du côté d’une gauche plus tran­chante, qui tienne tête au libé­ra­lisme écono­mique. En Grèce, il y a quand même eu une gauche radi­cale qui a gagné dans les urnes. Pode­mos a percé en Espagne, le Portu­gal a viré à gauche, Corbyn est parvenu à la tête du Parti travailliste en Grande-Bretagne et il y a le phéno­mène Sanders aux États-Unis. Mais en France, ceux qui incarnent aujourd’­hui la contes­ta­tion du système « gauche »-droite – qui mène la même poli­tique –, c’est le Front natio­nal. Et il a une longueur d’avance.

Pourquoi ?

Il a le premier réussi à se poser comme anti-système. Alors que, pour l’ins­tant, notre gauche reste large­ment asso­ciée à LA gauche insti­tu­tion­nelle. C’est qu’il y a trente ans d’union de la gauche derrière nous… Ce n’est pas en élevant la voix pendant trois-quatre ans qu’on est réel­le­ment disso­cié dans l’es­prit du grand-public de l’en­semble de la gauche, et donc de la poli­tique gouver­ne­men­tale actuelle. Mais nous allons y arri­ver ! Par ailleurs, le FN a fait un travail de renou­vel­le­ment de ses repré­sen­tants et de moder­ni­sa­tion de son discours, même s’il s’agit toujours de promou­voir un projet néo-fasci­sant. Il joue des peurs, divise le peuple mais agite une sorte de fierté popu­laire. C’est nous qui devrions être asso­ciés à la défense de la dignité popu­laire !

Comment répondre, à gauche, à la ques­tion du moment, l’im­mi­gra­tion ?

La première réponse à donner est que l’im­mi­gra­tion n’est pas le problème numéro 1 des Français, que la corré­la­tion entre immi­gra­tion et chômage est tota­le­ment déli­rante et qu’il faut parler d’éga­lité, de comment va notre société. Il y a un manque de confiance dans notre modèle pour être à ce point rivés sur des problèmes qu’on devrait pouvoir régler. Je ne dis pas que l’af­flux de réfu­giés syriens à Calais n’est pas un problème, mais ce n’est pas par la ferme­ture, par une logique de guerre inter­na­tio­nale et en oubliant nos valeurs fonda­men­tales, la liberté et l’éga­lité, qu’on va le résoudre. Pendant qu’on parle de déchéance de natio­na­lité, il y a des bombar­de­ments en Syrie qui ne vont pas régler le problème, il y a des forces kurdes qui ne sont pas soute­nues et qu’on n’in­vite pas à la table de négo­cia­tion alors que ce serait bien utile pour combattre Daech. Les débats ne sont pas correc­te­ment posés.

Que pensez-vous des primaires citoyennes ?

Je suis favo­rable à une vota­tion citoyenne primaire pour dési­gner le leader en 2017. Nos forces sont atomi­sées et cette méthode peut permettre d’avoir un candi­dat unique digne de ce nom en 2017 [l’en­tre­tien a été réalisé avant l’an­nonce de la candi­da­ture de Mélen­chon] et non pas plusieurs. En revanche, il est hors de ques­tion de faire une primaire de la gauche avec la direc­tion du PS – je veux bien faire la primaire avec des socia­listes en rupture de ban. Mais avec Hollande, Valls et Macron, c’est hors de ques­tion. Parce que, quand on fait une primaire, il faut être prêt à soute­nir celui ou celle qui gagne.

Monte­bourg, qui est parti­san des gaz de schiste et du nucléaire, pour­rait-il se retrou­ver dans une même primaire que Duflot ou Hulot ?

C’est à eux qu’il faut poser la ques­tion mais la primaire dont je parle doit être claire sur le socle commun : il faut viser une rupture sociale et écolo­giste. Je me souviens d’une mani­fes­ta­tion syndi­cale et poli­tique, il y a quelques années, qui exigeait plus de « pouvoir d’achat » et une« relance par la consom­ma­tion ». EELV avait dit qu’il ne parti­ci­pe­rait pas à cette mani­fes­ta­tion aux mots d’ordre produc­ti­viste. Je partage cette critique, pour­tant j’ai appelé à parti­ci­per à cette manif. Parce que je pense qu’il n’y a pas d’is­sue sans ce lien avec les syndi­cats qui mani­festent pour que les sala­riés vivent mieux. Certes les préoc­cu­pa­tions ainsi formu­lées peuvent sembler liées à un système produc­ti­viste, dont il faut qu’on sorte. Mais peut-on en sortir sans impli­ca­tion du monde popu­laire ?Il faut que les cultures issues du mouve­ment ouvrier et de l’éco­lo­gie poli­tique se parlent, se confrontent, se mêlent. Parce qu’une écolo­gie hors-sol, qui n’est pas une écolo­gie popu­laire, n’a aucune chance d’ad­ve­nir. Et à l’in­verse, il n’y a pas de progrès du plus grand nombre si on ne passe pas par la case écolo.

En atten­dant, je suis à la fois du côté des sala­riés d’Air France ou de PSA, et offen­sive pour dire« non » à Notre-Dame-des-Landes ou « nous devons chan­ger notre modèle de produc­tion ». Nous traver­sons une période de décom­po­si­tion/recom­po­si­tion poli­tique. De nouvelles bous­soles se dessinent.

Sera-ce suffi­sant avant 2017 ?

2017 peut être le début d’un proces­sus. Si on le prend comme un point d’ar­ri­vée, il n’ar­ri­vera rien, c’est beau­coup trop court par rapport au chan­tier de recons­truc­tion qui est devant nous. Refon­der une gauche dans ce pays, on ne le fera pas en un an et demi. Mais si 2017 peut être utile à cette tâche, c’est-à-dire enclen­cher un proces­sus, on aura réussi.

Propos recueillis par Barnabé Binc­tin et Hervé Kempf. Publié sur l’ex­cellent site de Repor­terre.

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