Critique du « Hareng de Bismarck », J.L. Mélenchon, Ed.Plon, mai 2015.
Les chefs cuisiniers sont de nouvelles stars médiatiques et Jean-Luc Mélenchon qui a donné pour titre à dernier livre, « Le hareng de Bismarck« , pourrait laisser croire que la passion politique est proche d’un métier de bouche pour son auteur. Ce livre de celui qui qui fut le candidat de la gauche radicale de façon si brillante aux présidentielles de 2012, est un événement politique ; c’est une sorte de traité où le Chef connu pour nous mitonner une 6ème République tient à nous mettre en garde contre ce qui gâte toute haute cuisine politique, ce qui en est même un poison : le « modèle allemand ».
Ce pamphlet a un succès important, il est une critique de ce qui nous est présenté par les principaux porte-parole du système capitaliste comme un modèle pour la France, ce modèle allemand, soit l’ordolibéralisme, la doctrine officielle des dirigeants allemands.
L’économie allemande repose sur des exportations et une demande intérieure relativement faible, les infrastructures y sont en piètre état. Le système économique repose sur la surexploitation des salariés avec un salaire minimum qui n’existait plus jusqu’à il y a peu. « 13 millions sous le seuil de pauvreté, 7 millions de salariés gagnent moins de 450 euros par mois ». « 5 millions de précaires » sont à ajouter aux « 3 millions de chômeurs officiels ». Il insiste sur la stratégie du choc utilisé par le capital lors de la réunification des deux Allemagne en 1990 ; les privatisations y furent menées avec un total mépris des populations. Il rappelle les contre-réformes menées par le social-démocrate Schröder en 1998, celles de Hartz en 2003–2005. La méthode brutale utilisée lors de la réunification est mise à ‘ordre du jour par les élites allemandes pour imposer les diktats néolibéraux aux Grecs.
Tout ceci est juste, fort bien dit par Jean-Luc Mélenchon. Mais ce noyau rationnel est mêlé
à une gangue de propos où un sentiment anti-allemand est déployé sans retenue. Ce qui rend son met fort indigeste pour les internationalistes. Même si la lecture de Cécile Duflot qui y lit l’affirmation que l’Allemagne serait pour Mélenchon notre ennemie, est caricaturale, cependant, l’Allemagne est bien présentée comme le responsables d’une multitude de maux, les défauts de « la France » n’étant que des conséquences d’une trop grande soumission à l’esprit allemand, d’une infection par le « poison allemand ».
Qu’est ce « poison allemand »?
« Le poison allemand », ainsi est sous titré ce livre dont le titre est « Le hareng de Bismarck ». En 2014 Merkel offrit lors d’un voyage officiel un tonnelet de « harengs de Bismarck » à Hollande ; pour l’auteur, le message était limpide : Merkel ordonnait que le Français mange du Bismarck, de ce condensé politique allemand, Bismarck étant le vainqueur de la guerre de1870–71 sur la France de NapoléonIII ; ce qui est une surinterprétation peut-être osée, mais acceptons la. Il est tout de même étrange que cette évocation n’appelle pas chez notre camarade celle de la Commune de Paris, sa semaine sanglante lors de laquelle les versaillais de Monsieur Thiers massacrèrent les communards sous le regard amusé des généraux de Bismarck. Le pire poison pour le peuple parisien de cette saison terrible fut français. Mais la métaphore est ainsi amenée : l’Allemagne empoisonne la France. Certes le poison est selon lui le néolibéralisme testé en RDA et qui « se répand partout », mais il ne s’en tient pas à cette définition du « poison allemand ».
« Le « poison allemand »passe par l’air et la nourriture », peut-on lire pour détruire l’idée selon laquelle l’écologie serait chez elle en Allemagne. « Je ne sais pas pourquoi les Allemands ont cette réputation d’écologistes à bonnes joues rouges » ; notons qu’il passe de « l’Allemagne » aux « Allemands » allègrement, ce tout au long du livre. L’Allemagne : trop d’exportations et donc trop de transport de marchandises, trop de charbon, trop de production de « grosses bagnoles », trop d’OGM, trop de hard discount, etc. Le hard discount ? « inventé outre-Rhin après guerre avec Adli puis Lidl, ce modèle a ensuite infecté toute l’Europe » ; la métaphore de l’empoisonnement s’enrichit ici de celle de l’infection. Rien sur la décision de sortir du nucléaire de nos voisins allemands, décision qui a quelque écho chez ceux qui combattent nos nucléocrates et leur appareil de propagande.
Ce chapitre se termine par cette injonction haute en couleurs : « périssent l’Allemagne, son « modèle » et ses grosses bagnoles plutôt qu’un seul instant à table avec une poularde à la peau craquante, un roquefort correctement moisi et un bon verre de rouge à la robe légère », ainsi parle notre Chef qui est donc spécialiste de la poularde. Il écrit aussi :« le vin est souvent le meilleur instrument de mesure du niveau de culture d’un peuple » ; et comme les Allemands sont présentés en buveurs de bière tout au long du livre, on comprend à quel point la culture française surpasse l’allemande à l’en croire.
Puis il enfonce le clou : il y a « faillite de l’art de vivre à l’allemande » comme en serait la mesure le faible taux de natalité dans ce pays…. au contraire de la vaillante France. Et ce thème est répété à de multiples reprises. L’Allemagne hitlérienne a connu un taux de natalité en hausse avant la deuxième guerre mondiale, cela est-il à mettre à l’actif des nazis, ou des allemands ? il est surtout dangereux d’utiliser politiquement le critère démographique.
Parlant de « la culture profonde de l’Allemagne » concernant les femmes, de « cette vision sociale extrêmement conservatrice » : « il fut un temps où ce rôle était résumé par les trois « K », Kinder-Küche-Kirche (les enfants-la cuisine-l’église). C’était la vision officielle du rôle des femmes selon l’Empereur GuillaumeII à la fin du XIXème siècle, puis sous le régime nazi. Tout cela est loin sans doute. Mais pas tant que ça ». Il serait dans l’esprit allemand, sa « culture profonde », d’aliéner les femmes… Et le nazisme ne serait qu’un moment de cette maudite « culture profonde ». Cette vision de l’Allemagne tient plus de la condensation de lieux communs d’un discours hérité de ces années de propagande étatique où l’Allemagne était l’ennemie attitrée de la France que de l’analyse.
Un peuple de vieux, d’obèses, d’ avares, de buveurs de bière : « pauvres Allemands ; pas de bébés, leurs jeunes les quittent, leurs vieillards sont expatriés de force » ; l’humour frise l’insulte ici.
Le hareng, l’Europe, l’OTAN : tous allemands.
Concernant sa critique, souvent juste, de la réunification de l’Allemagne, Mélenchon cite un rédacteur d’ « Alternatives économiques« , « si la réunification n’a pas eu que des effets négatifs pour l’économie allemande, elle en eut par contre beaucoup pour elle de ses voisins », et il ajoute : « l’unification allemande a donc fonctionné comme un banc d’essai pour un ensemble de méthodes d’annexion économiques ». Bien dit.
Mais l’idée d’un poison néolibéral qui serait un poison spécifiquement allemand est ressassée ; pas de critique des capitalistes francophones ni des armées impérialistes françaises puisque les défauts français s’attrapent par seul empoisonnement ou infection du fait de l’Allemagne et de ses Allemands.
« L’Europe est aujourd’hui la « chose » des allemands ». La trahison par l’UMP et le PS du vote populaire de 2005 refusant le Traité constitutionnel européen fut pourtant bien une affaire franco-française. Mettre la Banque centrale européenne et son « indépendance » au cœur du dispositif de l’UE, ce fut pourtant bien un axe de bataille de nos néolibéraux hexagonaux, des capitalistes et des éditorialistes. Notre auteur en vient à charger la seule Allemagne de tous les maux en France et en Europe, ce qui est non seulement exagéré mais faux. Non, le TAFTA, ce n’est voulu en Europe par les seuls Allemands comme le dit Mélenchon. La construction de l’UE selon les normes néolibérales n’est pas une invention germanique mais le fruit d’une convergence des chefs néolibéraux de l’UE. La façon ignoble dont la Grèce est étranglée par ses créanciers de l’UE n’est pas du fait de Merkel seule, de l’Allemagne seule, mais des dirigeants européens tous unis au grand dam de Tsipras, contrairement à ce qu’affirme notre ami.
Mélenchon écrit que les Allemands ont envahi la France à trois reprises, ce qui est indubitable. Ce qui est plus difficile à suivre, c’est de dire ensuite que l’Allemagne actuelle porte « la volonté de puissance du passé dans les habits neufs du présent ». Et lorsque Jean-Luc Mélenchon affirme que si l’OTAN ne s’est pas dissoute après la chute du Mur de Berlin, ce qui eut été en effet logique et nécessaire, c’est bien sûr encore l ‘Allemagne qui est seule responsable selon notre auteur. Et voici dans quel but : « toute l’histoire de l’Allemagne a été celle de sa volonté de contrôle sur l’Europe centrale et orientale. C’est ainsi depuis si longtemps ! Depuis le Saint Empire romain germanique ! », et maintenant elle a « instrumentalisé l’Otan pour ses propres visées d’expansion » : ils ont démantelé la Yougoslavie (et eux seuls en sont responsables selon lui, ni les Serbes ni les Français n’ sont pour quelque chose…). D’où le juste courroux de la Russie (et de son histoire profonde) ; on sait que Mélenchon voit en Poutine un défenseur de la paix face à une Ukraine « nazie », il le redit ici.
Voila une présentation du peuple allemand comme possédé par une volonté de puissance tribale depuis des millénaires qui est ni dialectique ni respectueuse des travaux historiques.
Le match pluriséculaire France/Allemagne.
Qu’on se le dise , selon notre auteur, le Français est intrinsèquement bon, de par son histoire profonde à lui, trop bon face à la volonté de puissance allemande : « Dans la forme que prend cette volonté de puissance, nos conceptions latines nous paralysent au moment de comprendre. Les Français en particulier ont une vision exaltée de la politique où la puissance et la gloire vont ensemble. Nos pires violences sont toujours habillées de bons sentiments ». Quelques lignes plus loin : « l’empereur Claude, au 1er siècle de notre ère, recommandait déjà à ses généraux de ne point trop parlementer ni finasser avec les chefs germains. Selon lui ces derniers ne comprendraient que les rapports de force et ne respecteraient que cela ». Et Mélenchon, subtil latin, d’affirmer qu’il ne faut donc pas finasser avec Merkel, car « la quintessence du poison allemand est là.(….) ce vieil esprit de système qui est la maladie des dirigeants de ce peuple ».
Notre auteur affirme son amour de 1789, et nous le suivons avec enthousiasme. Mais cette affirmation lui sert aussitôt à critiquer de violente façon le peuple allemand, ce que nous trouvons regrettable. Pour les Français, « tout commence pour nous par l’individu libre et souverain », alors que « eux disent que tout commence par le Volk, le peuple au sens ethnique, lui-même défini par l’appartenance à une culture commune » culture où le christianisme est affirmé comme fondateur, « une réaction à 1789 ». Ici comme ailleurs dans son livre, Mélenchon écrit « Allemands » pour « néolibéraux » et « la France » lorsqu’il évoque une tradition révolutionnaire et égalitaire, ce qui est fort réducteur, même pour un pamphlet .
Dans la conclusion de son livre, il décrit « deux mondes depuis plus de 2000 ans » : « en deçà : la cité et le citoyen , au-delà, la tribu et l’ethnie ». Ici les Lumières, 1789, la Commune de Paris, Kant et Marx, là , en résumé la contre-révolution. On se doute de la suite : « Si en France, vaille que vaille, les Lumières gagnent toujours à la fin, elles ont toujours perdu en Allemagne ». Car les Français « n’ont qu’une patrie : la République ».
Voila pourquoi la France « doit recracher le poison allemand », et « se refonder » au moyen d’une Constituante. Ainsi donc, la traite négrière, les massacres de la colonisation, les deux guerres mondiales, la politique de Pétain et la collaboration, les massacres d’Algériens du 8 mai 1945, ceux à Paris du 17 octobre 1961, tout cela ne saurait venir que d’un esprit qui reste généreux, puisque fait par des français ?
Non , les peuples ne se figent pas depuis l’éternité dans des caractérologies grossières ; les peuples ne sont ni cet idéal halluciné ici ni cet barbarie obscure là. L’Allemagne des philosophes et des poètes, celle de Marx et de Rosa Luxemburg n’est pas celle de ses néolibéraux brutaux qui la dirigent présentement. Non, le néolibéralisme n’a pas de patrie unique ; il est planétaire, et partagée par la quasi totalité des élites économiques mondiales.
Ce qui n’est pas conté dans ce livre, c’est la création de « die Linke », parti qui fut un modèle pour la création du Parti de gauche par Jean-Luc Mélenchon et bien d’autres, ses succès puis sa stagnation, et une analyse de cela. Ce qui est absent, c’est la lutte de classes qui en Allemagne a vu porter par le patronat des coups très sévères aux salariés et à leurs syndicats.
Mélenchon nous décrit un poison diffusant des élites allemandes au peuple allemand (très contaminé) puis aux voisins de l’Allemagne, à l’Union européenne et à ses marges. Un peuple allemand conté paradoxalement comme à la fois dangereux et décadent car sans vigueur juvénile. Confondre dans le même rejet les élites politiques et économiques allemandes avec son peuple n’est pas digne d’un dirigeant de la gauche radicale, selon moi, surtout quand ce dirigeant se définit comme une vigie de cette gauche de gauche, apte à lui dessiner des nouvelles perspectives stratégiques, surtout dans ce climat où la xénophobie et les racismes prospèrent dans notre pays comme dans toute l’Union européenne.
Être comme un poisson internationaliste dans les eaux grecques.
Mais aussi, l’auteur souligne à juste raison le déchaînement de la presse allemande contre le peuple grec, avec le journal Bild à la xénophobie militante, ce à quoi Merkel et les chrétiens-démocrates allemands participent. Il nous interroge : « quel autre chef de gouvernement se permettrait de parler de ses voisins en ces termes ? » ; la réponse est simple : tous les chefs de gouvernement, excepté le grec.
Yanis Varoufakis est cité concernant le rôle de la finance allemande. Mais son propos concernerait tout aussi bien les banques françaises, BNP au premier plan.
« Quand la Grèce passe sous contrôle des proconsuls de la Troïka européenne, il lui faut constater, et avec le sourire s’il vous plaît, que c’est en fait un contingent d’Allemands qui débarque (..) Cela épargne aux autres peuples le déshonneur d’être associé à cet odieux brigandage » Pourquoi feindre d’ignorer que l’odieux brigandage fut pensé, organisé par l’UE et sa BCE ainsi que le FMI ? Pourquoi ne pas dire que lorsque Tsipras chercha quelque allié de circonstance, Hollande fut du camp de ce « déshonneur » tranquillement assumé. Certes, le film Catastroïka qui fut un des tout premiers films à nous alerter sur la catastrophe grecque insistait aussi sur le rôle des hommes gris venus d’Allemagne, avec leurs méthodes brutales ; mais ils n’agirent point seuls.
L’argumentation pour montrer que l’Allemagne « ne paie jamais ses dettes » est convaincante ; les riches et leurs protégés ne paient pas leurs dettes et l’on ne prête qu’aux riches, de façon générale. La demande du gouvernement grec que se réunisse une conférence internationale pour discuter de leur dette, comme celle pour la dette allemande en 1953, est justifiée par Mélenchon avec justesse.
« La discussion sur la monnaie unique n’est pas qu’une question technique et elle ne résume d’aucune façon la tâche à accomplir. Elle n’est qu’un des aspects du problème posé dont la clé est ailleurs : qui décide en Europe et chez nous ? La rente ou le travail?La Banque centrale ou les citoyens ? L’Allemagne ou l’union libre de peuples libres ? » Voila un problème bien posé, cette fois ; nous retrouvons dans des phrases de ce type le Mélenchon à la verve enthousiaste et enthousiasmante.
Pour aider les Grecs, s’appuyer sur un sentiment anti-allemand, en France ou en Grèce, ne serait pas de bonne politique, se laisser aller à un rejet des Allemands en miroir du rejet des Grecs et de l’Europe méditerranéenne organisé par la propagande officielle en Allemagne serait une erreur politique grave.
Et ce n’est du reste pas un axe que défendent les militants du PG dans ces mobilisations de solidarité avec la Grèce qui prennent lentement forme dans notre pays. La barbarie économique et politique dans l’UE comme dans les autres pays, c’est le néolibéralisme et sa stratégie du choc, dont le peuple allemand est aussi est une victime. Ce n’est pas la seule barbarie, le seul « poison » que nous avons affronter, mais c’est une autre histoire.
Pascal Boissel, 25 mai 2015.
Je trouve cet article très informatif sur le livre de Mélenchon mais en plus j’adore le style littéraire de cette recension