Vincent Sizaire. Le Monde./ Le Pen , le RN: des privi­lé­giés.

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Condam­na­tion de Marine Le Pen : « La rhéto­rique du “gouver­ne­ment des juges” vise moins à défendre la souve­rai­neté du peuple que celle des gouver­nants »

Publié le 31 mars 2025 à

Prolon­geant l’émoi suscité par les réqui­si­tions du minis­tère public en novembre 2024, la condam­na­tion de plusieurs cadres du Front natio­nal, devenu Rassem­ble­ment natio­nal (RN), dont Marine Le Pen, à des peines d’iné­li­gi­bi­lité par le tribu­nal correc­tion­nel de Paris pour des faits de détour­ne­ment de fonds publics, a relancé le procès contre le « gouver­ne­ment des juges » que révé­le­rait une telle déci­sion. Reprise en chœur par une large partie de la classe poli­ti­cienne et média­tique, l’ac­cu­sa­tion ne résiste pour­tant guère à l’ana­lyse.

(…)

Loin de consti­tuer des actes accom­plis dans l’exer­cice offi­ciel et normal de leurs fonc­tions, les faits pour lesquels les respon­sables poli­tiques en ques­tion ont été condam­nés sont des infrac­tions pénales qui, à les suppo­ser avérées, ne sauraient évidem­ment être consi­dé­rées comme parti­ci­pant du mandat qui leur a été confié par le peuple.

Ce n’est pas davan­tage l’exis­tence d’un procès inéqui­table ou truqué frap­pant des oppo­sants poli­tiques qui est dénon­cée. Ce qui suscite l’in­di­gna­tion, c’est le simple fait que des élus puissent voir leur respon­sa­bi­lité pénale enga­gée devant des juri­dic­tions de droit commun et, ainsi, se voir infli­ger les peines expres­sé­ment prévues par la loi. En d’autres termes, la ques­tion que soulève le tollé suscité par la condam­na­tion des diri­geants du FN n’est pas celle du gouver­ne­ment des juges mais bien celle de l’abo­li­tion des privi­lèges ou, plutôt, de sa consé­cra­tion défi­ni­tive.

Faut-il le rappe­ler, le prin­cipe révo­lu­tion­naire proclamé dans la nuit du 4 au 5 août 1789 est celui d’une pleine et entière égalité devant la loi, entraî­nant la dispa­ri­tion corré­la­tive de l’en­semble des lois parti­cu­lières – les « privi­lèges », au sens juri­dique du terme – dont béné­fi­ciaient les classes supé­rieures, et notam­ment la noblesse et le haut clergé. Le code pénal de 1791 enfonce le clou : non seule­ment les gouver­nants peuvent voir leur respon­sa­bi­lité mise en cause devant les mêmes juri­dic­tions que les autres citoyens, mais ils encourent en outre des peines aggra­vées pour certaines infrac­tions, notam­ment en cas d’at­teinte à la probité.

 

L’ordre juri­dique répu­bli­cain qui s’af­firme alors ne saurait être plus clair : dans une société démo­cra­tique, où chaque personne est en droit d’exi­ger non seule­ment la pleine jouis­sance de ses droits, mais, d’une façon géné­rale, le règne de la loi, nul ne peut prétendre béné­fi­cier d’un régime d’ex­cep­tion – les élus moins encore que les autres. C’est parce que nous avons l’as­su­rance que leurs illé­ga­lismes seront sanc­tion­nés effec­ti­ve­ment, de la même façon que les autres citoyens et sans attendre une bien hypo­thé­tique sanc­tion élec­to­rale, qu’ils et elles peuvent véri­ta­ble­ment se dire nos repré­sen­tants.

(….)

Advient une nouvelle géné­ra­tion de juges qui, désor­mais, prennent au sérieux la mission qui leur est confiée : veiller en toute indé­pen­dance à la bonne appli­ca­tion de la loi, quels que soient le statut ou la situa­tion sociale des personnes en cause. Et ainsi se produit ce qui était encore impen­sable quelques décen­nies plus tôt : la pour­suite et la condam­na­tion des notables, au même titre que le reste de la popu­la­tion. (…)

C’est préci­sé­ment contre cette évolu­tion qu’est mobi­li­sée aujourd’­hui la rhéto­rique du « gouver­ne­ment des juges », prenant la suite de la dénon­cia­tion des suppo­sés « juges rouges ». Une rhéto­rique qui vise moins à défendre la souve­rai­neté du peuple que celle, aris­to­cra­tique, des gouver­nants. Face à cette contre-offen­sive propre­ment réac­tion­naire, mener jusqu’à son terme le proces­sus histo­rique d’éman­ci­pa­tion du pouvoir juri­dic­tion­nel au service de l’éga­lité de toutes et tous devant la loi consti­tue un impé­ra­tif caté­go­rique de la raison démo­cra­tique.

Vincent Sizaire est magis­trat, maître de confé­rences asso­cié à l’uni­ver­sité Paris-Nanterre. Il est l’au­teur de « Gouver­ner les juges. Pour un pouvoir judi­ciaire plei­ne­ment démo­cra­tique » (La Dispute, 2024).

 

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