Condamnation de Marine Le Pen : « La rhétorique du “gouvernement des juges” vise moins à défendre la souveraineté du peuple que celle des gouvernants »
Prolongeant l’émoi suscité par les réquisitions du ministère public en novembre 2024, la condamnation de plusieurs cadres du Front national, devenu Rassemblement national (RN), dont Marine Le Pen, à des peines d’inéligibilité par le tribunal correctionnel de Paris pour des faits de détournement de fonds publics, a relancé le procès contre le « gouvernement des juges » que révélerait une telle décision. Reprise en chœur par une large partie de la classe politicienne et médiatique, l’accusation ne résiste pourtant guère à l’analyse.
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Loin de constituer des actes accomplis dans l’exercice officiel et normal de leurs fonctions, les faits pour lesquels les responsables politiques en question ont été condamnés sont des infractions pénales qui, à les supposer avérées, ne sauraient évidemment être considérées comme participant du mandat qui leur a été confié par le peuple.
Ce n’est pas davantage l’existence d’un procès inéquitable ou truqué frappant des opposants politiques qui est dénoncée. Ce qui suscite l’indignation, c’est le simple fait que des élus puissent voir leur responsabilité pénale engagée devant des juridictions de droit commun et, ainsi, se voir infliger les peines expressément prévues par la loi. En d’autres termes, la question que soulève le tollé suscité par la condamnation des dirigeants du FN n’est pas celle du gouvernement des juges mais bien celle de l’abolition des privilèges ou, plutôt, de sa consécration définitive.
Faut-il le rappeler, le principe révolutionnaire proclamé dans la nuit du 4 au 5 août 1789 est celui d’une pleine et entière égalité devant la loi, entraînant la disparition corrélative de l’ensemble des lois particulières – les « privilèges », au sens juridique du terme – dont bénéficiaient les classes supérieures, et notamment la noblesse et le haut clergé. Le code pénal de 1791 enfonce le clou : non seulement les gouvernants peuvent voir leur responsabilité mise en cause devant les mêmes juridictions que les autres citoyens, mais ils encourent en outre des peines aggravées pour certaines infractions, notamment en cas d’atteinte à la probité.
L’ordre juridique républicain qui s’affirme alors ne saurait être plus clair : dans une société démocratique, où chaque personne est en droit d’exiger non seulement la pleine jouissance de ses droits, mais, d’une façon générale, le règne de la loi, nul ne peut prétendre bénéficier d’un régime d’exception – les élus moins encore que les autres. C’est parce que nous avons l’assurance que leurs illégalismes seront sanctionnés effectivement, de la même façon que les autres citoyens et sans attendre une bien hypothétique sanction électorale, qu’ils et elles peuvent véritablement se dire nos représentants.
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Advient une nouvelle génération de juges qui, désormais, prennent au sérieux la mission qui leur est confiée : veiller en toute indépendance à la bonne application de la loi, quels que soient le statut ou la situation sociale des personnes en cause. Et ainsi se produit ce qui était encore impensable quelques décennies plus tôt : la poursuite et la condamnation des notables, au même titre que le reste de la population. (…)
C’est précisément contre cette évolution qu’est mobilisée aujourd’hui la rhétorique du « gouvernement des juges », prenant la suite de la dénonciation des supposés « juges rouges ». Une rhétorique qui vise moins à défendre la souveraineté du peuple que celle, aristocratique, des gouvernants. Face à cette contre-offensive proprement réactionnaire, mener jusqu’à son terme le processus historique d’émancipation du pouvoir juridictionnel au service de l’égalité de toutes et tous devant la loi constitue un impératif catégorique de la raison démocratique.
Vincent Sizaire est magistrat, maître de conférences associé à l’université Paris-Nanterre. Il est l’auteur de « Gouverner les juges. Pour un pouvoir judiciaire pleinement démocratique » (La Dispute, 2024).