Daniel Bensaïd est mort il y a 15 ans. Un révo­lu­tion­naire, un intel­lec­tuel, une poésie., Toujours présent.

https://blogs.media­part.fr/edwy-plenel/blog/110125/daniel-bensaid-cette-voix-qui-manque

Voici un texte d’Edwy Plenel:

Daniel Bensaïd s’est éteint il y a quinze ans, le 12 janvier 2010. Rétif aux commé­mo­ra­tions, qui le plus souvent congé­dient la vita­lité du passé, j’ai néan­moins voulu convoquer son souve­nir, tant sa voix nous manque, aussi inclas­sable qu’in­do­cile.

Jour­na­liste à Media­part

« La première vertu des révo­lu­tions, c’est d’ou­vrir l’ho­ri­zon des possibles. Pour les conser­va­teurs, tenants des désordres établis et des ordres injustes, l’his­toire est toujours écrite par avance, pavée de fata­li­tés et de déter­mi­nismes, de pesan­teurs écono­miques et de sujé­tions poli­tiques. Quand, à la faveur de l’évé­ne­ment révo­lu­tion­naire, les peuples surgissent sans préve­nir sur la scène, c’en est soudain fini de ces fausses évidences et de ces illu­soires certi­tudes. L’his­toire s’ouvre alors sur d’in­fi­nies possi­bi­li­tés et variantes où la poli­tique rede­vient un bien commun, partagé et discuté, sur lequel la société a de nouveau prise. »

J’ai écrit ces lignes en 2011 à l’at­ten­tion de la cinéaste Carmen Castillo, afin de soute­nir son projet de film dont Daniel Bensaïd sera le fil conduc­teur, On est vivants, sorti en 2014. Daniel était décédé un an aupa­ra­vant, le 12 janvier 2010, à l’âge de 63 ans, des suites d’une de ces mala­dies oppor­tu­nistes duVIH, dont il était atteint depuis 1988. Le temps fait son œuvre, et nous serons toutes et tous, un jour ou l’autre, de l’his­toire ancienne pour les géné­ra­tions qui suivent. Je voudrais néan­moins convoquer, à l’oc­ca­sion de l’an­ni­ver­saire de sa dispa­ri­tion, cette haute et belle figure que fut Daniel Bensaïd, tant il détonne avec bonheur dans le paysage de déso­la­tion qu’est devenu notre vie poli­tique en sa version média­tique domi­nante.

Illustration 1

Daniel Bensaïd au centre, au début des années 1970

Il n’y a d’his­toire qu’au présent, a écrit Marc Bloch, à la fois immense histo­rien et héroïque résis­tant. Le passé est un atelier ouvert aux arti­sans du futur afin qu’ils y façonnent des échap­pées inédites. Dans la diver­sité de son œuvre-vie, à la fois mili­tante et intel­lec­tuelle dont j’ai essayé de rendre compte à l’an­nonce de son décès, Daniel Bensaïd occupe une place singu­lière dans la géné­ra­tion qui, en France, est asso­ciée à Mai 1968. En compa­gnie d’Alain Krivine, il incarne une fidé­lité entê­tée aux révoltes initiales, sans secta­risme ni oppor­tu­nisme, avec cette diffé­rence que, par son origi­na­lité, son œuvre litté­raire et théo­rique ne l’a pas réduit à un courant poli­tique et à l’or­ga­ni­sa­tion qui l’in­car­nait – la JCR, puis la Ligue commu­niste deve­nue en 1974 Ligue commu­niste révo­lu­tion­naire.

À vous toutes et tous, qui désor­mais prenez le relais, de tirer profit de ce chemin de vie, dont il rendit compte dans Une lente impa­tience, où la vie plei­ne­ment vécue est insé­pa­rable d’un enga­ge­ment tota­le­ment assumé. « On s’en­gage, et puis on voit » : peu suspect de bona­par­tisme, radi­ca­le­ment rétif au pouvoir d’un seul, Daniel Bensaïd aimait citer cette formule du futur Napo­léon Ier, façon de dire que l’en­ga­ge­ment est toujours un pari et un risque, à rebours des calculs cyniques et des rentes bureau­cra­tiques. Critique entêté du jour­na­lisme, de ses faci­li­tés et de ses commo­di­tés, il n’a pas eu le temps de voir que son message pouvait aussi inspi­rer ce métier : ce n’est pas ici le lieu pour m’en expliquer mais, en vérité, Media­part lui doit beau­coup.

C’est pour hono­rer cette dette que je publie ici la trans­crip­tion de mon discours lors de l’hom­mage qui lui fut rendu il y a quinze ans, le 24 janvier 2010, salle de la Mutua­lité à Paris, en le précé­dant de la vidéo de 2015 d’un entre­tien pour la revue Ballast. Il y aura toujours, bien sûr, si l’on ne se résigne pas à la fata­lité de l’ordre du monde, de ses inéga­li­tés et de ses injus­tices, des programmes parti­sans et des choix stra­té­giques qui se proposent de les affron­ter et, si possible, de les renver­ser. Mais, quelle que soit l’is­sue de ces défis, il y aura aussi, sinon surtout, pour l’éter­nité, afin de préser­ver une espé­rance intacte, cette exigence d’une poli­tique éthique dont les fins sont indis­so­ciables des moyens. Et Daniel Bensaïd en fut l’in­car­na­tion.

© Ballast, 2015

Le merle moqueur

Nous sommes ici rassem­blés autour de Daniel, l’homme, le mili­tant, l’ami, le cama­rade, autour de sa vie, de son œuvre, de l’exemple qu’il fut pour nous tous. Et j’ima­gine Daniel, nous regar­dant. Je l’ima­gine moquant avec affec­tion ceux d’entre nous, et j’en suis, qui, à son propos, ont « la larme facile », comme il disait. Et nous trai­tant, avec cet accent toulou­sain que je ne saurais imiter, de « grands couillons ». J’ima­gine, en clair, son ironie joueuse, sa gentillesse moqueuse. Nous venons de les aper­ce­voir, dans ce bref montage d’ar­chives filmées, et, surtout, nous venons d’en­tendre sa voix, cette voix rieuse qui inspi­rait les idées. De l’en­tendre, par exemple, sur l’ef­fon­dre­ment de l’im­pos­ture qui portait le nom de commu­nisme, lancer en guise de verdict cette asso­cia­tion d’idées : « Cham­pagne et Alka-Selt­zer »… 

Donc, cette ironie, cette voix. C’est cela qui nous manque, et que je voudrais évoquer d’abord. Qui me manque, et ce sera ma seule allu­sion, à moi pour qui ce fut un grand frère, un grand frère vigi­lant et affec­tueux, aussi vigi­lant qu’af­fec­tueux. Alors l’image qui me vient, et ce n’est pas un hasard, quand on voit ce grand sourire, quand on écoute cet accent chan­tant, c’est celle du Temps des cerises. Et juste­ment le passage qu’on a entendu tout à l’heure, celui du « merle moqueur ». Oui, je vois Daniel en merle moqueur.

Vous savez, cette chan­son, Le Temps des cerises, Jean-Baptiste Clément l’avait écrite en souve­nir de la Commune et il ne l’avait pas dédiée à n’im­porte qui ; mais à une femme, à une infir­mière, à une ambu­lan­cière exac­te­ment. Et Louise Michel dira qu’elle était l’am­bu­lan­cière de la dernière barri­cade, l’am­bu­lan­cière « de la dernière heure » dans la Semaine sanglante.

Ce n’est pas une réfé­rence anodine. Le grand-père mater­nel de Daniel, Hippo­lyte, titi pari­sien, ouvrier, avait 14 ans pendant la Commune de Paris et il fut témoin de la semaine sanglante. Ce souve­nir fut la première empreinte poli­tique dans la vie de Daniel. Le portrait de Jean-Baptiste Clément était dans la salle à manger, et tous les ans, le premier dimanche de mai, à la tablée fami­liale, il fallait se lever et enton­ner, gaie­ment mais la gorge nouée, Le Temps des cerises.

Quand nous chan­te­rons le temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur…

Alors, le merle moqueur, la Commune de Paris…, convoquer cette réfé­rence, c’est dire la cohé­rence de Daniel, cette cohé­rence d’ac­tion et de pensée, de vie et d’œuvre mêlées. D’abord, une fidé­lité à un passé plein d’à présent, un passé porteur d’es­pé­rance, un présent subverti par ce passé. Parmi ses derniers gestes, une société de pensée, elle s’ap­pelle Louise Michel – la Commune toujours. Parmi ses derniers livres, un livre sur Marx et Engels et leur corres­pon­dance pendant la Commune de Paris.

Mais il n’y a pas seule­ment ce rapport très benja­mi­nien, très prophé­tique, de senti­nelle messia­nique au passé. Il y a cette imbri­ca­tion chez Daniel de la vie person­nelle et de l’en­ga­ge­ment, cette vita­lité, cette gour­man­dise, ce bonheur. Sans disso­cia­tion entre deux mondes clos où il y aurait l’en­ga­ge­ment ici, d’un côté, et l’autre vie de l’autre – le contraire même de l’hy­po­cri­sie. Sans écra­se­ment de l’un par l’autre où la poli­tique étouf­fe­rait la liberté de l’in­tel­lec­tuel, l’in­ven­tion, la créa­tion – le contraire même du dogma­tisme.

Alors, c’est cela que je voudrais dire : qu’il y a, au cœur de l’ex­cep­tion Daniel, cette façon de lier tota­le­ment la forme et le fond, la façon de dire et la manière d’être, la convic­tion et le style. Le mot qui me vient en l’évoquant, et ce n’est pas du tout aris­to­cra­tique, c’est celui d’élé­gance, d’une élégance lumi­neuse, qui n’était pas dans la distance, mais dans le partage. D’une élégance faite de hauteur, qui était toute de géné­ro­sité. L’in­verse de notre basse époque, vous voyez bien ce que je veux dire…

C’est en ce sens qu’il était un exemple et que, pour lui, même l’ami­tié n’était jamais un compro­mis, tout comme la joute intel­lec­tuelle. Mais toujours une loyauté qui devait se construire plus qu’elle ne doit se dire, qui devait se prou­ver plus qu’elle ne se proclame. En clair, chez Daniel, et c’est encore une fois ce qui fait sa rareté, son excep­tion, l’es­thé­tique de vie et la morale de l’en­ga­ge­ment étaient tota­le­ment nouées, tota­le­ment mêlées.

Il y a, derrière cela, une ques­tion poli­tique centrale : par l’exemple, comment inven­ter une autre façon de faire de la poli­tique qui ne soit pas l’éter­nité poli­ti­cienne ? Daniel est l’hé­ri­tier, le symbole et, je l’es­père, pas le dernier, d’une très grande tradi­tion que le surgis­se­ment de la ques­tion sociale, du mouve­ment ouvrier, du mouve­ment socia­liste a fait naître : des intel­lec­tuels qui n’étaient pas en chambre, des intel­lec­tuels qui rendaient compte dans l’ac­tion, des intel­lec­tuels qui se contrai­gnaient au collec­tif ou qui se ressourçaient tota­le­ment au collec­tif. Qui ne disso­ciaient pas le penseur et le mili­tant. 

Mais il y a, chez Daniel, dans toute cette longue généa­lo­gie, un apport, une origi­na­lité. Et qui rejoint sa façon de rompre avec ces visions dogma­tiques d’un progrès inévi­table, d’un temps linéaire, d’une histoire écrite. Cette façon, c’est de lier poli­tique et poétique. L’at­ti­tude de Daniel, l’écri­ture de Daniel, les livres de Daniel témoignent de cette façon d’en­chan­ter la poli­tique par une vision poétique. Il le dit à la fin de Une lente impa­tience : « L’œil de la poésie voit parfois beau­coup plus loin que celui de la poli­tique ». Il ne s’agit pas d’op­po­ser les deux, au contraire. Mais de bien voir combien cette vision poétique est un réen­chan­te­ment de la poli­tique, une subver­sion du réel à la manière de ce que fut le mouve­ment surréa­liste. Nul hasard d’ailleurs si ceux qui, les premiers, ont dénoncé le minis­tère de l’iden­tité natio­nale, par un superbe texte, sont juste­ment des poètes, je pense à Édouard Glis­sant avec Patrick Chamoi­seau.

Cette idée, donc, de lier poétique et poli­tique. Au début du Pari mélan­co­lique, il y a ce vers du poète Mallarmé : Toute pensée émet un coup de dés… Ce pari mélan­co­lique, prolonge Daniel, sur « l’im­pro­bable néces­sité de révo­lu­tion­ner le monde ». Cela a une consé­quence qui est une exigence pour nous. C’est l’idée, juste­ment, que cette impro­bable néces­sité surgit de la confron­ta­tion au présent. « L’in­di­gna­tion, disait-il, est au commen­ce­ment. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’in­digne, on s’in­surge et puis on voit. »

Cette longue durée dont Daniel témoigne, cette longue histoire où il fut la senti­nelle de ce passé plein d’à présent, nous requiert dans le temps immé­diat. C’est être au rendez-vous du présent pour être à la hauteur du passé. C’est cela qu’il trou­vait dans une œuvre peu habi­tuelle dans les canons de la litté­ra­ture socia­liste, celle de Charles Péguy ; c’est cela qu’il trou­vait dans ses figures aimées, souvent figures fémi­nines. Je pense à Jeanne d’Arc. Mais je pense aussi à Rosa Luxem­burg. Rosa Luxem­burg qui, dans ses Lettres de prison, nous donnait une leçon de vie qui ressemble beau­coup à la leçon de vie des dernières années de Daniel. Dans une de ses lettres, parlant de tous ces maux de la vie que sont la douleur, la sépa­ra­tion, la nostal­gie – nous y sommes, aujourd’­hui –, elle disait : « Dans la vie sociale comme dans la vie privée, on doit prendre tout avec calme, géné­ro­sité, et un petit sourire aux lèvres ». Un petit sourire aux lèvres…

Alors, voilà, Daniel a choisi ses résis­tances, mais il n’a pas choisi, et on ne choi­sit pas, ses épreuves. Mais elles vous révèlent et elles nous révèlent aux autres. Son épreuve ne fut pas la prison, ce fut la mala­die. Et bien sûr cette mala­die nous le ravit bien trop tôt. Et, en même temps, dans sa façon de rele­ver le défi de cette épreuve, il y a eu un miracle, et un miracle qu’il nous lègue.

Le temps était compté, et du coup, les livres se sont succédé. Et peut-être y aurait-il eu moins de livres, moins d’œuvre, moins d’im­pa­tience, lente, entê­tée, à écrire, à dire, à trans­mettre, à parta­ger, s’il n’y avait pas eu la mala­die. Parce que Daniel, dans le débat d’idées, dans l’écri­ture, ce n’était jamais l’aca­dé­misme, ce n’était jamais l’au­to­rité, c’était toujours le partage, c’était toujours la trans­mis­sion.

Tous ses livres sont là, c’est son présent. Tout Daniel est là, tous nos Daniel sont là. Un Daniel qui n’était pas posté­ro­mane, et en ce sens son œuvre ne lui appar­tient pas, elle nous appar­tient, elle vous appar­tient main­te­nant. Et en le lisant, en le reli­sant, nous compren­drons, nous compre­nons mieux ce qui nous rassemble ici, dans la diver­sité de nos façons de résis­ter à l’air du temps.

Une fidé­lité qui est une exigence, qui nous oblige. Daniel détes­tait la glu géné­ra­tion­nelle. Il n’est pas d’une géné­ra­tion, il est d’une éter­nité. Il est du passage d’une géné­ra­tion à l’autre, de géné­ra­tions à d’autres, de mondes à l’autre. Il est de plusieurs géné­ra­tions, de plusieurs temps, de ce temps intem­pes­tif qui est le surgis­se­ment de l’évé­ne­ment, de ce que l’on appelle, aussi, une révo­lu­tion.

Alors, c’est cela Daniel. C’est une jeunesse. C’est une jeunesse de toujours. Ce n’est pas seule­ment la nôtre, ce n’est pas la nôtre au passé, c’est celle de tous ceux qui peuvent la parta­ger, c’est celle du monde. C’est une jeunesse du monde en ce sens qu’elle est éter­nel­le­ment mena­cée et en même temps éter­nel­le­ment recréée.

Pour finir, quel est ce legs pour nous tous, cette exigence ? On l’a vu, toute l’œuvre de Daniel en témoigne, tout son parcours mili­tant en témoigne, toute sa vie en témoigne : radi­ca­lité démo­cra­tique, inter­na­tio­na­liste, sociale, écolo­gique. Alors, si nous disons adieu à Daniel, l’éclai­reur, la senti­nelle, eh bien, c’est pour dire bonjour aux indi­gna­tions poétiques, aux colères prophé­tiques et aux révoltes logiques. 

C’est comme cela que nous lui serons fidèles.

Daniel Bensaïd par Carmen Castillo

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