Le Pen, Sarkozy : il n’y a pas de « République des juges », mais des juges de la République
Le jugement Le Pen et les réquisitions du procès Sarkozy-Kadhafi ont en commun d’avoir libéré en quelques jours la parole déchaînée d’un populisme contre l’État de droit. En creux pointe un profond désir du retour des privilèges et de la fin de l’égalité devant la loi.
Extraits
En France, le problème du narcotrafic, des cambriolages, du terrorisme, des violences physiques, ce sont les trafiquants de drogue, les cambrioleurs, les terroristes, les agresseurs… Mais pour les affaires d’atteintes à la probité, le problème, c’est la justice. Plus précisément celles et ceux qui la rendent au nom du peuple français, les magistrat·es. À en croire de très nombreux commentaires politiques et médiatiques depuis la condamnation pour détournements de fonds publics de Marine Le Pen, les juges seraient ainsi devenu·es des agent·es de déstabilisation démocratique.
Il s’agit d’une folie, qui cache un dessein politique profondément malsain et dangereux : un désir de retour des privilèges, qui avaient été abolis dans la nuit du 4 août 1789. Le meilleur baromètre de cette pathologie nationale est paradoxalement à trouver en dehors de nos frontières. Le prononcé du jugement du tribunal de Paris même pas encore terminé, le Kremlin de Vladimir Poutine, grand défenseur des libertés comme chacun·e le sait, faisait en effet savoir qu’il s’inquiétait d’une « violation des normes démocratiques en France » (défense de rire), quand l’autocrate hongrois, Viktor Orbán, postait sur le réseau social X un tendre « Je suis Marine » (défense de rire bis).
Il va falloir s’y habituer tant la tendance est lourde. La France vit désormais, à l’intérieur de ses frontières, au rythme d’une internationale populiste, dont l’État de droit est une cible prioritaire, qui a déjà fait des ravages à l’extérieur : Trump aux États-Unis, Berlusconi en Italie, Bolsonaro au Brésil, Nétanyahou en Israël.
La France n’est évidemment pas immunisée. Ce qui est en train de se passer avec le jugement Le Pen, comme avec les réquisitions du Parquet national financier (PNF) la semaine dernière dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, est un test de résilience démocratique pour le pays. Rien de moins.
Mais le moment est orwellien. D’Éric Ciotti à Jean-Luc Mélenchon, en passant par le chef du gouvernement, François Bayrou, un cartel de l’impunité s’ébroue en « on » ou en « off » pour dire qu’un tribunal qui applique… la loi causerait un trouble à l’ordre démocratique. On en est là et il faut vraiment se frotter les yeux pour le croire. Qui vote la loi ? Pas les magistrat·es, mais la classe politique. D’où les élu·es tiennent-ils leur légitimité ? Du vote populaire. Celui-là même qui est agité par les procureurs politiques de la justice financière pour affirmer que lui seul doit sanctionner les dérives des élu·es.
Réalise-t-on l’extravagance – et la fausseté – d’une telle position et ce qu’elle implique ? En France, tout le monde est susceptible, s’il est reconnu coupable d’un délit, d’être interdit d’exercer son métier dès le jugement de première instance (ce qu’on appelle en droit une « exécution provisoire ») : un entrepreneur pour fraude à la TVA, un patron pour travail dissimulé, un kinésithérapeute pour agressions sexuelles, un anesthésiste pour vol de médicaments, un surveillant pénitentiaire pour violences, un huissier pour détournement de fonds, etc.
Mais les élu·es devraient, elles et eux, être par nature exclu·es du champ d’application de la loi, comme l’ont plaidé les avocats de Marine Le Pen durant le procès ? « La proposition de la défense de laisser le peuple souverain décider d’une hypothétique sanction dans les urnes revient à revendiquer un privilège ou une immunité qui découlerait du statut d’élu ou de candidat, en violation du principe d’égalité devant la loi », a expliqué en réponse la présidente du tribunal, Bénédicte de Perthuis, en rendant le jugement qui a condamné Marine Le Pen à quatre ans de prison (dont deux ferme) et cinq ans d’inéligibilité à effet immédiat.
La magistrate a fait œuvre de pédagogie en détaillant pendant près de trois heures les motivations de son jugement. Elle a d’abord mis en avant « la gravité des faits, leur caractère systématique, leur durée sur douze ans, et la qualité d’élus ». De fait, on parle d’un système organisé de détournements par le parti de Marine Le Pen de plus de 4 millions d’euros d’argent public, siphonnés des caisses du Parlement européen pour rémunérer des emplois fictifs du Rassemblement national.
(…)Pire : Marine Le Pen n’était-elle pas celle qui, en 2013, dans la foulée de l’affaire Cahuzac, réclamait l’inéligibilité à vie à l’égard d’élus condamnés pour des atteintes à la probité, notamment le détournement de fonds publics ?
Le risque de trouble à l’ordre public étant patent, venant de personnes qui ne semblent pas avoir saisi la gravité des actes commis, le tribunal a donc estimé qu’une exécution provisoire était indispensable, sans méconnaître les conséquences sur la vie publique de celle-ci. Mais la faute à qui : à la justice qui applique une disposition légale ou aux prévenus qui ont commis un délit ?
Au fond, qu’une partie d’un monde politique qui a plus le souci de ses privilèges que de l’intérêt général réagisse ainsi, c’était (malheureusement) prévisible. Ce qui l’est moins – encore que –, c’est la faillite médiatique qui entoure depuis si longtemps en France la chronique des affaires. (…)
Dans le genre, les réquisitions du PNF dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, au terme desquelles le ministère public a réclamé sept ans de prison ferme contre l’ancien président, ont donné lieu à une chorégraphie affligeante sur les plateaux de télévision.
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Dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, comme hier avec l’affaire Le Pen, l’argument d’un dossier « vide » et « sans preuve » a été répété ad nauseam par des éditorialistes politiques (…)