Manuel Cervera-Marzal Sociologue, chargé de recherche à l’université de Liège, Auteur du Populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, (la Découverte, 2021)
Mercredi 10 Août 2022 – L’Humanité
Manuel Cervera-Marzal considère que le mouvement, qui a renoué avec le terme « gauche » à l’occasion des élections, va devoir développer des « ramifications locales » pour ne pas s’affaiblir.
En 2021, vous considériez dans votre livre que la France insoumise (FI) achevait un cycle populiste. Est-ce toujours le cas en 2022 ?
La stratégie discursive du « peuple contre l’oligarchie » était très présente en 2017. En 2022, on peut déjà soulever un point notable : le terme « gauche », qui avait disparu du vocabulaire de Jean-Luc Mélenchon lors de la précédente échéance, a fait son grand retour lors de la présidentielle. Dans plusieurs entretiens, il se réclame de la « gauche radicale », de la « gauche de rupture », à la différence de la « gauche d’accompagnement ».
Ensuite, il a impulsé une union de la gauche aux législatives à laquelle peu de gens s’attendaient, et qu’il rejetait il y a cinq ans. C’est un virage majeur par rapport à la stratégie populiste de 2017.
Les insoumis redeviennent-ils un parti de gauche plus classique ?
Oui, et ce ne sont pas les seuls. Même le Parti socialiste (PS) est concerné. Alors qu’un certain nombre de gens doutaient de plus en plus de l’appartenance du PS à la famille de la gauche, son premier secrétaire, Olivier Faure, a tranché très clairement en réaffirmant que la famille politique des socialistes ce sont les insoumis, les communistes, les Verts, c’est-à-dire la gauche.
Comment cette clarification a-t-elle pu avoir lieu ?
Le contexte a changé. En 2017, on sort du quinquennat Hollande, un quinquennat socialiste. Il a abîmé, démonétisé l’idée de gauche auprès de larges secteurs de l’électorat.
Jean-Luc Mélenchon a occupé progressivement le vide laissé par l’effondrement du Parti socialiste.
L’aboutissement, c’est l’union de la gauche à laquelle on assiste aujourd’hui. Même s’il est bas, on voit bien qu’il reste à la gauche un socle d’environ 30 % des électeurs qui se déplacent pour voter. Cela avait donc un sens de réinvestir cette étiquette aujourd’hui.
Mélenchon ne navigue pas à vue : il espérait certainement gagner la présidentielle, mais il avait prévu l’option d’une élimination. Les alliances passées pour les législatives, il les avait en tête depuis un certain temps. Réaffirmer son appartenance à la gauche, c’était préparer le terrain.
Depuis 2017, la France insoumise a pourtant traversé des périodes critiques. Beaucoup tablaient sur sa fin et une quasi-disparition de la gauche avant le premier tour de la présidentielle. Que s’est-il passé pour que la donne soit si différente ?
Plusieurs éléments expliquent le rebond, et même le progrès de 2022.
La France insoumise est avant tout conçue pour les joutes des présidentielles. Elle a une faible implantation locale. Ce n’est pas qu’elle n’a pas réussi à le faire, c’est que les stratèges du mouvement n’ont jamais voulu doter le mouvement de ramifications dans les territoires et dans la société.
Ils ont concentré les moyens humains, financiers et matériels au sommet de la pyramide, autour de la communication du leader. Présidentialisée, la FI n’est pas très bien calibrée pour les autres scrutins.
Mais c’était la troisième campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Il y a donc une accumulation d’expérience qui entre en ligne de compte et, pour les électeurs, c’est un point de stabilité dans un paysage. Les insoumis ont aussi beaucoup travaillé leur programme et sa mise en scène, et pris en compte une des grandes critiques qui leur avaient été adressées en 2017, à savoir leur fonctionnement monolithique, leur manque de pluralisme et d’ouverture.
En mettant sur pied le parlement de l’Union populaire écologique et sociale (Nupes), ils ont pu mettre en scène les ralliements de personnes venues d’autres mouvements.
Ces mouvements sont-ils toujours sujets aux « percées fulgurantes mais éphémères », comme vous nous l’expliquiez il y a quelques mois ?
Ces nouveaux mouvements ne sont pas organisés comme des partis traditionnels, sans véritables congrès et structures intermédiaires, avec un leader et sa base évanescente. Les effectifs gonflent pour une élection présidentielle, puis redescendent aussitôt. Cette tendance observée il y a cinq ans reste valable.
L’Union populaire a fonctionné de la même manière que la FI, la République en marche également.
Mais, avec la poursuite de l’effondrement des partis traditionnels, 2022 confirme qu’il y a bien un basculement du paysage politique.
On peut imaginer des changements substantiels pour la FI dans les prochaines années.
La centralité autour de Jean-Luc Mélenchon va rester. Sauf accident, je ne vois pas pourquoi il quitterait la scène politique.
Mais la FI a multiplié par 4 le nombre de ses députés, et son financement public est passé de 4 à 10 millions d’euros annuels. Ils ne continueront pas à orienter tous ces moyens uniquement sur la présidentielle. Il leur faudra développer des ramifications locales. Sinon, ils risquent de se réaffaiblir.
Si le Rassemblement national arrive à obtenir des scores décorrélés de son implantation militante, ce n’est pas le cas des partis de gauche.
Pour ces derniers, le travail sur le terrain a véritablement une influence sur les résultats électoraux. L’avenir électoral de la FI dépend de sa capacité à développer un maillage militant.
En Espagne, Podemos a fait face à un plafond de verre qui a permis au final aux socialistes de revenir au centre du jeu à gauche. Après la campagne de la Nupes et les clarifications sur la ligne du PS, peut-on imaginer la même évolution en France ?
Le cas de l’Espagne est intéressant.
La dynamique de vases communicants change de sens en 2016, au moment où Pedro Sanchez prend la tête du Parti socialiste face aux barons sociaux-libéraux tels que Zapatero – l’équivalent de la « Hollandie » en France. Il réancre son parti à gauche face à la concurrence de Podemos. Cela s’est avéré une stratégie gagnante. Il a remis en selle le PSOE, et Podemos devient la force d’appoint.
Il ne faut donc pas enterrer les socialistes français trop vite non plus.
En faisant cette alliance avec eux au sein de la Nupes, Jean-Luc Mélenchon a peut-être remis en selle le PS… Même si tout n’est pas oublié.