Domi­nique Eddé, écri­vaine, 20 octobre: « Lettre ouverte au président de la Répu­blique française » (depuis le Liban)

Monsieur le Président,

C’est d’un lieu ruiné, abusé, mani­pulé de toutes parts, que je vous adresse cette lettre. Il se pour­rait qu’à l’heure actuelle, notre expé­rience de l’im­puis­sance et de la défaite ne soit pas inutile à ceux qui, comme vous, affrontent des équa­tions explo­sives et les limites de leur toute puis­sance.

Je vous écris parce que la France est membre du Conseil de sécu­rité de l’ONU et que la sécu­rité du monde est en danger. Je vous écris au nom de la paix.

L’hor­reur qu’en­durent en ce moment les Gazaouis, avec l’aval d’une grande partie du monde, est une abomi­na­tion. Elle résume la défaite sans nom de notre histoire moderne. La vôtre et la nôtre. Le Liban, l’Irak, la Syrie sont sous terre. La Pales­tine est déchi­rée, trouée, déchique­tée selon un plan parfai­te­ment clair : son annexion. Il suffit pour s’en convaincre de regar­der les cartes.

Le massacre par le Hamas de centaines de civils israé­liens, le 7 octobre dernier, n’est pas un acte de guerre. C’est une igno­mi­nie. Il n’est pas de mots pour en dire l’éten­due. Si les arabes ou les musul­mans tardent, pour nombre d’entre eux, à en dénon­cer la barba­rie, c’est que leur histoire récente est jonchée de carnages, toutes confes­sions confon­dues, et que leur trop plein d’hu­mi­lia­tion et d’im­po­tence a fini par épui­ser leur réserve d’in­di­gna­tion ; par les enfer­mer dans le ressen­ti­ment. Leur mémoire est hantée par les massacres, long­temps igno­rés, commis par des Israé­liens sur des civils pales­ti­niens pour s’em­pa­rer de leurs terres. Je pense à Deir Yassin en 1948, à Kfar Qassem en 1956. Ils ont par ailleurs la convic­tion – je la partage – que l’im­plan­ta­tion d’Is­raël dans la région et la bruta­lité des moyens employés pour assu­rer sa domi­na­tion et sa sécu­rité ont très large­ment contri­bué au démem­bre­ment, à l’ef­fon­dre­ment géné­ral. Le colo­nia­lisme, la poli­tique de répres­sion violente et le régime d’apar­theid de ce pays sont des faits indé­niables. S’en­tê­ter dans le déni, c’est entre­te­nir le feu dans les cerveaux des uns et le leurre dans les cerveaux des autres. Nous savons tous par ailleurs que l’is­la­misme incen­diaire s’est large­ment nourri de cette plaie ouverte qui ne s’ap­pelle pas pour rien « la Terre sainte ». Je vous rappelle au passage que le Hezbol­lah est né au Liban au lende­main de l’oc­cu­pa­tion israé­lienne, en 1982, et que les désas­treuses guerres du Golfe ont donné un coup d’ac­cé­lé­ra­teur fatal au fana­tisme reli­gieux dans la région.

Qu’une bonne partie des Israé­liens reste trau­ma­ti­sée par l’abo­mi­na­tion de la Shoah et qu’il faille en tenir compte, cela va de soi. Que vous soyez occupé à préve­nir les actes anti­sé­mites en France, cela aussi est une évidence. Mais que vous en arri­viez au point de ne plus rien entendre de ce qui se vit ailleurs et autre­ment, de nier une souf­france au prétexte d’en soigner une autre, cela ne contri­bue pas à paci­fier. Cela revient à censu­rer, divi­ser, boucher l’ho­ri­zon. Combien de temps encore allez-vous, ainsi que les auto­ri­tés alle­mandes, conti­nuer à puiser dans la peur du peuple juif un remède à votre culpa­bi­lité ? Elle n’est plus tolé­rable cette logique qui consiste à s’ac­quit­ter d’un passé odieux en en faisant porter le poids à ceux qui n’y sont pour rien. Écou­tez plutôt les dissi­dents israé­liens qui, eux, entre­tiennent l’hon­neur. Ils sont nombreux à vous aler­ter, depuis Israël et les États-Unis.

Commen­cez, vous les Euro­péens, par exiger l’ar­rêt immé­diat des bombar­de­ments de Gaza. Vous n’af­fai­bli­rez pas le Hamas ni ne proté­ge­rez les Israé­liens en lais­sant la guerre se pour­suivre. Usez de votre voix non pas seule­ment pour un aména­ge­ment de corri­dors huma­ni­taires dans le sillage de la poli­tique améri­caine, mais pour un appel à la paix ! La souf­france endu­rée, une décen­nie après l’autre, par les Pales­ti­niens n’est plus soute­nable. Cessez d’ac­cor­der votre blanc-seing à la poli­tique israé­lienne qui emmène tout le monde dans le mur, ses citoyens inclus. La recon­nais­sance, par les États-Unis, en 2018, de Jéru­sa­lem capi­tale d’Is­raël ne vous a pas fait bron­cher. Ce n’était pas qu’une insulte à l’his­toire, c’était une bombe. Votre mission était de défendre le bon sens que prônait Germaine Tillion « Une Jéru­sa­lem inter­na­tio­nale, ouverte aux trois mono­théismes. » Vous avez avalisé, cette même année, l’adop­tion par la Knes­set de la loi fonda­men­tale défi­nis­sant Israël comme « l’État-Nation du peuple juif ». Avez-vous songé un instant, en vous taisant, aux vingt et un pour cent d’Is­raé­liens non juifs ? L’an­née suivante, vous avez pour votre part, Monsieur le Président, annoncé que « l’an­ti­sio­nisme est une des formes modernes de l’an­ti­sé­mi­tisme. » La boucle était bouclée. D’une formule, vous avez mis une croix sur toutes les nuances. Vous avez feint d’igno­rer que, d’Isaac Breuer à Albert Einstein, un grand nombre de penseurs juifs étaient anti­sio­nistes. Vous avez nié tous ceux d’entre nous qui se battent pour faire recu­ler l’an­ti­sé­mi­tisme sans lais­ser tomber les Pales­ti­niens. Vous passez outre le long chemin que nous avons fait, du côté dit « anti­sio­niste », pour chan­ger de voca­bu­laire, pour recon­naître Israël, pour vouloir un avenir qui reprenne en compte les belles heures d’un passé partagé. Les flots de haine qui circulent sur les réseaux sociaux, à l’égard des uns comme des autres, n’exigent-ils pas du respon­sable que vous êtes un surcroît de vigi­lance dans l’em­ploi des mots, la construc­tion des phrases ? À propos de paix, Monsieur le Président, l’ab­sence de ce mot dans votre bouche, au lende­main du 7 octobre, nous a sidé­rés. Que cher­chons-nous d’autre qu’elle au moment où la planète flirte avec le vide ?

Les accords d’Abra­ham ont porté le mépris, l’ar­ro­gance capi­ta­liste et la mauvaise foi poli­tique à leur comble. Est-il accep­table de réduire la culture arabe et isla­mique à des contrats juteux assor­tis – avec le concours passif de la France – d’ac­cords de paix gérés comme des affaires immo­bi­lières ? Le projet sioniste est dans une impasse. Aider les Israé­liens à en sortir demande un immense effort d’ima­gi­na­tion et d’em­pa­thie qui est le contraire de la complai­sance aveu­glée. Assu­rer la sécu­rité du peuple israé­lien c’est l’ai­der à penser l’ave­nir, à l’an­ti­ci­per, et non pas le fixer une fois pour toutes à l’en­droit de votre bonne conscience, l’œil collé au rétro­vi­seur. Ici, au Liban, nous avons échoué à faire en sorte que vivre et vivre ensemble ne soient qu’une et même chose. Par notre faute ? En partie, oui. Mais pas seule­ment. Loin de là. Ce projet était l’in­verse du projet israé­lien qui n’a cessé de manœu­vrer pour le rendre impos­sible, pour prou­ver la faillite de la coexis­tence, pour encou­ra­ger la frag­men­ta­tion commu­nau­taire, les ghet­tos. À présent que toute cette partie du monde est au fond du trou, n’est-il pas temps de déci­der de tout faire autre­ment ? Seule une réin­ven­tion radi­cale de son histoire peut réta­blir de l’ho­ri­zon.

En atten­dant, la situa­tion dégé­nère de jour en jour : il n’y a plus de place pour les postures indi­gnées et les décla­ra­tions huma­ni­taires. Nous voulons des actes. Reve­nez aux règles élémen­taires du droit inter­na­tio­nal. Deman­dez l’ap­pli­ca­tion, pour commen­cer, des réso­lu­tions de l’ONU. La mise en demeure des isla­mistes passe par celle des auto­ri­tés israé­liennes. Cessez de soute­nir le natio­na­lisme reli­gieux d’un côté et de le fusti­ger de l’autre. Combat­tez les deux. Rompez cette atmo­sphère malsaine qui donne aux Français de reli­gion musul­mane le sentiment d’être en trop s’ils ne sont pas muets.

Écou­tez Nelson Mandela, admiré de tous à bon compte : « Nous savons parfai­te­ment que notre liberté est incom­plète sans celle des Pales­ti­niens, » disait-il sans détour. Il savait, lui, qu’on ne fabrique que de la haine sur les bases de l’hu­mi­lia­tion. On trai­tait d’ani­maux les noirs d’Afrique du Sud. Les juifs aussi étaient trai­tés d’ani­maux par les nazis. Est-il pensable que personne, parmi vous, n’ait publique­ment dénoncé l’em­ploi de ce mot par un ministre israé­lien au sujet du peuple pales­ti­nien ? N’est-il pas temps d’ai­der les mémoires à commu­niquer, de les entendre, de cher­cher à comprendre là où ça coince, là où ça fait mal, plutôt que de céder aux affects primaires et de renfor­cer les verrous ? Et si la douleur immense qu’é­prouve chaque habi­tant de cette région pouvait être le déclic d’un début de volonté commune de tout faire autre­ment ? Et si l’on compre­nait soudain, à force d’épui­se­ment, qu’il suffit d’un rien pour faire la paix, tout comme il suffit d’un rien pour déclen­cher la guerre ? Ce « rien » néces­saire à la paix, êtes-vous sûrs d’en avoir fait le tour ? Je connais beau­coup d’Is­raé­liens qui rêvent, comme moi, d’un mouve­ment de recon­nais­sance, d’un retour à la raison, d’une vie commune. Nous ne sommes qu’une mino­rité ? Quelle était la propor­tion des résis­tants français lors de l’oc­cu­pa­tion ? N’en­ter­rez pas ce mouve­ment. Encou­ra­gez-le. Ne cédez pas à la fusion morbide de la phobie et de la peur. Ce n’est plus seule­ment de la liberté de tous qu’il s’agit désor­mais. C’est d’un mini­mum d’équi­libre et de clarté poli­tique en dehors desquels c’est la sécu­rité mondiale qui risque d’être dyna­mi­tée.

Par Domi­nique EDDÉ. Écri­vaine.

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