« L’élimination de la psychanalyse n’a jamais amélioré le soin, mais elle a appauvri l’idée de ce qu’est un être humain »
L’amendement présenté au Sénat visant à dérembourser les actes se réclamant de la psychanalyse, depuis retiré, traduit la réactivation d’un vieux fantasme : celui d’un être humain sans inconscient, estiment les psychanalystes Cynthia Fleury, Roland Gori et Clotilde Leguil, dans une tribune au « Monde ».
(…), n’y a-t-il pas une ironie à émettre un amendement qui condamne « les soins, actes et prestations se réclamant de la psychanalyse ou reposant sur des fondements théoriques psychanalytiques » ?
L’amendement présenté au Sénat, le 21 novembre, a certes été retiré, mais il se pourrait bien qu’il ne soit que le premier coup présageant d’un acharnement à venir. Au nom d’une cohérence scientifique articulée aux dépenses de santé, cet amendement proposait d’inciter prioritairement « la diffusion des pratiques comportementales, éducatives et de réhabilitation psychosociale » pour mieux effacer de la carte l’apport psychanalytique fondé sur la parole.
Mais que s’agit-il à travers cette incitation de déconseiller, d’interdire, et à l’envers de promouvoir ? Il ne s’agit pas seulement de ne plus donner lieu à remboursement pour des soins se réclamant de la psychanalyse au sein notamment des centres médico-psychologiques, mais aussi de désigner ces prises en charge comme contre-productives et inadaptées, « à différencier des psychothérapies ». Cette distinction délégitime les psychothérapies se référant à la psychanalyse et risque de conduire à la disqualification de tous les praticiens formés depuis la psychanalyse. C’est aussi la destruction du tissu social du soin psychique qui est là préfigurée.
En un moment où le nouveau malaise dans la civilisation (…) n’est-ce pas aller à contre-courant de l’urgence de l’époque que d’invalider les pratiques de la parole fondée sur la théorie psychanalytique ?
Nous sommes en manque cruel d’une clinique de la dignité pour répondre à cette nouvelle toxicité du monde, qui s’accroît à mesure que le déchaînement pulsionnel s’active en tous sens et que la valeur de la parole est oubliée. Il semblerait que l’approche psychanalytique, pourtant à jour sur les problématiques les plus cruciales de notre moment – celle des abus et du consentement dans la vie amoureuse et sexuelle, celle des traumas de guerre, celle des égarements dans la violence, celle de la perte de sens d’un monde en manque de désir et encombré de pulsions – fasse l’épreuve d’une nouvelle aversion de la part de l’Etat : l’aversion pour la parole, l’aversion pour le sujet, l’aversion finalement pour ce qui, en nous, permet aussi d’échapper à l’emprise.
Car parler de ses troubles en s’apercevant que l’on n’est pas transparent à soi-même, c’est aussi s’interroger sur les forces auxquelles on obéit, et tenter quelquefois de s’en déprendre pour renouer avec son désir. La psychanalyse rappelle qu’un sujet ne se laisse jamais réduire à ses comportements, qu’il porte une histoire, un refoulé, des failles et un désir. A cet égard, la disqualification actuelle, sous couvert d’une prétendue orthodoxie scientifique, réactive un vieux rêve : celui d’un être humain sans opacité, sans inconscient, parfaitement régi par ses données. Or l’histoire montre que l’élimination de la psychanalyse n’a jamais amélioré le soin ; elle a simplement appauvri l’idée même de ce qu’est un être humain et renforcé l’emprise des institutions et des normes sur lui.
Le tollé soulevé par cet amendement dans le monde de la santé mentale, depuis les psychologues formés par la psychanalyse jusqu’aux psychiatres se référant encore à la clinique analytique, provient de sa violence bureaucratique qui met les professionnels sous tutelle. Les recommandations de la Haute Autorité de santé se transforment en obligations, la responsabilité des praticiens est confisquée par la bureaucratie et l’idéologie.
Mais peut-être cet amendement retiré est-il l’occasion pour nous d’ouvrir les yeux sur les discours qui font emprise sur les corps en tentant de faire disparaître le sujet ? Peut-être est-il l’occasion d’apercevoir que les raisons pour lesquelles il a été retiré n’ont rien à voir avec une légitimation de la psychanalyse, mais avec une inapplicabilité immédiate de préconisations proposées. Ne nous rapprochons-nous pas alors doucement du meilleur des mondes, ce monde dépeint en 1932 par l’écrivain Aldous Huxley comme celui où il n’est plus permis d’être triste lorsqu’on est confronté à la mort – on se souvient que les enfants apprennent à rire lorsque la fumée sort des lieux d’incinération des cadavres… ? Où il n’est plus question d’éprouver le drame de l’amour et de tenter de s’en extraire en interrogeant ses symptômes ? Où il n’y a plus lieu de questionner ce qui nous a été transmis par la parole ?
N’oublions pas que ce qui rend le monde désirable n’est pas tant l’adaptation forcée à ce qu’il y a quelquefois d’invivable en lui, mais le fait de pouvoir entre-apercevoir une place pour le sujet et un lieu pour dire ce qui ne va pas. Ce qui restera peut-être à jamais inadapté et c’est tant mieux, c’est le sujet – qui se perd souvent mais se retrouve aussi grâce à la parole, grâce au désir de l’autre. Ce sujet-là devra tenter de survivre encore un peu dans une civilisation qui ne veut plus entendre parler de lui.
Cynthia Fleury est philosophe, psychanalyste, professeure titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des arts et métiers – Sorbonne Université ; Roland Gori est professeur honoraire de psychopathologie à Aix Marseille Université, psychanalyste, membre de l’association Espace analytique ; Clotilde Leguil est philosophe, psychanalyste, membre de l’Ecole de la cause freudienne, professeure au département de psychanalyse de l’Université de Paris V-III.
