Algé­rie. Les massacres du 8 mai 1945 à Sétif.

L’autre 8 mai 1945 (et autres textes)

Les bonnes feuilles du livre de Kamel Beniaiche,
« Sétif, La fosse commune. Massacres du 8 mai 1945 »

Ce livre d’un jour­na­liste de Sétif est un apport impor­tant à cette histoire, comme le montrent ces bonnes feuilles et les archives inédites repro­duites en annexe.

Préface de Gilles Mance­ron (extraits)[…] [Le] livre de Kamel Beniaiche, La fosse commune, […] rapporte l’en­semble des faits avec une grande rigueur. […] Sa qualité est de resti­tuer préci­sé­ment le dérou­le­ment de la répres­sion barbare menée par l’ar­mée française et les milices de civils euro­péens dans les diffé­rentes loca­li­tés de la région de Sétif, de rela­ter les milliers de meurtres et de tortures inhu­maines qu’elles ont commises contre des civils algé­riens. Mais il n’ou­blie pas, non plus, de mention­ner les meurtres et les violences à l’en­contre d’eu­ro­péens. Ni de décrire les gestes d’hu­ma­nité de certains pour proté­ger des algé­riens, comme celui de ce coif­feur juif de Sétif qui a empê­ché les soldats français de s’em­pa­rer d’un mani­fes­tant algé­rien blessé en le cachant dans sa boutique. Ou ceux de ce fermier euro­péen, de ce briga­dier de gendar­me­rie ou de ce direc­teur de la mine de Kef Semah qui ont protégé des ouvriers algé­riens mena­cés d’ar­res­ta­tion. Il parle aussi des mani­fes­tants algé­riens qui se sont oppo­sés à des violences aveugles contre des civils euro­péens, comme ceux qui ont protégé un chemi­not retraité qu’on allait frap­per, ont raccom­pa­gné jusque chez elle une vieille femme euro­péenne apeu­rée, ou sont inter­ve­nus pour empê­cher un jeune algé­rien excité d’agres­ser une jeune insti­tu­trice euro­péenne et sa mère.

Ce livre est le fruit de plus de dix ans d’enquêtes patientes dans toute la région de Sétif. Né dans cette ville, l’au­teur a d’abord été profes­seur dans l’en­sei­gne­ment secon­daire avant de deve­nir en 1996 jour­na­liste au bureau local du quoti­dien El Watan. Cela lui a permis de recueillir, au fil des années, sur les évène­ments de mai 1945, près d’une centaine de témoi­gnages précis de survi­vants ou d’en­fants de martyrs qui sont à la base de ce livre.

[…] Le mérite de ce livre, son apport impor­tant à l’his­toire de cet épisode, est qu’il resti­tue l’iden­tité de nombreuses victimes algé­riennes dont l’au­teur a pu retrou­ver la trace. Des victimes qui, sur le moment, n’ont même pas été recen­sées par leur nom, puisque les indi­gènes, à l’époque, n’étaient recon­nus ni dans leur citoyen­neté ni même dans leur iden­tité. Il fait œuvre de justice en les nommant et en resti­tuant le martyre de ces êtres humains suppli­ciés et abat­tus qui n’ont, le plus souvent, même pas eu droit à une sépul­ture. Mais, dans sa quête scru­pu­leuse de vérité et animé par le souci de l’his­toire, il n’ou­blie pas non plus de nommer aussi les victimes euro­péennes et d’évoquer leur sort.

[…] La commé­mo­ra­tion des 80 ans de l’« Autre 8 Mai 45 » ne peut se réduire à une dénon­cia­tion des crimes commis au nom de la France colo­niale et à une demande aux auto­ri­tés offi­cielles françaises d’aujourd’­hui de les recon­naître. Elles doit nous amener à réflé­chir à plusieurs ques­tions impor­tantes. […] Les événe­ments de mai-juin 1945 ont fait appa­raître […] chez les indé­pen­dan­tistes un manque d’ins­tances recon­nues […] qui n’a cessé de faire l’objet de débats et d’af­fron­te­ments.

[…] la Répu­blique française qui se recons­ti­tuait au sortir de la Seconde guerre mondiale et éten­dait son pouvoir à l’Al­gé­rie est respon­sable de ce massacre, soit que certains de ses respon­sables natio­naux ou locaux l’aient ordonné ou qu’ils l’aient laissé faire tout en en ayant connais­sance.

[…] En rapport avec des inter­ro­ga­tions sur la société française de 2025, commé­mo­rer l’« Autre 8 mai 1945 » implique aussi de resti­tuer les débats que la société française de la fin de la Seconde guerre mondiale a connus entre parti­sans du réta­blis­se­ment de son empire et ceux de la recon­nais­sance de la légi­ti­mité des mouve­ments d’in­dé­pen­dance en son sein. Dans ce moment où un proces­sus mondial d’éman­ci­pa­tion des colo­nies avait commencé et où le prin­cipe du « droit des nations à dispo­ser d’elles-mêmes » avait été posé notam­ment par la Confé­rence de San Fran­cisco à l’ori­gine de la créa­tion des Nations Unies, quelques person­na­li­tés au sein la France libre ou de la Résis­tance inté­rieure, certes très mino­ri­taires, ont défendu la légi­ti­mité de l’en­ga­ge­ment des colo­ni­sés en faveur de leur propre éman­ci­pa­tion au même titre que l’avait été la cause de la défense de l’in­dé­pen­dance de la France enva­hie.

En 2025 où, pous­sée par diffé­rentes forces poli­tiques, déferle de nouveau une vague d’opi­nions favo­rables à une réha­bi­li­ta­tion du colo­nia­lisme, rappe­ler les posi­tions prises par des person­na­li­tés qui esti­maient que les colo­ni­sés avaient autant de droits que les Français à défendre leur patrie, comme la philo­sophe Simone Weil, l’homme de gauche André Philip, le gaul­liste Jean Sain­teny ou les Résis­tants proches du parti commu­niste Lucie et Raymond Aubrac, est essen­tiel pour que la France se réapro­prie ses meilleures tradi­tions et une vraie accep­tion univer­sa­liste des droits de l’Homme, et parvienne enfin à « sortir du colo­nia­lisme ». […]

Sétif, la fosse commune, massacres du 8 Mai 1945 (extraits)
Le 8 mai 1945, la planète entière est en liesse. La joie du monde libre est indes­crip­tible en raison de la capi­tu­la­tion de l’ar­mée nazie. La fin d’un cauche­mar qui a duré plus de cinq longues années se propage comme une traî­née de poudre. En ce jour de libé­ra­tion, l’Al­gé­rie, qui a payé un lourd tribut lors des deux guerres mondiales avec 23 900 et 7 500 mobi­li­sés morts pour la France, célèbre cepen­dant un deuil. Portés par l’eu­pho­rie de la victoire, des milliers d’Al­gé­riens défilent à Sétif, récla­mant à leur tour plus de droits et la recon­nais­sance de leur iden­tité. Ils exigent l’éga­lité des droits, tout comme il y a eu égalité des devoirs pendant la guerre. Mais cette marche paci­fique est répri­mée dans le sang. Alors que le monde entier fête la victoire sur le tota­li­ta­risme, l’ordre colo­nial écrase ces reven­di­ca­tions dans l’œuf. […]

L’ap­pa­ri­tion du drapeau algé­rien aux côtés de ceux des Alliés a mis le feu aux poudres. L’in­ter­ven­tion de la police déclenche alors une émeute. En fuyant sous les tirs des poli­ciers, des Algé­riens se retournent contre les Euro­péens croi­sés en chemin. Le crépi­te­ment des armes préci­pite une rupture profonde entre les Algé­riens, appe­lés « indi­gènes, » et une partie des colons. Long­temps asso­cié unique­ment à Sétif, Guelma et Kher­rata, ce drame a endeuillé tout le Nord-Cons­tan­ti­nois et une grande partie du terri­toire, où chaque empan est chargé d’his­toire. […]

Pendant des semaines, l’ar­mée française et les colons, regrou­pés en milices, ont humi­lié et tué sans distinc­tion d’âge ni de sexe dans plusieurs loca­li­tés : Ain El Kebira, Beni Bezez, Serdj El-Ghoul, Aokas, Amou­cha, Melbou, Beni Fouda, Tizi n’Be­char, Oued El Berd, Aïn Abassa, Bouhira, Maouane, El Kharba, El Eulma, Bordj Bou Arré­ridj, Beni Aziz, Boudriaa-Beni Yadjis, Ain Roua, El Ouri­cia, Ziama Mansou­riah, Aïn Sebt, Bougaa, Aït Tizi, Bouan­das et bien d’autres encore. La colère et la vindicte des popu­la­tions indi­gènes, parti­cu­liè­re­ment dans les zones recu­lées de Sétif et de Guelma, ont fait 103 victimes euro­péennes (70 à Sétif et 34 à Guelma, selon Annie Rey Gold­zei­ger). Cette révolte, qui emporta égale­ment de nombreux inno­cents, fut répri­mée dans un bain de sang par une répres­sion d’une ampleur inouïe, dépas­sant toutes les limites de l’en­ten­de­ment. Si le nombre de victimes euro­péennes est préci­sé­ment établi, le bilan des opéra­tions de « réta­blis­se­ment de l’ordre » – ayant mobi­lisé un véri­table arse­nal de guerre – reste encore méconnu et sujet à une polé­mique persis­tante. […]

Des actes barbares et des gestes d’hu­ma­nité
Le devoir de vérité m’im­pose de mettre en lumière les gestes d’hu­ma­nité qui ont émergé des deux commu­nau­tés durant ces moments tragiques. Parmi eux, l’acte héroïque de Joseph, un coif­feur juif de Sétif, mérite d’être souli­gné : il a coura­geu­se­ment empê­ché des soldats français de s’em­pa­rer d’un mani­fes­tant algé­rien blessé qu’il avait recueilli dans sa boutique. Je ne peux pas non plus passer sous silence la posi­tion admi­rable d’un fermier euro­péen d’Ou­led Adouane (Aïn El-Kebira), ainsi que celle de M. Dillot, direc­teur de la mine de Kef Semah (Bougaa), lesquels ont protégé des paysans et des ouvriers indi­gènes mena­cés d’ar­res­ta­tion ou de liqui­da­tion extra­ju­di­ciaire. Il convient égale­ment de mettre en avant les réac­tions exem­plaires de mani­fes­tants algé­riens, tels ceux qui ont protégé M. Rous­sin, un chemi­not retraité sur le point d’être agressé, ou encore ceux qui ont raccom­pa­gné chez elle Mme Occi­penti, née Mary­lise Morlot, une Euro­péenne terri­fiée par les violences envi­ron­nantes. Enfin, je tiens à reve­nir en détail sur l’in­ter­ven­tion coura­geuse d’Ah­med Mefoued, qui a sauvé d’une mort certaine la famille de Marie Simon Giovanni, une jeune insti­tu­trice euro­péenne d’Amou­cha […]

Aujourd’­hui, près de quatre-vingts ans après les violences inouïes de mai 1945, amné­sie et le déni persistent du côté de la rive nord alors que des conseils muni­ci­paux de plusieurs villes françaises, des asso­cia­tions d’an­ciens appe­lés du contin­gent, des collec­tifs citoyens, des élus et des intel­lec­tuels se mobi­lisent pour réta­blir la vérité. J’ai pour­suivi mon enquête-cher­chant à mettre en lumière l’im­pos­ture de la notion de « réta­blis­se­ment de l’ordre public », devant dissua­der les Algé­riens de reven­diquer un mini­mum de dignité. […]

Le mystère qui entoure le pogrom perpé­tré à huis clos reste épais. À midi, les forces de l’ordre, par le fer et le feu, reprennent le contrôle de la situa­tion et réta­blissent l’ordre à Sétif. Aucune maison n’est incen­diée, aucune porte n’est défon­cée. Les rensei­gne­ments géné­raux, à la fois juges et parties, font état de 21 morts et 35 bles­sés du côté euro­péen, avec une liste nomi­na­tive des victimes et des causes de leur décès. En revanche, les « mani­fes­tants », frap­pés par la répres­sion, restent dans l’ombre, leur sort étant couvert par la censure. Une chape de plomb s’abat sur les indi­gènes bles­sés ou tués. […]

L’oc­cul­ta­tion déli­bé­rée du nombre de victimes indi­gènes, tombées ce jour-là ainsi que dans les jours et les semaines qui suivirent, est soigneu­se­ment entre­te­nue, provoquant une polé­mique qui persiste jusqu’à nos jours. Cette contro­verse porte sur le bilan des victimes d’une répres­sion féroce et dispro­por­tion­née. Le supplice des Algé­riens, dont le seul crime fut de scan­der des slogans de paix et de liberté, ne s’ar­rête pas là. […]

Le devoir de vérité m’oblige à évoquer le malheur qui a frappé plusieurs Euro­péens de Sétif. L’as­sas­si­nat du juge Vaillant et l’agres­sion de Denier (secré­taire géné­ral de la section locale du parti commu­niste à Sétif), un contrô­leur des PTT appré­cié des autoch­tones, seront abor­dés, tout comme l’exé­cu­tion de Pierre Péguin, direc­teur d’école, à qui un de ses anciens élèves a rendu hommage. Pour de nombreux témoins et acteurs, notam­ment Debbah Hebbache, un ancien scout, il est clair que la liqui­da­tion extra­ju­di­ciaire des frères Hebbache est liée à l’as­sas­si­nat de Delucca et aux autres crimes commis par des paysans, juste après le début des troubles. […]

Conso­li­dée par de nouveaux témoi­gnages et des faits peu connus, cette seconde édition met en lumière plusieurs aspects de la tragé­die, tels que la torture, les dispa­ri­tions (notam­ment les corvées de bois), le nombre d’or­phe­lins, les bavures poli­cières, les plaintes des familles souvent restées sans réponse, la répres­sion admi­nis­tra­tive et judi­ciaire, les inter­ne­ments forcés, le nombre exact des dispa­rus et autres victimes de la peine de mort, ainsi que l’am­pleur des razzias, etc. Ces éléments m’ont poussé à appro­fon­dir mes inves­ti­ga­tions. De nouveaux docu­ments inédits (ouvrages, rapports de la police, du gouver­ne­ment géné­ral en Algé­rie et une partie des archives mili­taires. […]

https://histoi­re­co­lo­niale.net/les-bonnes-feuilles-du-livre-de-kamel-beniaiche-setif-la-fosse-commune-massacres-du-8-mai-1945/

https://blogs.media­part.fr/histoire-colo­niale-et-post­co­lo­niale/blog/040525/inedits-de-setif-la-fosse-commune-massacres-du-8-mai-1945-de-kamel-beniaich

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