Les récidivistes
Parlundi 2 juin 2025
Politique HistorienAgiter le chiffon rouge de la montée du nazisme reste une vaine superstition si l’on persiste dans les erreurs historiques – faire porter la responsabilité sur les classes populaires et le suffrage universel. Le parallèle avec aujourd’hui est à situer du côté d’une oligarchie soucieuse de barrer la route à la gauche, y compris sociale-démocrate, et qui ne tient plus compte du résultat des législatives. Il n’y a pas de déterminisme à la montée des fascismes : c’est le résultat d’un choix.
La référence aux « années 30 », au nazisme et à la seconde guerre mondiale a habité les sociétés occidentales et leurs cultures politiques depuis 1945. (…)
À titre personnel, j’ai toujours été réticent à l’égard de cette comparaison mal (ou pas du tout) pensée, et défendais avec d’autres que, pour élucider notre condition historique, une référence aux années 1880–1890 s’imposait plus immédiatement (mondialisation pas toujours heureuse, phase économique récessive, xénophobie et antisémitisme, anti-parlementarisme, vigueur vociférante de nationalismes bellicistes, sainte alliance des marchands de canons et des idéologues de la suprématie raciale, émergence d’une « droite révolutionnaire » qui théorisait déjà socialisme national ou national-socialisme[1], racisme colonialiste, capitalisme violemment extractiviste, etc.), d’autant plus que l’Europe, à ce moment-là, ne sortait pas des forges de la Grande Guerre et offrait un tableau anthropologique (en matière de rapport à la violence) plus proche du nôtre.
Il reste que cette présence des années 30 dans le discours médiatique et politique est un phénomène social à part entière dont les historiennes et historiens doivent bien se saisir, d’autant plus qu’ils sont régulièrement interrogés sur le sujet, soit pour livrer leur « point de vue » sur la question, soit pour commenter la dernière sottise d’un irresponsable politique en place (« Pétain, grand soldat », etc.).(…)maîtres du monde, en mondovision, depuis Washington DC.
Tout cela invite à réfléchir sérieusement à la question et à tenter de penser les rapports entre nazisme et modernité (les saluts nazis, les discours racistes et eugénistes, le darwinisme social sont manifestement populaires chez les géants de la tech), nazisme et capitalisme (on voit, comme dans les années 30, les plus grandes fortunes multiplier les génuflexions devant les pires ennemis de la démocratie, des droits de l’homme et du droit international, comme Trump et Milei, sans parler des éditorialistes économiques, sensibles aux vertus de la tronçonneuse…), nazisme et progressisme autoproclamé (en France, l’extrême centre a instauré un duel qui est en réalité un duo, très profitable à l’extrême droite, dont les thèmes, les termes et les obsessions ont été repris par le pseudo-progressiste élu en 2017)…
(…)Le raisonnement mécaniciste expose en effet une concaténation rigide : la crise économique engendre le malheur social qui aboutit à la victoire « des extrêmes » (plutôt que « de l’extrême droite »). Autrement dit, la démocratie est un pari risqué, car les gueux se retournent contre elle en votant nazi. Toutes les études de sociologie électorale montrent le contraire : outre que les nazis n’ont jamais été élus à rien ni n’ont jamais gagné une élection nationale en Allemagne, les électorats populaires et victimes de la crise ont voté contre eux de manière réitérée et renforcée au cours de la séquence 1928–1932, contrairement au comportement électoral des classes moyennes (tentées par l’extrême droite) et, surtout, au choix des élites patrimoniales qui ont froidement décidé d’installer les nazis au pouvoir en janvier 1933.
(…)
quand un Jean-Michel Aphatie, peu suspect de judéo-bolchevisme, d’islamo-gauchisme ou d’écoterrorisme, rappelle que les nazis se sont inspirés des méthodes coloniales des Français en Algérie, il ne fait que dire l’évidence et le consensus des historiennes et historiens.
(…)
La bibliographie scientifique est pléthorique sur le sujet, les premières idées avaient été formulées depuis 1945 par Aimé Césaire ou dès les années 50 par Hannah Arendt, mais les animateurs de RTL, tout comme la navrante élue LR qui faisait face à Aphatie, ont semblé découvrir la lune(…)
(..)La confusion entre nazisme et Shoah est une erreur : l’historiographie a bien montré le caractère tardif (été-décembre 1941) et non programmatique d’une « solution finale » (Endlösung) pensée comme fin biologique, l’expression « solution finale de la question juive » désignant depuis la fin du XIXe siècle, puis dans l’épistémé nazie, une solution médiévale classique, celle de l’expulsion des juifs (par exil forcé, par déportation-abandon outre-mer ou vers le cercle polaire arctique…)[3].
Confondre nazisme et Shoah interdit de voir et de comprendre à quel point la modernité nazie a séduit élites intellectuelles et politiques, observateurs, journalistes et essayistes, investisseurs et bourgeoisies diverses, qui ont vu, dans l’Allemagne nazie des années 1930, rien de moins qu’un modèle à suivre pour régénérer un Occident en proie à des doutes démographiques, à des peurs de submersion raciale, à des mélancolies économiques et à une forme d’asthénie démocratique. Le nazisme, à partir de 1933, avait, par la destruction violente de la gauche partidaire et syndicale, par les commandes massives d’armement et par des jeux d’écriture financière subtils imaginés par le Dr. Schacht, dont le prestige technique avait été mis au service des nazis et de leur crédibilité depuis 1930, fait de l’Allemagne une zone optimale d’investissement qui en faisait l’eldorado du return on equity, le place to be de l’argent dont on attendait un rendement sûr et abondant.
Mais l’Allemagne nazie ne séduisait pas que par ces arguments sonnants et trébuchants : la contre-révolution allemande offrait un supplément d’âme à un Occident miné par des questions existentielles multiples, suscitées par une modernisation rapide et traumatisante, une guerre qui avait montré les limites des Lumières et un affaissement démographique qui faisait redouter la revanche des colonies. Les nazis opéraient rien de moins qu’une régénération sociobiologique de leur pays, par une politique active de purgation antisémite (…) d’enfermement des déviants et de traitement eugéniste des individus considérés comme malades héréditaires et irrécupérables.
Fortement entée sur un discours à la fois validiste, masculiniste et juvéliniste, la politique nazie offrait au monde l’image d’une réjuvénation raciale-nationale ambitieuse et enviable, fondée sur les acquis les plus récents de la science et de la médecine, et soutenue par les fondamentaux racistes, sociaux-darwinistes et suprémacistes d’un Occident capitaliste et colonial, dont les nazis, en bons élèves appliqués, ne cessaient de dire qu’ils étaient les disciples les plus fidèles.
L’expérience nazie suscita l’intérêt bien au-delà, chez des radicaux-socialistes exemplaires, des républicains irréprochables, confits en modération et en humanisme littéraire, comme Jean Giraudoux, qui voyaient en Hitler le digne successeur de Colbert, ou Édouard Herriot, qui estimait que les économies à l’hôpital passaient par la réduction des rations données à des malades mentaux qui, par leur dépérissement, allaient sans doute libérer fort eugéniquement des lits qu’ils occupaient indûment[4].
Ces considérations d’ordre civilisationnel nous montrent déjà à quel point le phénomène nazi nous est plus proche que nous le faisait accroire une doxa mémorielle largement fantasmatique, selon laquelle l’Occident libéral s’était dressé dès l’origine contre lui. Nous savons bien, aujourd’hui, que le 8 mai 1945, qui marquait la victoire contre le racisme, le nazisme et ses horreurs a également inauguré un des plus grands massacres coloniaux français et que la lutte pour les droits civiques des noirs (et des juifs !) américains s’est poursuivie pendant au moins vingt ans aux États-Unis.
(..)Aborder à nouveaux frais le phénomène nazi comme une expression à la fois paradigmatique et paroxystique de la modernité occidentale dans ce qu’elle a de plus criminel s’avère intellectuellement plus fécond que se signer en agitant des gousses d’ail, quoique moins confortable – nul ne le niera (….)
C’est cette séquence que, pour ma part, j’ai rappelé dans Les Irresponsables : une oligarchie égoïste et désinvolte, soucieuse avant tout d’éviter que la gauche, fût-elle sociale-démocrate, accède aux responsabilités et menace ses intérêts, a décidé en mars 1930 de ne plus tenir compte du résultat des élections législatives et de nommer des gouvernements de droite qui agiraient par ordonnance d’exception. Dès le printemps 1930, donc, on accoutuma les Allemands à l’idée que voter n’était suivi d’aucun effet, et que l’état d’exception se substituait au droit commun. La haine de la gauche, dans l’entourage présidentiel, était telle que l’on décida de renverser par la force le gouvernement de Prusse, auquel participaient encore des socialistes, le 20 juillet 1932 – une décision qui fut applaudie par les nazis, choyés par une camarilla qui fustigeait sans discontinuer la gauche (SPD, KPD, syndicats) mais avait des mots fort amènes pour le NSDAP et ses électeurs.
D’accord sur tout avec eux, à quelques questions techniques près tenant à la composition du gouvernement, ces nationaux-conservateurs et libéraux autoritaires, qui avaient un programme économique libéral pro-patronat et un projet politique présidentialiste, décidèrent in fine de faire alliance avec les nazis et de les installer au pouvoir en pensant les « encadrer », les « domestiquer » et les dominer – le gouvernement de coalition droite-extrême droite du 30 janvier 1933 était du reste désigné par la presse non sous le nom de « gouvernement Hitler », mais de « cabinet Hitler-Papen-Hugenberg », ces deux derniers apparaissant comme les vrais vainqueurs de la manœuvre et les réels maîtres de l’attelage.
(…)
Curieusement, ce bel unanimisme cesse devant les leçons, bien réelles, de la séquence 1932–1933 : l’on a pu trouver Les Irresponsables fort intéressant sur un plan historique, mais téméraire en raison de ses comparaisons et inductions contemporaines. Sans doute parce que, au lieu de réitérer le cliché éculé du « retour » des années 30, il tentait, à la suite du geste conceptuel de Michaël Fœssel, d’identifier une « récidive » possible : en passant d’un fatalisme résigné (ce qui fait retour obéit à une nécessité incoercible et s’inscrit dans l’ordre de l’inéluctable, ce qui rend absurde toute résistance) à l’identification des acteurs, de leur logique et de leur pragmatique, rendue possible par l’usage de ce concept juridique et judiciaire, (…)
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C’est, de fait, l’histoire des mois qui s’écoulent de juin 1932 à janvier 1933, voire depuis mars 1930 – une période que l’on présente généralement sous le jour d’une nécessité minérale, celle, tectonique, de la « poussée nazie », ou celle, océanographique, de la « marée brune », qui n’existent que dans l’imaginaire de commentateurs pressés car s’il y a eu marée, elle reflue nettement, voire brutalement, à l’automne 1932. Au rebours de ces contes ou de cette mythologie, on constate, en historien, que tout ne fut que contingence dans l’arrivée des nazis aux affaires – mythologie nazie, du reste, d’une « prise de pouvoir » (Machtergreifung) affabulée par Goebbels, ses défilés et ses éditoriaux, mascarade de mots et de flambeaux pour masquer ce fait, plus humain, contingent et médiocre : ce pouvoir, on le leur a donné, pour préserver un ordre social et économique menacé par le « marxisme », ennemi obsessionnel du NSDAP dont le slogan, répété à satiété depuis 1930 au moins, est « Mort au marxisme » (Tod dem Marxismus).
(..) au-delà de l’identification des acteurs, des analogies de structures sociales et politiques entre 1932 et nous, cet enseignement, propre à nous donner espoir face aux saluts nazis qui déferlent – rien n’était écrit, bien loin de là.
Historien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne
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