Apothéose néoli­bé­rale : la COP26 fonde le marché mondial de l’in­cen­die et l’offre aux incen­diaires capi­ta­listes, au détri­ment des peuples

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La Confé­rence de Glas­gow (COP26) aurait dû en prio­rité :

1. Concré­ti­ser la promesse des pays « déve­lop­pés » de verser au Fonds vert pour le climat, à partir de 2020, au moins cent milliards de dollars par an pour aider le Sud global à rele­ver le défi clima­tique (1) ; 

2. Forcer ces mêmes pays à inter­ve­nir finan­ciè­re­ment pour couvrir les énormes « pertes et dommages » causés par le réchauf­fe­ment, en parti­cu­lier dans les « pays les moins avan­cés » et les petits États insu­laires ;

3. « Rehaus­ser les ambi­tions » clima­tiques des gouver­ne­ments pour concré­ti­ser l’objec­tif adopté de la COP21 (Paris, 2015) : « main­te­nir la hausse de tempé­ra­ture bien au-dessous de 2°C tout en conti­nuant les efforts pour ne pas dépas­ser 1,5°C par rapport à la période préin­dus­trielle ».

Le bilan est sans appel : sur le papier, Glas­gow clari­fie l’objec­tif ambigu de Paris en le radi­ca­li­sant (1,5°C est doré­na­vant l’objec­tif) et évoque la respon­sa­bi­lité des combus­tibles fossiles ; mais, en pratique, la Confé­rence n’a rien conçu pour arrê­ter la catas­trophe. « Un pas en avant dans la bonne direc­tion », ont dit certains. Au contraire : obnu­bi­lés par la relance néoli­bé­rale post-covid et par leurs riva­li­tés géos­tra­té­giques, les maîtres du monde ont décidé :

1. De repor­ter la promesse des cent milliards pour le Fonds vert ;

2. De dire niet à la compen­sa­tion des « pertes et dommages » ;

3. De lais­ser le champ presque tota­le­ment libre aux éner­gies fossiles ;

4. De consi­dé­rer la stabi­li­sa­tion du climat comme un marché de « compen­sa­tions carbone » et de tech­no­lo­gies ;

5. De doter ce marché d’un méca­nisme global d’échange de « droits de polluer » ;

6. Last but not least, de confier la gestion de ce marché à la finan­ce… c’est-à-dire aux riches… dont les inves­tis­se­ments et le mode de vie sont la cause fonda­men­tale du réchauf­fe­ment.

Le Rapport spécial 1,5°C : une bombe avec des retom­bées à l’Agence Inter­na­tio­nale de l’éner­gie

Le rapport spécial du GIEC sur le 1,5°C (2019) avait démon­tré l’im­pé­rieuse néces­sité de rester sous 1,5°C (2). Les dangers du réchauf­fe­ment avaient été sous-esti­més. Au-delà de 1,5°C, des cascades de rétro­ac­tions posi­tives menacent de faire bascu­ler la Terre dans un régime de « planète étuve » (3). Celui-ci aurait de terribles consé­quences (entre autres, une hausse du niveau des océans de 13 mètres ou plus). Or, la tempé­ra­ture moyenne de surface a augmenté de 1,1 à 1,2°C par rapport à l’ère préin­dus­trielle. Au rythme actuel, le cap du 1,5°C sera fran­chi vers 2030… Conclu­sion : les émis­sions mondiales « nettes » de CO2 doivent dimi­nuer de 50 % au moins avant 2030, de 100 % avant 2050 et deve­nir néga­tives dans la deuxième moitié du siècle.

Ce rapport a fait l’ef­fet d’une bombe. Les diri­geant∙es de la classe capi­ta­liste ne peuvent plus se mettre la tête dans le sable. Celles et ceux qui ont un mini­mum de cervelle doivent admettre que le réchauf­fe­ment peut s’em­bal­ler au point de mettre leur système en danger. Dans ce contexte, même portée par des néoli­bé­raux à la Boris John­son, une poli­tique capi­ta­liste qui se prétend « basée sur la meilleure science » ne pouvait décem­ment pas main­te­nir l’am­bi­guïté de l’ac­cord de Paris… La prési­dence britan­nique de la COP26 a proposé que 1,5°C maxi­mum devienne l’objec­tif unique, et cette clari­fi­ca­tion a été rati­fiée par la Confé­rence.

Le GIEC est expli­cite : la combus­tion d’éner­gies fossiles joue un rôle clé dans le réchauf­fe­ment. Du coup, l’onde de choc du Rapport 1,5°C s’est fait sentir même à l’Agence Inter­na­tio­nale de l’éner­gie. En 2021, elle a sorti un rapport qui dit clai­re­ment que la « neutra­lité carbone » en 2050 exige des mesures draco­niennes à très court terme : inter­dic­tion dès 2021 d’en­core déve­lop­per de nouveaux champs pétro­liers et gaziers, d’ou­vrir de nouvelles mines de char­bon, d’étendre des mines de char­bon exis­tantes, d’au­to­ri­ser la construc­tion de nouvelles centrales au char­bon ; aban­don du char­bon dès 2030 dans les écono­mies « avan­cées » et ferme­ture dès 2040, dans le monde entier, de toutes les centrales au char­bon ou au fuel (4)

Ce rapport aussi était une bombe. L’Agence avait toujours déve­loppé une vision très progres­sive de la « tran­si­tion ». La voilà qui plai­dait soudain pour un tour­nant radi­cal en direc­tion d’un « capi­ta­lisme vert » orga­nisé autour des renou­ve­lables. Du coup, de même qu’il ne pouvait pas main­te­nir l’am­bi­guïté de Paris, le sommet de Glas­gow ne pouvait pas non plus conti­nuer à cacher la respon­sa­bi­lité des fossiles. Sous pres­sion du secteur éner­gé­tique et des prin­ci­paux utili­sa­teurs, toutes les COP depuis 1992 avaient évité le sujet ! Ce silence n’était plus tenable. La prési­dence britan­nique a soumis aux délé­gué∙es un projet de décla­ra­tion appe­lant les parties à « accé­lé­rer la sortie du char­bon et la fin des subven­tions aux combus­tibles fossiles ». On montrera plus loin comment ce texte a été neutra­lisé, mais la mention des fossiles subsiste dans la version finale.

Combler le fossé : un défi d’an­née en année plus verti­gi­neux

L’ac­cord de Paris faisait le grand écart entre l’objec­tif (« main­te­nir la hausse de tempé­ra­ture bien au-dessous de… ») et les plans climat natio­naux, ou « Contri­bu­tions natio­na­le­ment déter­mi­nées » (NDC). Sur base de ces NDC, le GIEC proje­tait une hausse de tempé­ra­ture de 3,5°C envi­ron en 2100. Pour réduire l’écart (ou « fossé d’émis­sions ») la COP21 avait adopté le prin­cipe d’une révi­sion tous les cinq ans, pour « rehaus­ser les ambi­tions ».

En septembre 2020, le fossé, tous gaz confon­dus, est estimé entre 23 et 27 GtCO2 equi­va­lent (5). À élimi­ner impé­ra­ti­ve­ment avant 2030 pour rester sous 1,5°C. Il faut donc divi­ser les émis­sions mondiales par deux. Le sommet de 2020 étant supprimé (pandé­mie), les gouver­ne­ments décident de refaire un effort de « rehaus­se­ment des ambi­tions » en vue de Glas­gow. Résul­tat : un supplé­ment de réduc­tions de 3,3 à 4,7 Gt. À peine 15 à 17 % de l’objec­tif… Sur cette base, le réseau scien­ti­fique Climate Action Tracker projette un réchauf­fe­ment de +2,4°C (four­chette : de +1,9 à +3°C) (6).

Johann Rocks­tröck, direc­teur du Pots­dam Insti­tute, a déli­vré à la COP les dix messages clés de la science la plus récente. Le premier est que les émis­sions globales du seul CO2 doivent dimi­nuer chaque année d’ici 2030 de 2Gt/an (5 %) pour avoir une chance sur deux, et de 4Gt/an (10 %) pour avoir deux chances sur trois de rester sous 1,5°C. Une réduc­tion analogue est requise pour le méthane et l’oxyde nitreux (7). Inutile d’es­pé­rer y arri­ver avec un rythme quinquen­nal de révi­sion des NDC. Glas­gow décide donc de passer à un rythme annuel. Vu de loin, cela semble lais­ser une mince chance de succès. Vu de près, c’est une illu­sion.

Primo : il faut tenir compte de la justice clima­tique. 5 % et 10 % de réduc­tion sont des objec­tifs globaux, à modu­ler pour tenir compte des « respon­sa­bi­li­tés diffé­ren­ciées » des pays. Rocks­tröm a présenté l’éva­lua­tion la plus récente en la matière : le 1 % le plus riche de la popu­la­tion mondiale doit divi­ser ses émis­sions par trente, les 50 % les plus pauvres peuvent les multi­plier par trois. Là, on voit très clai­re­ment que le climat est un enjeu de classe, un enjeu majeur du conflit entre la mino­rité possé­dante et la majo­rité dépos­sé­dée.

Deuxio : linéaire en termes mathé­ma­tiques, une réduc­tion de 2 ou de 4 Gt/an n’est pas du tout linéaire en termes écono­miques, sociaux et poli­tiques. Plus on déclare réduire (ou tente de réduire) les émis­sions, et plus le délai rétré­cit, plus réduire les émis­sions bute sur les exigences capi­ta­listes de crois­sance et de profit. C’est très concret : dans le secteur éner­gé­tique, les patrons freinent les inves­tis­se­ments fossiles, pour limi­ter les « stran­ded assets » (actifs déva­lo­ri­sés). Comme les fossiles couvrent plus de 80 % des besoins, un pic de l’offre d’éner­gie précé­dera proba­ble­ment le pic de la demande. Dans l’in­ter­valle, prix élevés (8). C’est tout béné­fice pour les compa­gnies fossiles, mais cela alimente l’in­fla­tion, contra­rie la relance post-covid et pèse lourd sur les classes popu­laires. Celles-ci peuvent lutter, ou donner leur voix aux natio­nal-popu­listes. Les deux options contra­rient la stabi­lité. Calmer les prix et éviter la pénu­rie deman­de­rait de relan­cer la produc­tion fossile. La Chine l’a fait pour le char­bon et Biden a demandé (en vain) à l’Ara­bie saou­dite et à la Russie de le faire pour le pétrole. Mais relan­cer les fossiles = relan­cer les émis­sions… C’est la quadra­ture du cercle.

Une contra­dic­tion insur­mon­table, source de chaos

Chine et États-Unis ont sorti une décla­ra­tion commune à la COP. Elle ne sera d’au­cune utilité pour sortir de l’im­passe. C’est surtout une décla­ra­tion pour la gale­rie. Les deux grandes puis­sances ont inté­rêt à poser ensemble comme les garants de la stabi­lité du monde et de son climat. Peut-être tente­ront-elles de colla­bo­rer sur un aspect partiel de la poli­tique clima­tique (les émis­sions de méthane ?). Mais les tensions sous-jacentes sont très fortes et tendent à l’ap­pro­fon­dis­se­ment des conflits. Aux États-Unis, la majo­rité démo­crate ne tient qu’à un fil : Manchin, le fidèle ami du char­bon. Les Répu­bli­cains ont emporté le poste de gouver­neur de la Virgi­nie, espèrent gagner les élec­tions de mi-mandat et font campagne contre la hausse des prix du carbu­rant. Leur victoire chan­ge­rait beau­coup de choses ! En Chine, la stabi­lité de la bureau­cra­tie dépend du progrès du niveau de vie moyen, d’une part, et de l’exal­ta­tion natio­na­liste, d’autre part. La relance du char­bon n’em­pêche pas la hausse des prix du pétrole. Beau­coup d’élé­ments sont réunis pour que Pékin conti­nue à se replier sur soi, en accé­lé­rant ses projets de récu­pé­ra­tion de Taïwan. Tout cela est très instable.

Par où qu’on prenne le problème, on bute sur l’im­pos­si­bi­lité de la tran­si­tion éner­gé­tique capi­ta­liste : on ne peut pas à la fois relan­cer une écono­mie de crois­sance basée à 80 % sur les fossiles, rempla­cer les fossiles par les renou­ve­lables et réduire dras­tique­ment les émis­sions à très court terme. C’est physique­ment impos­sible. Soit on réduit la produc­tion pour réus­sir la tran­si­tion, soit on sacri­fie la tran­si­tion à la crois­sance du PIB. Or, « un capi­ta­lisme sans crois­sance est une contra­dic­tion dans les termes » (Schum­pe­ter). Conclu­sion : la contra­dic­tion est inso­luble, sauf par un chan­ge­ment systé­mique révo­lu­tion­naire. Tant que cette possi­bi­lité histo­rique ne devien­dra pas possi­bi­lité concrète, la contra­dic­tion pèsera de plus en plus lourd au fil des tenta­tives de réduire les émis­sions.

Chaque capi­ta­liste essaie de faire porter les efforts par ses concur­rents et par les travailleurs et travailleuses. Chaque classe capi­ta­liste utilise son État pour faire porter ces efforts par les États rivaux et par les classes popu­laires. Et les États les plus pollueurs sont des États impé­ria­listes qui dominent les plus pauvres. Par consé­quent, la crise écolo­gique/clima­tique se combi­nera à de sérieuses secousses écono­miques, sociales et poli­tiques (voire mili­taires) autour des axes suivants :

1. Appro­fon­dis­se­ment des tensions sociales se tradui­sant en crise de légi­ti­mité accrue des pouvoirs, en insta­bi­lité poli­tique et en tendance accrue à l’au­to­ri­ta­risme ;

2. Poli­tique néoco­lo­niale d’une bruta­lité crois­sante à l’égard des peuples du Sud, en parti­cu­lier des migrant∙es, et surtout des femmes ;

3. Riva­lité plus aiguë entre capi­ta­listes et entre États capi­ta­listes ;

4. notam­ment, tensions géos­tra­té­giques crois­santes entre États-Unis et Chine.

Croire qu’un tel contexte serait propice à l’in­cré­men­ta­tion annuelle d’ac­cords clima­tiques à la hauteur du défi, c’est croire au Père Noël.

Une régu­la­tion étatique pour­rait faire gagner du temps, mais…

Insis­tons sur ce point : il n’y a pas de solu­tion struc­tu­relle sans décrois­sance globale de la produc­tion, de la consom­ma­tion et des trans­ports, modu­lée dans le respect de la justice sociale. Il faut impé­ra­ti­ve­ment « produire moins, trans­por­ter moins, consom­mer moins et parta­ger plus », parta­ger les richesses et le temps de travail néces­saire (9). Une poli­tique capi­ta­liste de régu­la­tion, avec un rôle accru de l’État, ne consti­tue donc pas une alter­na­tive à la crise. En même temps, elle pour­rait atté­nuer la diffi­culté. Mais ici, deuxième contra­dic­tion : cette poli­tique, le Capi­tal n’en veut pas.

Le Proto­cole de Montréal sur la protec­tion de la couche d’ozone a donné un exemple de régu­la­tion effi­cace. Signé en 1987, entré en appli­ca­tion deux ans plus tard, il orga­ni­sait la fin de la produc­tion et de l’usage des chlo­ro­fluo­ro­car­bures (CFC), adop­tait un échéan­cier et créait un fonds mondial (alimenté par les pays riches) pour aider le Sud (10). Vingt ans après, les émis­sions avaient baissé de 80 % envi­ron, et l’Or­ga­ni­sa­tion météo­ro­lo­gique mondiale consta­tait un début sérieux de recons­ti­tu­tion de la couche d’ozone stra­to­sphé­rique (11).

Ce précé­dent pour­rait inspi­rer des démarches dans le domaine clima­tique. D’au­tant plus qu’il y a pour ainsi dire un précé­dent dans le précé­dent : réunies à Kigali en 1996, les parties au proto­cole sur l’ozone avaient décidé d’éli­mi­ner en plus les hydro­fluo­ro­car­bures (HFC). Après Montréal, ces HFC avaient remplacé les CFC. Ils ne détruisent pas la couche d’ozone mais ont, comme les CFC, un pouvoir radia­tif (12) plus de mille fois supé­rieur au CO2. Les émis­sions accrues de HFC risquaient d’an­nu­ler le béné­fice clima­tique qui était une retom­bée indi­recte du Proto­cole sur la couche d’ozone. En déci­dant la fin des HFC, les gouver­ne­ments mettaient la recons­ti­tu­tion de la couche d’ozone en cohé­rence avec la lutte contre le chan­ge­ment clima­tique. L’im­pact sur le réchauf­fe­ment n’est pas énorme : à l’ho­ri­zon 2050, Kigali aura réduit les émis­sions de gaz à effet de serre de 90 GtCO2eq par rapport aux projec­tions, soit l’équi­valent de deux années de rejets. Mais deux années, c’est impor­tant quand chaque année qui passe augmente la proba­bi­lité de bascu­ler de la catas­trophe au cata­clysme (13).

La même méthode permet­trait de réduire rapi­de­ment les émis­sions de méthane. L’ef­fet de serre de ce gaz est beau­coup plus puis­sant que celui du CO2 (14) et on en émet de plus en plus. Réduire les émis­sions des écosys­tèmes, de l’agri­cul­ture (les rizières notam­ment) et de l’éle­vage ne se règle pas d’un trait de plume. Mais suppri­mer les fuites du réseau gazier, des puits de pétrole et des houillères est rela­ti­ve­ment aisé, ne demande pas de chan­ge­ments struc­tu­rels de l’ap­pa­reil produc­tif et pour­rait dimi­nuer le réchauf­fe­ment de 0,5°C par rapport aux projec­tions. Pas besoin de percée tech­no­lo­gique, il suffit de contraindre les compa­gnies à réali­ser les inves­tis­se­ments néces­saires. Mais c’est préci­sé­ment là que le bât blesse : on ne peut pas contraindre les capi­ta­listes, on peut seule­ment les inci­ter par des méca­nismes de marché. C’est la doxa néoli­bé­rale, inscrite dans l’ac­cord de Paris. Nous allons voir que Glas­gow exclut plus que jamais d’y déro­ger.

Méthane et défo­res­ta­tion : à la recherche du temps gaspillé ?

La presse a beau­coup parlé de « l’ac­cord sur le méthane ». À la COP, plus de 100 pays ont en effet promis de dimi­nuer leurs émis­sions de 30 % d’ici 2030. Si c’était le cas, le réchauf­fe­ment en 2050 bais­se­rait de 0,2°C par rapport aux projec­tions (moins de la moitié du poten­tiel…). Mais ce n’est qu’une décla­ra­tion d’in­ten­tion. Il n’y a pas de quotas par pays, pas de fonds de finan­ce­ment pour les pays du Sud, pas de sanc­tion pour non-confor­mi­té… Les États-Unis, l’Union euro­péenne et le Canada semblent dispo­sés à agir, c’est vrai, et on comprend pourquoi : hormis les Trump, les respon­sables capi­ta­listes commencent à paniquer. Limi­ter le méthane est un moyen d’ac­tion assez facile. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres : la Chine et la Russie n’ont pas signé le texte de Glas­gow. On comprend pourquoi aussi : ce sont deux gros émet­teurs. Leur absence servira évidem­ment de prétexte aux capi­ta­listes d’autres pays pour faire de la résis­tance. Du coup, il est douteux qu’on leur impose quoi que ce soit. On jouera plutôt sur les inci­tants et les taxes, en espé­rant que le coût des inves­tis­se­ments passera au-dessous du prix du gaz écono­misé. Les classes popu­laires paie­ront la facture.

La défo­res­ta­tion pose le même genre de dilemme. Ce serait un autre moyen de récu­pé­rer un peu du temps gaspillé depuis Rio (1992), sans toucher à la struc­ture de l’ap­pa­reil produc­tif. À Glas­gow, 131 pays ont promis d’in­ves­tir 12 milliards de dollars dans une Global Forest Finance Pledge (GFFP). Ambi­tion : « arrê­ter et renver­ser la perte de forêt » (forest loss) d’ici 2030 (15). Cette promesse ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qui a été faite à New York en 2014 : fin de la défo­res­ta­tion en 2030, 50 % de réduc­tion en 2020. En 2015–2017, les taux de défo­res­ta­tion ont augmenté de 41 % ! Certains se réjouissent car la GFFP est signée par le Brésil et la Russie, et ainsi plus de 90 % des forêts de la Terre sont concer­nées. Mais ce n’est pas un gage d’ef­fi­ca­cité. Ni surtout de justice pour les peuples indi­gènes (dont la GFFP recon­naît les droits et les mérites avec emphase – mais seule­ment en paroles).

Pour ce qui est de l’ef­fi­ca­cité, il faut savoir que l’ex­pres­sion « arrê­ter et renver­ser la perte de forêts » (forest loss) n’est pas aussi univoque qu’elle en a l’air. Pour certains, suppri­mer une forêt ne consti­tue PAS une « perte de forêt »… si le terrain ne sert pas ensuite aux acti­vi­tés d’autres secteurs écono­miques. Étrange dialec­tique : on peut raser une forêt sans « forest loss » si c’est pour produire, en mono­cul­ture indus­trielle, des « crédits de carbone », des pellets, du char­bon de bois ou de l’huile de palme. C’est l’in­ter­pré­ta­tion de l’In­do­né­sie. Elle abrite un des trois grands massifs de forêt tropi­cale. Il est rasé progres­si­ve­ment pour plan­ter des palmiers. Il y avait un mora­toire mais, deux mois avant la COP, Djakarta a refusé de le prolon­ger. La repré­sen­tante indo­né­sienne à Glas­gow a signé le « stop forest loss », puis elle a dit ceci : « forcer l’In­do­né­sie à atteindre zéro défo­res­ta­tion en 2030 est clai­re­ment inap­pro­prié et injuste » car « le déve­lop­pe­ment ne doit pas être arrêté au nom des émis­sions de carbone ou de la défo­res­ta­tion ». Stop forest loss, yes – stop defo­res­ta­tion, no… Pour ce qui est des peuples indi­gènes, le cas du Brésil parle de lui-même : faut-il vrai­ment expliquer pourquoi la signa­ture du GFFP par le fasciste Bolso­naro, qui a déclaré la guerre à la forêt amazo­nienne et aux peuples qui y vivent, n’a rigou­reu­se­ment aucune crédi­bi­lité ? (16)

Derrière les promesses en l’air, le pouvoir souve­rain du Dieu Marché

Le ciel de la COP a été truffé d’ac­cords de ce type : sur la sortie du char­bon, sur les voitures élec­triques, sur l’ar­rêt des inves­tis­se­ments hors fron­tières dans les éner­gies fossiles, ou sur l’ar­rêt des inves­tis­se­ments dans les éner­gies fossiles sur le terri­toire natio­nal. Quelques pays ont même annoncé fière­ment leur inten­tion de verdir leur défense afin de « réduire son empreinte écolo­gique, notam­ment dans le domaine éner­gé­tique » (17). Il est parfois dommage que le ridi­cule ne tue pas – à la diffé­rence des armées.

Tous ces « accords » sont des promesses en l’air. Sans carac­tère contrai­gnant, sans mesures concrètes, sans enga­ge­ments par pays, sans péna­li­tés en cas de non-respect. A quoi ça sert ? Une part de la réponse est que les gouver­ne­ments profitent des projec­teurs braqués sur la COP pour se donner une image verte et plaire à leur opinion publique sans nuire aux inté­rêts des capi­ta­listes (18)… Mais cela renvoie à une expli­ca­tion : les promesses en l’air sont au diapa­son de l’idéo­lo­gie néoli­bé­rale qui, en fin de compte, ne connaît qu’un seul déci­deur, le Marché, c’est-à-dire le profit, c’est-à-dire une mino­rité d’ac­tion­naires.

Char­bon et autres fossiles : un message très clair

Les tribu­la­tions du passage de l’ac­cord de Glas­gow sur le char­bon et les autres fossiles sont très éclai­rantes. Première version (inspi­rée par le rapport de l’AIE) : la COP « appelle les parties à accé­lé­rer la sortie du char­bon et la fin des subven­tions aux combus­tibles fossiles ». Odeur de contrainte étatique tout à fait insup­por­ta­ble… Deuxième version : la COP « appelle les parties à accé­lé­rer le déve­lop­pe­ment, le déploie­ment, et la dissé­mi­na­tion des tech­no­lo­gies ainsi que l’adop­tion de poli­tiques de tran­si­tion vers des systèmes éner­gé­tiques bas carbone, y compris en augmen­tant la part de la produc­tion d’élec­tri­cité propre et en accé­lé­rant la sortie de la produc­tion d’élec­tri­cité par le char­bon sans abat­te­ment [unaba­ted] ainsi que la sortie des subven­tions inef­fi­cientes aux combus­tibles fossiles » (ma traduc­tion, DT). L’air devient respi­rable, mais il est encore ques­tion de « sortie » du char­bon et de « sortie » des subven­tions aux fossiles. Troi­sième version : suite à une inter­ven­tion de la délé­ga­tion indienne, en pleine assem­blée de rati­fi­ca­tion du texte, « en accé­lé­rant la sortie » est remplacé par « en accé­lé­rant les efforts vers la dimi­nu­tion ».

Il faut dénon­cer le rôle du gouver­ne­ment Modi. Mais il est évident que l’Inde a agi non seule­ment pour toute la planète char­bon, mais aussi pour toute la planète fossiles (19), et avec le soutien de tous les porte-flingue capi­ta­listes. Ceux-ci étaient très nombreux à la COP pour veiller, comme disait un grand patron finlan­dais, à ce que la Confé­rence « mise sur la crois­sance verte plutôt que sur la régu­la­tion, la limi­ta­tion et la taxa­tion » (20).

Tech­nique­ment, la portée de l’ar­ticle sur les fossiles n’est pas très précise. « L’abat­te­ment des émis­sions » est une notion floue. Selon l’OCDE, « l’abat­te­ment réfère à une tech­no­lo­gie appliquée ou à une mesure prise pour réduire la pollu­tion et/ou son impact sur l’en­vi­ron­ne­ment ». Selon le G7, « la produc­tion d’élec­tri­cité au char­bon sans abat­te­ment désigne l’uti­li­sa­tion de char­bon qui n’est pas atté­nuée (sic) par des tech­no­lo­gies permet­tant de réduire les émis­sions de CO2, telles que la capture du carbone avec utili­sa­tion et stockage » (21). Ces défi­ni­tions pour­raient ouvrir aux capi­ta­listes des possi­bi­li­tés plus larges que la capture-stockage géolo­gique du CO2 (CCS), qui est très coûteuse. D’une part, la capture avec utili­sa­tion (CCU), où le CO2 des centrales fossiles est utilisé dans d’autres indus­tries pour fabriquer des marchan­dises. D’où le gaz finira par s’échap­per… parfois très rapi­de­ment (exemple des bois­sons pétillantes). D’autre part, si les gouver­ne­ments consi­dèrent les absorp­tions de CO2 par les forêts comme des réduc­tions d’émis­sions (on verra plus loin que les États-Unis et l’UE font juste­ment cet amal­game), alors l’abat­te­ment pour­rait consis­ter simple­ment à… plan­ter des arbres.

Poli­tique­ment, par contre, le message est limpide. En substance, les magnats de l’éner­gie disent aux gouver­ne­ments, et aux peuples :

1. Cessez de rêver de sortie des fossiles, ce qui compte, c’est le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies « vertes » ;

2. Ne vous mêlez pas de nous empê­cher d’ex­ploi­ter nos mines de char­bon et d’en ouvrir de nouvelles, nous sommes déjà bien bons d’ac­cep­ter des systèmes pour dimi­nuer l’im­pact du CO2 ;

3. Ne vous mêlez pas de nous impo­ser une propor­tion mini­male d’émis­sions à « abattre », ou une méthode d’abat­te­ment plutôt qu’une autre ;

4. Si vous voulez vrai­ment couper dans les subven­tion­saux fossiles, coupez dans les subven­tions « inef­fi­cientes », qui ne contri­buent pas à créer de la plus-value (22).

Voilà le message que « nos » gouver­ne­ments ont rati­fié à Glas­gow, sans même avoir été consul­tés sur son contenu final. C’est un véri­table coup de force fossile.

Ruée sur la « neutra­lité carbone en 2050 »

Le pouvoir souve­rain du Marché – c’est-à-dire du profit, c’est-à-dire des action­naires – s’ex­prime non seule­ment dans les « accords », mais aussi dans la ruée des gouver­ne­ments sur l’objec­tif de la « neutra­lité carbone en 2050 » (« zéro émis­sions nettes  »). Union euro­péenne, États-Unis, Afrique du Sud, Brésil, Russie, Japon, Arabie saou­di­te… tout le monde y est allé de sa « stra­té­gie ». Plus Glas­gow se rappro­chait, plus les promesses de « zéro carbone net en 2050 » se multi­pliaient et plus ces promesses consis­taient en fait à rempla­cer les réduc­tions d’émis­sions à court terme par d’hy­po­thé­tiques absorp­tions de carbone à long terme. Tout en criant bien fort qu’ils visaient la « neutra­lité carbone » en 2050 (23), certains gouver­ne­ments remet­taient une contri­bu­tion natio­na­le­ment déter­mi­née (NDC) inchan­gée, voire infé­rieure à celle de 2015 (24) ! Tout est bon pour noyer le pois­son.

Climate Action Tracker (CAT) a remis les pendules l’heure en distin­guant les poli­tiques clima­tiques effec­ti­ve­ment menées, les NDC rehaus­sées, les promesses faites à la COP et les stra­té­gies de « neutra­lité carbone en 2050 » (25). On l’a dit au début de cet article : sur base des poli­tiques menées, la hausse de tempé­ra­ture moyenne sera de 2,7°C d’ici 2100 (four­chette : de +2 à +3,6°C). Le bilan ne s’amé­liore pas en ajou­tant les accords et les stra­té­gies de « net zéro », au contraire. Globa­le­ment, « aucun pays n’a mis en place de poli­tiques de court terme suffi­santes pour se mettre lui-même sur la trajec­toire qui mène au net zéro ».

Cette conclu­sion géné­rale se décline comme suit :

• avec les objec­tifs 2030, en suppo­sant leur concré­ti­sa­tion, la projec­tion est de +2,4 (four­chette : de +1,9 à +3°C);

• avec les objec­tifs 2030 et les promesses faites durant la COP, en suppo­sant leur concré­ti­sa­tion, la projec­tion est de +2,1 (four­chette : +1,7 à +2,6°C); 

• avec en plus les promesses de « neutra­lité carbone » en 2050 (« Scéna­rio opti­miste », selon le rapport…), la projec­tion est de +1,8 (four­chette de +1,5 à +2,4°C). « Ce scéna­rio n’est pas compa­tible avec l’ac­cord de Paris » car il « n’ex­clut pas un réchauf­fe­ment de +2,4°C ».

Climate Action Tracker a évalué de plus près les stra­té­gies de « neutra­lité en 2050 » (26). Les cher­cheurs ont choisi dix para­mètres et adopté un code de couleur (du bon au mauvais : vert, orange, rouge). Conclu­sions : les stra­té­gies du Chili, du Costa Rica, de l’Union euro­péenne et du Royaume-Uni sont « accep­tables » ; celles de l’Al­le­magne, du Canada, des États-Unis et de la Corée du Sud sont « moyennes » ; celles du Japon, de la Chine, de l’Aus­tra­lie et de la Nouvelle-Zélande sont « pauvres » ; toutes les autres sont « incom­plètes » (notam­ment Brésil, Afrique du Sud, Russie, Arabie saou­di­te…). Il est clair que la majo­rité des gouver­ne­ments ont sauté dans le train de la « neutra­lité carbone » afin de se peindre en vert et de passer inaperçus à Glas­gow.

L’éva­lua­tion des stra­té­gies des pays déve­lop­pés et de la Chine vaut qu’on s’y arrête. L’UE est dans le rouge sur deux para­mètres : enga­ge­ment à l’équité sans clarté, et pas de distinc­tion entre absorp­tions et réduc­tions d’émis­sions. L’Al­le­magne est deux fois dans l’orange et trois fois dans le rouge : son « zéro net » ne couvre pas les émis­sions du trans­port aérien et mari­time inter­na­tio­nal, et elle n’ex­clut pas la « compen­sa­tion carbone » hors des fron­tières natio­nales. Mêmes points rouges pour les États-Unis qui, en plus, amal­gament absorp­tion et réduc­tion, et dont l’en­ga­ge­ment à l’équité manque de clarté (on ne se refait pas !). Quant à la Chine, elle est dans le rouge sur 6 para­mètres et dans l’orange sur 3 autres.

Cette analyse confirme entiè­re­ment les dénon­cia­tions des écoso­cia­listes et autres acti­vistes : quand elles ne sont pas inexis­tantes ou complè­te­ment creuses, les stra­té­gies « zéro carbone net en 2050 » sont incom­plètes et, dans le meilleur des cas, profon­dé­ment biai­sées. Tout ce blabla­bla sur le « zéro carbone net » n’a servi qu’à renvoyer aux calendes grecques la plus grande partie des 19 à 23 GtCO2eq dont l’éli­mi­na­tion dans les huit années qui viennent déter­mi­nera la possi­bi­lité – ou pas – de ne pas (trop) dépas­ser 1,5°C de réchauf­fe­ment. En clair, c’est de l’ar­naque, et la cause de cette arnaque est claire comme de l’eau de roche : évitons toute contrainte, toute régu­la­tion, toute plani­fi­ca­tion.

Ne déci­dons rien, fondons le Marché qui déci­dera

Le 5e rapport d’éva­lua­tion du GIEC disait expli­ci­te­ment ceci : « Les modèles clima­tiques supposent des marchés qui fonc­tionnent plei­ne­ment et des compor­te­ments de marché concur­ren­tiels » (27). Cette suppo­si­tion présup­pose à son tour la créa­tion d’un marché doté d’ins­tru­ments de marché. Paris, en son Article 6, avait adopté le prin­cipe d’un « Nouveau méca­nisme de marché » pour prendre le relais global des méca­nismes du Proto­cole de Kyoto. Toute une série de conflits inter-capi­ta­listes ont empê­ché la concré­ti­sa­tion de ce prin­cipe à la COP25 (Madrid), qui a échoué sur cette ques­tion. Mais alle­luia, Glas­gow a dégagé un accord. Toutes les parties (États, régions, entre­prises) pour­ront échan­ger des droits de polluer. Ceux-ci pour­ront être géné­rés en n’im­porte quel point de la planète par des inves­tis­se­ments « propres », des plan­ta­tions d’arbres, la conser­va­tion des forêts exis­tantes, la capture-séques­tra­tion (CCS) et la capture-utili­sa­tion (CCU) du CO2.

Parmi les conflits à tran­cher : Comment éviter que les droits d’émis­sion soient comp­ta­bi­li­sés deux fois (par le vendeur et par l’ache­teur) ? Les droits géné­rés dans le cadre de Kyoto seront-ils conver­tibles dans le nouveau système (la majo­rité de ces droits ne corres­pondent pas à des réduc­tions réelles des émis­sions) ? Le commerce des droits sera-t-il taxé pour aider les pays du Sud global à faire face aux « pertes et dommages » qu’ils subissent du fait du réchauf­fe­ment ? (28) La place manque pour exami­ner tout cela dans le détail. D’une manière géné­rale, « les méca­nismes de l’Ar­ticle 6 créent telle­ment de tours de passe-passe signi­fi­ca­tifs qu’ils pour­raient élimi­ner toute oppor­tu­nité exis­tant encore d’ame­ner le monde sur la trajec­toire du 1,5°C » (29). Les déci­sions prises par la COP pour­raient ne pas suffire à éviter le double comp­tage. Le compro­mis dégagé sur les anciens droits – ceux qui ont été géné­rés en 2013 et après seront conver­tibles – est une victoire pour les marchands d’air chaud (« hot air », les fausses réduc­tions). En parti­cu­lier au Brésil de Bolso­naro, qui en possède beau­coup.

Une prochaine étape consis­tera à dres­ser la liste des inves­tis­se­ments propres, géné­ra­teurs de droits. La liste de l’Union euro­péenne (« taxo­no­mie », dans le jargon) sera fixée d’ici la fin de l’an­née. L’enjeu est majeur : la « taxo­no­mie » ouvrira la voie à la finance verte. Ques­tion en suspens : le nucléaire en fera-t-il partie ? Le défi­nir comme « éner­gie durable » serait un non-sens absolu. La seule chose durable, dans cette tech­no­lo­gie, ce sont les déchets dont personne ne sait que faire. Ils pollue­ront l’en­vi­ron­ne­ment pendant des dizaines de milliers d’an­nées, voire plus. Mais… le marché est fantas­tique. La Chine, par exemple, programme la construc­tion de 150 réac­teurs. Du point de vue capi­ta­liste, qui fait tout voir à l’en­vers (comme disait Marx), le non-sens absolu serait de passer à côté de ce pacto­le… source de profits « durables ». Emme­nés par la France, dix pays militent pour que le nucléaire soit inclus dans la taxo­no­mie. Cinq autres s’y opposent, dont l’Al­le­magne. Qui l’em­por­tera ? Suspen­se… jusqu’à la déci­sion (30).

Finance clima­tique : pauvres, tâchez d’être attrac­tifs pour les inves­tis­seurs !

Le comble de cette logique crimi­nelle est atteint quand on aborde le thème de la « finance clima­tique ». Il comporte deux volets : flux publics et flux privés. Le premier se subdi­vise à son tour en deux sous-volets : Fonds vert et indem­ni­sa­tion pour les « loss and damages ». À la COP, l’en­semble a fait l’objet d’une jour­née de plénière : Welcome to the Finance Day !

À propos du Fonds vert, le Chan­ce­lier de l’Échiquier (ministre des finances britan­nique) a dit en substance ceci : OK, le Nord n’a pas honoré sa promesse. Désolé pour cela. Mais nous sommes à 80 milliards, nous arri­ve­rons à cent à partir de 2023, nous dépas­se­rons alors l’objec­tif et cela rattra­pera le manque des années précé­dentes. Ce gent­le­man n’a pas dit qu’il n’y a que 20 milliards de dons dans le Fonds vert. Le reste, ce sont des prêts. L’ac­cord promet de doubler le finan­ce­ment de l’adap­ta­tion au réchauf­fe­ment à partir de 2025, mais sans garan­tie. Un comité des Nations unies fera un rapport l’an prochain sur les progrès accom­plis vers les 100 milliards de dollars/an. On retien­dra surtout que le Sud est menacé d’une nouvelle spirale d’en­det­te­ment.

La ques­tion des pertes et dommages est encore plus explo­sive, et de loin. Prenons l’exemple de la Soma­lie. Elle a contri­bué à 0,00026 % du chan­ge­ment clima­tique histo­rique… mais subit des séche­resses à répé­ti­tion, clai­re­ment impu­tables au réchauf­fe­ment. En 2020, 2,9 millions de personnes souf­fraient d’in­sé­cu­rité alimen­taire sévère. L’aide inter­na­tio­nale est très insuf­fi­sante. Le Kenya, l’Éthio­pie, le Soudan, l’Ou­ganda vivent le même drame (31). Qui va payer ? Et qui paiera pour les catas­trophes à venir ? L’ONG Chris­tian Aid estime que, à poli­tique inchan­gée, le chan­ge­ment clima­tique fera chuter le PIB des pays les plus pauvres de 19,6 % d’ici 2050 et de 63,9 % en moyenne annuelle d’ici 2100. En cas de limi­ta­tion à 1,5°C, ces chiffres seraient respec­ti­ve­ment de 13,1 % et de 33,1 % (32). La facture des pertes et dommages se montera rapi­de­ment à plusieurs milliers de milliards. Le prin­cipe d’un finan­ce­ment par les pays riches est inscrit dans la Conven­tion cadre des Nations unies sur les chan­ge­ments clima­tiques, mais les gouver­ne­ments impé­ria­listes refusent de le respec­ter.

La solu­tion miracle est censée venir de la finance privée. Mark Carney, ancien de Gold­man Sachs, ex-direc­teur de la Banque d’An­gle­terre, Président du Finance Stabi­lity Board du G20, a été dési­gné par l’ONU comme « envoyé spécial » en charge de la finance clima­tique. Juste avant la COP, il a rassem­blé plusieurs compo­santes de la « finance verte » dans la Glas­gow Finance Alliance for Net Zero (GFanz). La GFanz est diri­gée par 19 PDG de grandes socié­tés finan­cières, dont Brian Moyni­han de Bank of America, Larry Fink de BlackRock, Jane Fraser de Citi­group, Noel Quinn de HSBC, Ana Botín de Santan­der et Amanda Blanc d’Aviva. Son but est de four­nir « un forum dirigé par des prati­ciens permet­tant aux socié­tés finan­cières de colla­bo­rer sur des ques­tions de fond et trans­ver­sales qui accé­lé­re­ront l’ali­gne­ment des acti­vi­tés de finan­ce­ment avec le zéro net et soutien­dront les efforts de toutes les entre­prises, orga­ni­sa­tions et pays pour atteindre les objec­tifs de l’Ac­cord de Paris » (33).

À la COP, la GFanz était la grande vedette du Finance Day. Le consor­tium pèse 130 000 milliards de dollars. Dithy­ram­bique, le Chan­ce­lier de l’Échiquier a tenté de bluf­fer tout le monde en exal­tant ce « mur de capi­tal histo­rique », prêt à voler au secours de la planète et de son climat. Traduc­tion : prêt à finan­cer les inves­tis­se­ments « propres », le char­bon propre, l’hy­dro­gène vert, les plan­ta­tions d’arbres, la conser­va­tion des forêts exis­tantes, la capture-séques­tra­tion (CCS), la capture-utili­sa­tion (CCU) du CO2. Toutes les formes de green­wa­shing sont bien­ve­nues, pourvu que ça rapporte. Car les condi­tions sont assez claires : « Pour faire cela, les inves­tis­seurs ont besoin d’au­tant de clarté que dans les mesures finan­cières tradi­tion­nelles des profits et des pertes » (34). Pauvres, tâchez d’être attrac­tifs pour les inves­tis­seurs…

L’ONG Reclaim Finance a arra­ché le masque vert de ces finan­ciers. En vrac : la réfé­rence de GFanz (les critères Race to Zero de l’ONU) ne mentionne pas les fossiles ; les membres de l’Al­liance ne sont pas tenus de réduire leurs émis­sions indi­rectes (émis­sions dites Scope 3 qui repré­sentent 88 % envi­ron des émis­sions du secteur fossile) ; pas d’obli­ga­tion de réduc­tions en chiffres abso­lus, une mesure de l’in­ten­sité carbone suffit ; aucun des parte­naires de GFanz ne bannit ou limite le recours à la compen­sa­tion ; à la mi-octobre 2021, 34 des 58 membres de l’As­set Owner Alliance (une des compo­santes de GFanz) ne mettaient aucune restric­tion à l’in­ves­tis­se­ment dans les fossi­les… (35)

Quelques mois avant la COP21, François Hollande ouvrait à Paris le sommet des entre­prises sur le climat en décla­rant ceci : « Les entre­prises sont essen­tielles parce que ce sont elles qui vont traduire, à travers les enga­ge­ments qui seront pris, les muta­tions qui seront néces­saires : l’ef­fi­ca­cité éner­gé­tique, la montée des éner­gies renou­ve­lables, la capa­cité de se trans­por­ter avec une mobi­lité qui ne soit pas consom­ma­trice d’éner­gie [sic !], le stockage d’éner­gie, le mode de construc­tion des habi­tats, l’or­ga­ni­sa­tion des villes, et égale­ment la parti­ci­pa­tion à la tran­si­tion, à l’adap­ta­tion des pays qui sont en déve­lop­pe­ment. » (36)

On ne peut que reco­pier ici l’in­ter­pré­ta­tion de cette décla­ra­tion dans Trop tard pour être pessi­mistes : « Bien-aimé∙es capi­ta­listes, nous, les poli­tiques, vous offrons la planète, les villes et les forêts, les sols et les océans, nous vous offrons même le marché de l’adap­ta­tion des pays du Sud à la catas­trophe que vous leur impo­sez ; tout est à vous, prenez-le : tel est le message » (37).

Du point de vue du capi­tal, il est faux de dire que la COP26 est du blabla­bla. C’est plutôt une mons­trueuse apothéose de néoli­bé­ra­lisme. Ce sommet a fait un pas en avant signi­fi­ca­tif sur la voie de marchan­di­sa­tion totale de la Terre, de ses écosys­tèmes et de ses habi­tant∙es. Au profit de la finance, et sur le dos des peuples. 

En guise de conclu­sion

Les respon­sables poli­tiques le recon­naissent tous et toutes (ou presque) : l’ur­gence est maxi­male, le risque est incom­men­su­rable, il n’y a pas un instant à perdre. Et pour­tant, de COP en COP, en dépit de l’éclai­rage par « la meilleure science », le temps de la riposte est gaspillé et la marche à l’abîme s’ac­cé­lère. Cette réalité aber­rante, hallu­ci­nante et effrayante ne découle ni de l’im­bé­ci­lité de tel ou telle respon­sable, ni du complot de forces occultes : elle découle des lois fonda­men­tales du capi­ta­lisme, et ces lois corrompent aussi la « meilleure science ». Basé sur la concur­rence pour le profit, ce mode de produc­tion oblige des millions de capi­ta­listes, sous peine de mort écono­mique, à prendre à chaque instant des millions de déci­sions d’in­ves­tis­se­ment qui visent à augmen­ter la produc­ti­vité du travail par des machines. La baisse du taux de profit qui en résulte tendan­ciel­le­ment est compen­sée par une augmen­ta­tion de la masse de marchan­dises produites, une augmen­ta­tion de l’ex­ploi­ta­tion de la force de travail, et une augmen­ta­tion de l’ex­ploi­ta­tion des autres ressources natu­relles. Ce système fonc­tionne comme un auto­mate hors de tout contrôle. Il porte en lui, comme la nuée porte l’orage, non seule­ment la guerre – comme disait Jaurès –, mais aussi un poten­tiel de déve­lop­pe­ment illi­mité, de crois­sance illi­mi­tée des inéga­li­tés et d’ag­gra­va­tion illi­mi­tée des destruc­tions écolo­giques.

Il faut le répé­ter avec force : il y a un anta­go­nisme insur­mon­table entre la prolon­ga­tion de ce système et la sauve­garde de la planète comme envi­ron­ne­ment propice à la vie et à l’hu­ma­nité. Dès lors, comme Lénine face au déclen­che­ment de la guerre en 1914, il faut, pour commen­cer, et indé­pen­dam­ment des rapports de forces, oser poser clai­re­ment le diagnos­tic : la situa­tion est « objec­ti­ve­ment révo­lu­tion­naire ». Avec la COP de Glas­gow s’ouvre un bref cycle d’aver­tis­se­ments de plus en plus pres­sants : soit la conver­gence des mobi­li­sa­tions sociales permet­tra de commen­cer à combler l’énorme fossé entre cette situa­tion objec­tive et le niveau de conscience des exploi­té∙es et oppri­mé∙es (le « facteur subjec­tif »), soit l’au­to­mate nous enfon­cera toujours plus profon­dé­ment dans une barba­rie d’une ampleur sans précé­dent.

Le 17 novembre 2021

Cet article a été écrit pour les sites Quatrième Inter­na­tio­nale (https://four­th…), À l’en­contre (http://alen­con…) et Gauche anti­ca­pi­ta­liste (https://www.ga…).

1. Promesse faite lors de la COP de Cancun (2010).

2. https://www.ip…

3. https://www.pn…

4. IEA, « Net Zero in 2050. A Road­map for the Energy Sector », https://www.ie…

5. Giga­tonnes de gaz à effet de serre calcu­lées en faisant comme si tous ces gaz étaient du CO2.

6. « Glas­gow’s 2030 credi­bi­lity gap », https://climat…

7. https://www.yo…

8. « COP26: oil price soars even as the world turns against fossil fuel », Finan­cial Times du 4 novembre 2021

9. Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessi­mistes. Écoso­cia­lisme ou effon­dre­ment, Textuel, Paris, 2020.

10. https://ozone…

11. https://public…

12. Le pouvoir radia­tif d’un gaz est sa capa­cité d’ab­sor­ber et de rayon­ner les infra­rouges émis par la Terre et de contri­buer ainsi à l’ef­fet de serre qui rend la planète propice à la vie.

13. Daniel Tanuro, « De l’arbre des HFC à la forêt du CO2 », Poli­tique la revue du 31 octobre 2016 : https://www.re…

14. À court terme, le pouvoir radia­tif du méthane est 80 fois supé­rieur à celui du CO2. Mais le méthane est rapi­de­ment éliminé de l’at­mo­sphère (par réac­tion chimique avec l’oxy­gène). Sur cent ans, on estime que son pouvoir radia­tif vaut 30 fois celui du CO2.

15. https://ukcop2…

16. Kieran Mulva­ney, « Will the COP26 global defo­res­ta­tion pledge really save forests? », Natio­nal Geogra­phic du 5 novembre 2021.

17. https://www.dh…?

18. Exemple : la France s’enor­gueillit de rejoindre la coali­tion Beyond Gas and Petrol (BOGA). Avec onze autres pays (très peu produc­teurs), elle promet de ne plus extraire de pétrole ou de gaz… sur son terri­toire. Elle s’abs­tient par contre de la coali­tion entre la Grande-Bretagne et d’autres, qui promettent de ne plus mettre d’argent public hors fron­tières dans des instal­la­tions fossiles sans abat­te­ment. L’ab­sence de la France de la seconde coali­tion, et celle de la Grande-Bretagne de la première, s’éclairent à la lumière des liens entre Paris et Total, d’une part, et des inté­rêts fossiles de Londres en mer du Nord, d’autre part.

19. Voir l’enquête de Global Witness sur les centaines de porte-flingue des fossiles présents à la COP (https://www.gl…). Lire aussi « In Glas­gow, COP26 Nego­tia­tors Do Little to Cut Emis­sions, but Allow Oil and Gas Execu­tives to Rest Easy », Climate News du 12 novembre 2021 : « Des repré­sen­tants de Royal Dutch Shell et Chevron ont parti­cipé sous les bannières de délé­ga­tions natio­nales ou de groupes indus­triels. L’Ara­bie saou­dite et d’autres pétro-États ont amené des délé­gués de leurs socié­tés pétro­lières. La délé­ga­tion cana­dienne compre­nait un repré­sen­tant de Suncor, un des prin­ci­paux produc­teurs de sables bitu­mi­neux du pays. »

20. Finan­cial Times du 11 novembre 2021

21. https://www.e3…

22. La subven­tion publique au mazout de chauf­fage qui existe en Belgique, par exemple, est tout à fait « inef­fi­ciente »

23. 2060 pour la Chine, 2070 pour l’Inde.

24. Climate Action Tracker, op. cit. cf. note 6.

25. Climate Action Tracker, « Glas­gow’s 2030 credi­bi­lity gap: net zero’s lip service to climate action. Wave of net zero emis­sion goals not matched by action on the ground », https://climat…

26. Climate Action Tracker, « Net zero target evalua­tions », https://climat…

27. AR5, GT3, Chap. 6, p. 422.

28. Finan­cial Times du 11 novembre 2021.

29. Commu­niqué de CLARA (Climate Land Ambi­tion and Rights Alliance), https://global…

30. https://www.fr…

31. https://www.ox…– natu­relles-qui-demandent-une-action-durgence

32. https://mediac…

33. https://www.gl…

34. https://inews…

35. https://reclai…

36. www.elysee.fr/…– des-entre­prises-pour-le-climat-unesco/.

37. Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessi­mistes. Écoso­cia­lisme ou effon­dre­ment, op.cit.

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