Au sujet du Nobel d’éco­no­mie de Jean Tirole

Entre­tien avec Mireille Bruyère

Depuis long­temps (sauf en 2008) les Nobel sont attri­bués aux libé­raux. Le prix Nobel de l’éco­no­mie attri­bué à Jean Tirole, ce n’est pas une bonne nouvelle ?

Ce n’est qu’une conti­nuité. Les prix Nobel d’éco­no­mie (le prix de la banque de Suède en l’hon­neur d’Al­fred Nobel) appar­tiennent prin­ci­pa­le­ment au courant néoclas­sique. En même temps, comme les écono­mistes sont en très grande majo­rité des néoclas­siques c’est une consé­quence logique. Jean Tirole dirait certai­ne­ment que les autres écono­mistes ne sont pas des « vrais » écono­mistes c’est à dire de vrais scien­ti­fiques car ils n’uti­lisent pas les méthodes rigou­reuses de l’éco­no­mie (en gros la mesure et les mathé­ma­tiques).

Je pense que la TSE et J Tirole sont extrê­me­ment soucieux de montrer leur scien­ti­fi­cité qui est une pseudo-scien­ti­fi­cité, une sorte de syllo­gisme. On entend ça et là que Mr Tirole a construit un busi­ness model complè­te­ment financé par des inté­rêts privés des grandes banques et firmes multi­na­tio­nales. C’est abso­lu­ment vrai et cela a des consé­quences bien réelles sur les rému­né­ra­tions et les moti­va­tions des cher­cheurs mais aussi sur le plura­lisme et l’idée de service public. Mais, je crois que ces firmes n’ont pas ou peu besoin de contrô­ler les orien­ta­tions scien­ti­fiques des cher­cheurs de la TSE car ce que cherchent ces firmes, c’est avant tout une caution scien­ti­fique, « graal »de leur légi­ti­mité. Et, ils n’ont pas à se soucier des présup­po­sés de cette recherche car elle est en adéqua­tion avec leur inté­rêt. Ces présup­po­sés sont la ratio­na­lité écono­mique et la supé­rio­rité de la concur­rence sur toutes formes d’or­ga­ni­sa­tion sociale. Toute autre hypo­thèse théo­rique est de la litté­ra­ture pour midi­nette.

« On a beau­coup repro­ché aux écono­mistes de ne pas avoir prévu la crise finan­cière de 2008. Nous n’étions pas au courant du phéno­mène de titri­sa­tion mais nous avions docu­menté tous les risques ». C’est ce que prétend Jean Tirole dans son inter­view à la Dépêche du 14 octobre. Personne n’avait vu venir la crise finan­cière de 2008 ?

Oui, ils n’ont rien prévu préci­sé­ment mais ils peuvent toujours nous dire que dans leurs publi­ca­tions, il y avait telle ou telle mise en garde et ils auront certai­ne­ment raison. Mais je dirais c’est tant mieux qu’ils n’ont rien prévu cela prouve aussi que l’éco­no­mie n’est pas une science dont on peut faire des prévi­sions. Ouf ! Il nous reste une place pour l’es­poir. Nous ne pouvons pas critiquer ce courant avec les argu­ments qu’ils se trompent sur l’ave­nir, qu’ils ne sont pas de vrais scien­ti­fiques, qu’ils échouent. Heureu­se­ment qu’ils échouent un peu et que les choses leur échappent un peu. La critique ne peut être que poli­tique, celle du sens : quel monde cette écono­mie vise-t-elle ? C’est un monde d’in­di­vi­dus en concur­rence sans créa­ti­vité, un monde où la maîtrise ration­nelle est pous­sée à son paroxysme. C’est une contre utopie, un monde de richesse et d’iné­ga­lité, fina­le­ment un monde sans huma­nité car sans possi­bi­lité de choi­sir autre chose que la concur­rence.

« …au lieu de proté­ger les sala­riés, le CDI les dessert car plus personne n’a accès à ce type de contrat. » C’est une attaque en règle contre le CDI puisqu’il dessert et plus personne n’y a accès. Quel type de contrat de travail nous prépare t-on ?

Bien sûr, son rapport pour le conseil d’ana­lyse écono­mique avec Olivier Blan­chard sur le marché de travail français est une attaque contre les garan­ties offertes par le CDI. En même temps, ses défen­seurs avancent qu’il propose de suppri­mer le CDD. On pour­rait donc y voir une avan­cée en termes de progrès mais ce n’est abso­lu­ment pas le cas. Pour le comprendre, il faut comprendre le raison­ne­ment qui paraît neutre et s’ap­pliquer à toutes les classes de la même manière.

Jean Tirole ne soutient ni les syndi­cats, ni le patro­nat (mais ce n’est pas la même chose des firmes qui financent TSE). Il ne fait que dérou­ler le même syllo­gisme : suppo­sons que l’homme est un homme ration­nel à la recherche de son inté­rêt mais que la concur­rence dans lequel il vit n’est pas parfaite. il y a des coali­tions comme les syndi­cats et aussi des oligo­poles ou des mono­poles. Ces situa­tions nous éloignent de la saine concur­rence en biai­sant les prix. A la diffé­rence des écono­mistes du début du 20e siècle, les néoli­bé­raux comme J Tirole ont compris que les marchés ne fonc­tion­naient pas tous seuls car ils ne sont jamais en situa­tion de concur­rence parfaite. Ainsi ils ont abso­lu­ment besoin de la régu­la­tion c’est-à-dire d’un pouvoir poli­tique (pas démo­cra­tique mais plutôt un comité d’ex­pert).

Ainsi on se trompe quand on dit que Tirole est de gauche car il appelle à la régu­la­tion des marchés. Il appelle effec­ti­ve­ment à la régu­la­tion des marchés mais non pas pour les limi­ter mais pour les étayer. C’est toute la diffé­rence et elle est de taille. Il est pour cela plus proche de F. Hayek que des anciens comme A Smith. F. Hayek comme J. Tirole appellent à un État fort, sans préci­ser son assise démo­cra­tique bien sûr, ou à des organes de contrôle et de coer­ci­tion indé­pen­dants. Hayek décla­rait bien qu’il préfé­rait une dicta­ture dans laquelle le marché est présent qu’une démo­cra­tie sans marché. Il faut aban­don­ner l’ana­lyse poli­tique qui consiste à clas­ser à gauche les écono­mistes qui appellent à la régu­la­tion des marchés c’est une idée dépas­sée des 30 glorieuses. Il faut ques­tion­ner le sens de cette régu­la­tion.

« La ques­tion n’est pas l’aus­té­rité mais savoir quels signaux nous envoyons à l’étran­ger. » Si on comprend bien, cette phrase signi­fie que la poli­tique austé­ri­taire que met en place le gouver­ne­ment (attaque contre les chômeurs, pacte de respon­sa­bi­li­té…) n’est pas un problème, ce qui est impor­tant ce sont les signaux qui balisent la poli­tique austé­ri­taire à desti­na­tion des autres pays. Qu’en penses-tu ?

J Tirole et son équipe ont beau­coup travaillé effec­ti­ve­ment sur le rôle de l’in­for­ma­tion dans la qualité de la concur­rence. Quand l’in­for­ma­tion n’est pas la même pour tous, alors on s’éloigne de la concur­rence. C’est son diagnos­tic de la crise de 2008 : les acteurs n’avaient pas les bonnes infor­ma­tions sur les titres subprimes, ils les ont donc ache­tés sans savoir. La réponse n’est donc pas de limi­ter les marchés finan­ciers mais de mettre en place des régu­la­teurs qui contrôlent si l’in­for­ma­tion sur les titres est bonne et la même pour tous. C’est la même chose avec l’aus­té­rité. Pour résoudre le problème il faut que les marchés finan­ciers aient les bonnes infos sur les comptes publics ainsi ils évalue­ront les Etats à leur « vraie valeur » et les Etats devront faire les poli­tiques budgé­taires en consé­quence.

Là encore, la ques­tion poli­tique et démo­cra­tique est évacuée. Evaluer les États mais pour faire quoi ? Le monde de ces écono­mistes est vide de sens.

Propos recueillis par Fabrice Flipo. Publié sur le site de l’Uni­ver­sité popu­liare de Toulouse. Mireille Bruyère a fait ses études de sciences écono­miques à l’Uni­ver­sité de Toulouse 1. Après un master en écono­mé­trie, elle travaille en Italie puis à l’INRA. Elle prépare ensuite un docto­rat en écono­mie publique au sein d’un cabi­net de conseil en finances publiques à Toulouse. Après un passage à l’OFCE à Paris (Obser­va­toire Français des Conjonc­tures Écono­miques) où elle se spécia­lise sur les problèmes de l’em­ploi et du travail, elle devient Maître de Confé­rence en écono­mie à l’Uni­ver­sité de Toulouse 2 en 2006. Elle est membre du Labo­ra­toire CERTOP (Centre d’étude et de Recherche Travail Orga­ni­sa­tion Pouvoir UMR CNRS), du conseil scien­ti­fique d’ATTAC France et fait partie des Écono­mistes Atter­rés.

 

Publié sur https://www.ensemble-fdg.org/content/au-sujet-du-nobel-dcono­mie-de-jean-tirole

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