Dans Libé­ra­tion: « Danièle Obono et la valeur actuelle du racisme »


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Le racisme a pris de la valeur dans la société française actuelle.
Les idées racistes, de plus en plus répan­dues et bana­li­sées, sont deve­nues un fonds de commerce média­tique. Et Valeurs Actuelles a été un des fers de lance de leur diffu­sion. Pour autant, la condam­na­tion très large de l’at­taque visant Danièle Obono indique qu’il est encore possible de tour­ner la page sombre du racisme décom­plexé qui sévit aujourd’­hui.La vérité d’une fiction raciste
 Dans le récit de Valeurs Actuelles (VA), la dépu­tée insou­mise se retrouve trans­for­mée contre son gré en héroïne ingé­nue du XVIIIe siècle dont les supplices prétendent servir de prétexte à la leçon suivante : les ancêtres subsa­ha­riens et arabes des personnes dont elle défend l’éga­lité des droits aujourd’­hui en France seraient les seuls vrais coupables de la mise en escla­vage des Afri­cains, et les Français chré­tiens du XVIIIe siècle auraient été les vrais résis­tants anti­es­cla­va­gistes. 
Pour para­phra­ser Cocteau, cette fiction est bien un mensonge qui dit la vérité. Elle trahit la croi­sade de VA contre l’an­ti­ra­cisme contem­po­rain, qui prête­rait à sourire si elle ne rele­vait pas du révi­sion­nisme. Mais surtout, elle révèle la vision du monde et les objec­tifs poli­tiques des auteurs de ce récit. Car la morale de ce pastiche frelaté de conte voltai­rien peut se résu­mer ainsi : « Français-es qui vous sentez attaqué-es par les personnes qui se mobi­lisent contre le racisme aujourd’­hui, soyez fier-es de votre inno­cence et de votre supé­rio­rité morale sur les Noir-es et les Arabes ! »Un supré­ma­tisme made in France.
Réaf­fir­mer une supé­rio­rité, voilà l’unique enjeu de cette fable hideuse. Celle-ci illustre la ligne édito­riale de VA, celle du supré­ma­tisme. Elle consiste à alimen­ter chez les Français-es blanc-hes le senti­ment de leur gran­deur, pour mieux affai­blir les objec­tifs d’éga­lité et d’har­mo­nie entre les habi­tant-es de ce pays. Le maga­zine d’ex­trême droite ne fait en cela que perpé­tuer une vieille tradi­tion françai­se… qui est aussi la raison d’être des posi­tions anti­ra­cistes de Danièle Obono : dénon­cer le supré­ma­tisme en poin­tant les respon­sa­bi­li­tés poli­tiques de plusieurs géné­ra­tions de grands diri­geants français dans la mise en place et le main­tien de systèmes racistes inhu­mains et effroya­ble­ment meur­triers. Voilà pourquoi VA lui admi­nistre un simu­lacre de châti­ment public.
Entre­prise idéo­lo­gique frau­du­leuse, le supré­ma­tisme a besoin de dési­gner des enne­mis pour orien­ter le ressen­ti­ment d’une partie gran­dis­sante de la popu­la­tion française blanche. Fragi­li­sée par la violence des poli­tiques anti­so­ciales actuelles et par un senti­ment d’im­puis­sance face à son propre destin, cette dernière se retrouve suscep­tible de sous­crire à des thèses qui lui donne­raient l’illu­sion de reprendre le dessus.
Sépa­ra­tisme ou assi­mi­la­tion : la racia­li­sa­tion française en action.

Sortis du petit réper­toire de formules choc de l’idéo­lo­gie supré­ma­tiste, le commu­nau­ta­risme puis le sépa­ra­tisme sont deve­nus des termes omni­pré­sents, au point d’en­gen­drer un projet de loi désas­treux qui acte l’in­fluence gran­dis­sante des idées chères à VA dans le débat poli­tique.
Ces termes visent à récla­mer et forcer l’as­si­mi­la­tion ou l’in­té­gra­tion des Noir-es et des Arabes aux usages et aux normes cultu­relles des Français-es blanc-hes d’hé­ri­tage chré­tien sécu­la­risé en accu­sant au moins une partie d’entre elles et eux de divi­ser la société. Loin de s’ins­crire dans une démarche univer­sa­liste, la dénon­cia­tion de ces préten­dus « commu­nau­ta­risme » et « sépa­ra­tisme » consti­tue une forme spéci­fique d’as­si­gna­tion raciale. Cela corres­pond à une culture poli­tique propre à la France : une culture de l’as­si­mi­la­tion qui racia­lise de fait les étran­ger-es et les Français-es dont les ancêtres sont issu-es des anciennes colo­nies s’ils/elles n’ont pas fait table rase de tous les marqueurs que ces dernier-es leur ont légués – prénoms, signes reli­gieux, régimes et inter­dits alimen­taires etc.
L’exi­gence d’as­si­mi­la­tion est une matrice de la racia­li­sa­tion dans notre pays.
Les Juifs/ves, aujourd’­hui victimes d’autres formes d’an­ti­sé­mi­tisme, étaient critiqué-es dans les années 1930 pour leur prétendu « parti­cu­la­risme », et on leur repro­chait de ne pas vouloir s’as­si­mi­ler, pour mieux justi­fier les discri­mi­na­tions anti­sé­mites dont ils et elles étaient les cibles. Aujourd’­hui comme hier, consi­dé­rer l’as­si­mi­la­tion comme un préa­lable pour avoir droit à un trai­te­ment non discri­mi­na­toire au sein de la Répu­blique française revient à justi­fier les thèses de l’ex­trême droite, qui présente un prétendu « ensau­va­ge­ment  des  racailles » comme une consé­quence du refus ou de l’échec de l’as­si­mi­la­tion. Plus large­ment, le discours supré­ma­tiste rend les Noir-es, Arabes et/ou musul­man-es des années 2020 respon­sables des discri­mi­na­tions systé­miques qu’ils et elles subissent.La fiction du racisme inversé
En repré­sen­tant Danièle Obono en esclave, l’équipe de VA a fait la démons­tra­tion inverse de celle qu’elle escomp­tait. L’in­ten­tion était d’in­cri­mi­ner des Noir-es pour avoir mis en escla­vage d’autres Noir-es. Mais la charge de violence de cette image insou­te­nable renvoie à des siècles d’ex­ploi­ta­tion et de déshu­ma­ni­sa­tion des corps noirs. Sa puis­sance de stig­ma­ti­sa­tion s’ap­puie sur l’épais­seur de l’his­toire des inéga­li­tés raciales, émaillée de massacres et de crimes contre l’hu­ma­nité. La force de défla­gra­tion conte­nue dans ce cliché négro­phobe a fait contre-feu à la perver­sion du projet initial, rappe­lant que le racisme est d’abord un rapport de pouvoir : celui de déva­lo­ri­ser, de soumettre, de dégra­der. 
Ainsi, même si des agres­sions verbales ou physiques peuvent atteindre toute personne pour ce qu’elle repré­sente, quelles que soient ses origines réelles ou suppo­sées, le racisme comme rapport social ne peut nuire qu’aux caté­go­ries de popu­la­tion profon­dé­ment infé­rio­ri­sées tout au long de l’his­toire. Même si elle le souhai­tait, Danièle Obono ne pour­rait pas infli­ger une violence symbo­lique de la même inten­sité aux jour­na­listes de VA que celle qu’ils lui ont fait subir. Cette asymé­trie consti­tue le rapport social qu’est le racisme. Le « racisme anti blancs » si cher à VA est en fait un non-sens.
Contre l’ex­trême droite, reconqué­rir un jour­na­lisme démo­cra­tique 
Le rédac­teur en chef de VA, Geof­froy Lejeune, dit avoir été « dérangé » en lisant cette nouvelle. Pour­tant, ce qui est réel­le­ment déran­geant, c’est qu’il a validé cette violence spec­ta­cu­laire contre la dépu­tée, avant de se payer le luxe de venir présen­ter dans les médias un plai­doyer pro domo maquillé en excuses.
Ces pratiques profes­sion­nelles, en plus de salir une parle­men­taire intègre dans l’exer­cice de ses fonc­tions – comme Blum ou Mendès France en firent l’ex­pé­rience sous la Troi­sième Répu­blique – salissent le jour­na­lisme et ce qu’il devrait être. C’est pourquoi il est grand temps de signi­fier que ce genre de pratiques discré­ditent le jour­na­lisme. Il n’est évidem­ment pas ques­tion de les inter­dire mais de les remettre à leur juste place : à la marge du débat public. Alors que le président de la Répu­blique actuel a commis la faute poli­tique de valo­ri­ser VA en leur accor­dant un entre­tien à l’au­tomne 2019, la moindre des choses serait qu’à l’ave­nir le person­nel poli­tique refuse de colla­bo­rer avec eux.  
 Il est grand temps de déva­luer Valeurs Actuelles.

C’est pourquoi nous serons présent-es au rassem­ble­ment orga­nisé par La Fonda­tion Frantz Fanon samedi 5 septembre à 17h au Troca­déro et espé­rons que toutes les personnes anti­ra­cistes et soucieuses d’un jour­na­lisme démo­cra­tique s’y rendront.
Il faut obte­nir la fin du contrat qui lie Geof­froy Lejeune à C8. Et faire recu­ler large­ment l’in­fluence de l’ex­trême droite, en sortant de l’es­pace média­tique les idées racistes et haineuses ainsi que les figures qui en font la promo­tion. Mobi­li­ser en ce sens est le chemin à prendre pour défaire le supré­ma­tisme et trans­for­mer des projets de loi de stig­ma­ti­sa­tion comme celui sur le sépa­ra­tisme en mauvais souve­nirs.

Signa­taires : Ludi­vine Banti­gny, histo­rienne ; Grégory Bekh­tari, docto­rant en études afri­caines améri­caines, syndi­ca­liste Snesup-FSU ; Mathieu Bonzom, maître de confé­rences en études anglo­phones (univer­sité Paris-I Panthéon-Sorbonne) ; Laurence De Cock, ensei­gnante et histo­rienne ; Vikash Dhora­soo, foot­bal­leur ; Fanny Gallot, histo­rienne ; Soraya Guenifi, maîtresse de confé­rences en histoire des Etats-Unis (univer­sité Paris-I Panthéon-Sorbonne) ; Tiziri Kandi, syndi­ca­liste CGT Hôtels de pres­tige et écono­miques ; Anasse Kazib, syndi­ca­liste SUD rail ; Mathilde Larrère, histo­rienne ; Sarah Mazouz, socio­logue, CNRS ; Ugo Palheta, socio­logue, univer­sité de Lille, auteur de la Possi­bi­lité du fascisme ; Lissell Quiroz, histo­rienne, univer­sité de Cergy ; Omar Slaouti, conseiller muni­ci­pal d’Ar­gen­teuil ; Laurent Sorel, conseiller d’ar­ron­dis­se­ment LFI Paris 20e,Maboula Souma­horo, asso­cia­tion Black History Month.

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