La France colo­niale s’acharne contre les Kanak

L’as­so­cia­tion Survie. Le 29 juin 2024.

La France colo­niale s’acharne contre les Kanak

 

Crise en Kanaky-Nouvelle-Calé­do­nie

Malgré l’em­bra­se­ment de la Kanaky-Nouvelle-Calé­do­nie de ces dernières semaines, l’État français pour­suit sa stra­té­gie incen­diaire dans l’ar­chi­pel et répond aux aspi­ra­tions légi­times du peuple kanak par une répres­sion toujours plus achar­née.

En Kanaky-Nouvelle-Calé­do­nie, l’État ne cesse de jouer avec le feu. Igno­rant plusieurs mois d’une intense mobi­li­sa­tion des indé­pen­dan­tistes, menée par une Cellule de coor­di­na­tion des actions de terrain (CCAT) créée fin 2023, Macron et son gouver­ne­ment ont tenté de passer en force et fait voter au Sénat le 2 avril, puis à l’As­sem­blée natio­nale dans la nuit du 14 au 15 mai un projet de loi consti­tu­tion­nelle actant le dégel du corps élec­to­ral calé­do­nien. Or ce gel est un acquis crucial pour le peuple autoch­tone kanak, qui risque sans celui-ci de perdre tout contrôle sur son propre destin. Le résul­tat ne s’est pas fait attendre : une révolte insur­rec­tion­nelle haute­ment prévi­sible [1], avec barrages mais aussi incen­dies, pilla­ges… Si plusieurs points du terri­toire ont été concer­nés, l’épi­centre de cet embra­se­ment a été la capi­tale Nouméa et sa banlieue. Là a éclaté au grand jour la colère d’une jeunesse kanak urbaine trop souvent invi­si­bi­li­sée, frap­pée de plein fouet par la préca­rité et les discri­mi­na­tions criantes d’une société toujours colo­niale. Une jeunesse dési­reuse, autant que ses aînés, d’en finir avec plus de 170 ans de tutelle française.

L’État tout répres­sif

La réac­tion du pouvoir ne s’est pas faite attendre et a montré à quel point l’État français, lorsqu’il s’agis­sait de réta­blir l’ordre colo­nial, n’a rien perdu de ses vieilles habi­tudes [à (re)lire : notre édito du mois dernier]. Répon­dant aux exigences de ses alliés de la droite locale la plus réac­tion­naire, l’exé­cu­tif macro­niste a opté pour une répres­sion féroce, symbo­li­sée d’em­blée par la mise en place, du 13 au 28 mai, d’un état d’ur­gence qui donnait toute lati­tude à la police et à la gendar­me­rie. Des renforts impor­tants ont été envoyés sur place : jusqu’à 3500 membres des « forces de l’ordre » et de l’Ar­mée de terre ont été déployés sur ce terri­toire qui compte à peine 270 000 habi­tant⸱es…

Mi-juin, Louis Le Franc, haut-commis­saire de la Répu­blique en Nouvelle-Calé­do­nie (le plus haut repré­sen­tant de l’État sur place), évoquait un total de 1187 personnes arrê­tées. Sur les neuf morts par balle du bilan offi­ciel, deux sont impu­tés à des poli­ciers. Par ailleurs, les images de violences poli­cières se sont multi­pliées sur les réseaux sociaux : coups, tirs de flash­ball (parfois à très courte distance)… Sans comp­ter des intru­sions dans des domi­ciles kanak sans mandat. Plus symbo­lique­ment, des poli­ciers ont été régu­liè­re­ment filmés en train de saisir et déchi­rer des drapeaux kanak – les mêmes qui sont pour­tant accro­chés au fron­ton des édifices publics de l’ar­chi­pel.

Cette répres­sion qui s’abat sur les Kanak se pour­suit dans les tribu­naux. Le procu­reur de la Répu­blique a recensé, du 12 mai au 19 juin, 1102 gardes à vue, 16  défer­re­ments, 94 personnes jugées en compa­ru­tion immé­diate et 73 incar­cé­rées. Préci­sant que des audiences de compa­ru­tion immé­diate se dérou­laient quoti­dien­ne­ment, grâce notam­ment au renfort de magis­trats et d’of­fi­ciers de police judi­ciaire venus de France. Dès le 16 mai, le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, avait émis une circu­laire récla­mant « une réponse pénale empreinte de la plus grande fermeté ». Mais cette dernière ne s’ap­plique pas à tous avec la même sévé­rité, loin de là, selon que l’on soit autoch­tone ou pas.

Milices surar­mées et racistes

Dans de nombreux quar­tiers du grand Nouméa, des indi­vi­dus et des groupes se sont en effet immé­dia­te­ment orga­ni­sés au sein de la popu­la­tion euro­péenne pour contrer bruta­le­ment le mouve­ment popu­laire kanak : consti­tu­tion de barrages pour soi-disant proté­ger les quar­tiers à majo­rité « blanche », mais aussi de véri­tables milices patrouillant dans les rues. Plusieurs élus de la droite colo­niale y étaient impliqués (comme Philippe Blaise ou Gil Brial). Surar­més [2] et ouver­te­ment racistes, ces parti­sans de la Calé­do­nie française n’ont pas hésité à tirer à balles réelles sur des jeunes Kanak, faisant au moins trois mort⸱es et un nombre impor­tant de bles­sé⸱es (même si en l’ab­sence de tout chiffre offi­ciel, on en est réduit à de très vagues esti­ma­tions).

Du côté des auto­ri­tés françaises, on a préféré rela­ti­vi­ser le phéno­mène. Le haut-commis­saire a très sérieu­se­ment présenté les mili­ciens comme des « voisins vigi­lants ». Et a poussé l’igno­mi­nie en excu­sant presque les meurtres le 15 mai de deux jeunes Kanak (Stépha­nie Dooka et Chré­tien Nere­gote), les attri­buant à « quelqu’un qui a certai­ne­ment voulu se défendre ». Le 2  mai, le procu­reur de Nouméa affir­mait de son côté, contre toute évidence, que « les milices qui tuent des émeu­tiers, c’est une inven­tion, une créa­tion de toutes pièces ». Sur les réseaux sociaux, des mili­ciens parlent pour­tant de « chasse aux cafards ». De fait, dès qu’un Kanak se présente aux abords de ces barrages, il est visi­ble­ment pris à partie, quelles que soient ses inten­tions. En témoigne le tabas­sage, le 1er juin, dans le quar­tier nouméen de Tuband, d’un autoch­tone par un groupe d’Eu­ro­péens (en la présence de Gil Brial, déjà cité). Manque de bol pour ces sympa­thiques « voisins vigi­lants », l’homme en ques­tion était un poli­cier qui a alerté ses collègues et l’af­faire a fait la une des médias locaux.

Sur le terrain, la compli­cité entre « forces de l’ordre » et milices semble par ailleurs consom­mée, comme le démontre une excel­lente enquête de Media­part (29/05/2024) qui rapporte notam­ment le témoi­gnage de Bertrand : celui-ci indique que les groupes d’Eu­ro­péens armés ont « le soutien de la police, qui est venue [les] féli­ci­ter et n’a même pas confisqué les armes. Les poli­ciers ont demandé de les rendre moins visibles ». Et il pour­suit : « il y a même eu plusieurs réunions avec un gendarme et un poli­cier muni­ci­pal. Ils [leur] donnaient des infos sur les opéra­tions ».

Crimi­na­li­sa­tion

Dans ce contexte, la « suspen­sion » le 12 juin par Emma­nuel Macron de la loi consti­tu­tion­nelle qui a tout déclen­ché n’a guère fait bais­ser la tension. Pas plus que sa lettre aux Calé­do­niens, rendue publique le 18 juin et appe­lant au retour au dialo­gue… sans convaincre personne. Comment de toute façon croire un instant en la sincé­rité de celui qui porte l’écra­sante respon­sa­bi­lité de la dété­rio­ra­tion spec­ta­cu­laire et tragique de la situa­tion dans l’ar­chi­pel ?

De fait, dès le lende­main de la diffu­sion de ce cour­rier, l’État remet­tait le feu aux poudres en faisant arrê­ter onze respon­sables de la CCAT, présen­tés comme « les comman­di­taires présu­més » des révoltes. Parmi eux, son porte-parole Chris­tian Téin, égale­ment commis­saire géné­ral de l’Union calé­do­nienne, le plus impor­tant parti indé­pen­dan­tiste, membre du Front de libé­ra­tion natio­nale kanak et socia­liste (FLNKS). Dès les premières heures du soulè­ve­ment kanak, le gouver­ne­ment français avait ciblé et tenté de crimi­na­li­ser la CCAT, accu­sée d’être à l’ori­gine de tous les maux. Gérald Darma­nin, ministre de l’In­té­rieur et des Outre-mer, quali­fiant même l’or­ga­ni­sa­tion de « groupe mafieux »…

Le retour de la peine de dépor­ta­tion

Les onze mili­tants inter­pel­lés ont été gardés à vue pendant 96 heures en vertu de la légis­la­tion sur les infrac­tions réali­sées en bande orga­ni­sée, avant d’être défé­rés le 22 juin au tribu­nal de Nouméa. Tous ont été mis en examen, les faits rete­nus contre eux étant extrê­me­ment graves, depuis l’as­so­cia­tion de malfai­teurs en vue de la prépa­ra­tion d’un crime ou d’un délit jusqu’à la compli­cité de tenta­tive de meurtre. Plus encore, sept d’entre eux ont été placé en déten­tion provi­soi­re… en France ! Soit à 17 000 kilo­mètres de chez eux. Du jamais vu depuis les « événe­ments » et le second gouver­ne­ment Chirac (1986–1988), dans la droite ligne de la « peine de dépor­ta­tion » qui fut appliquée lors de nombreuses révoltes dans l’Em­pire colo­nial français [2]. Ainsi, Chris­tian Téin a été envoyé à la maison d’ar­rêt de Mulhouse, tandis que d’autres ont été trans­fé­rés à Bourges, Blois ou encore Riom. La respon­sable de la commu­ni­ca­tion de la CCAT, Brenda Wanabo Ipeze, a été incar­cé­rée à Dijon. Elle est pour­tant mère de famille de trois enfants, dont un d’à peine quatre ans.

Cet achar­ne­ment, clai­re­ment télé­guidé depuis Paris, a provoqué dès le lende­main une nouvelle flam­bée de révoltes sur le terrain, alors même que le calme n’était jamais complè­te­ment revenu. Dans l’ag­glo­mé­ra­tion nouméenne bien sûr, comme à Dumbéa où les locaux de la police muni­ci­pale ont été incen­diés, mais aussi très large­ment en brousse, où des affron­te­ments entre mani­fes­tants indé­pen­dan­tistes et « forces de l’ordre » ont éclaté par exemple à Bourail ou Poya.

Double discours, passage en force, recours au tout-répres­sif : la stra­té­gie folle furieuse de l’exé­cu­tif laisse pantois, tant il est évident qu’elle conduit la Nouvelle-Calé­do­nie dans une crise toujours plus inex­tri­cable. Elle s’ins­crit dans la plus pure tradi­tion colo­niale française, mais aussi dans le mode de gouver­nance auto­ri­taire que Macron et ses acolytes favo­risent sur tous les sujets, y compris dans l’Hexa­gone. A l’heure où nous écri­vons ces lignes, à quelques jours d’élec­tions légis­la­tives à hauts risques, nous ne savons pas qui héri­tera du brûlant dossier calé­do­nien. Mais les récents événe­ments n’in­vitent pas à l’op­ti­misme. Et confirment l’ab­so­lue néces­sité de déve­lop­per un fort mouve­ment de soutien à la lutte du peuple kanak ici, au sein même de la puis­sance colo­niale [lire notre enca­dré ci-contre].

Groupe Outre-mer de Survie

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Connue pour son combat contre la França­frique, Survie milite aussi contre le colo­nia­lisme sous toutes ses formes, d’où notre soutien depuis 2018 aux indé­pen­dan­tistes de Kanaky-Nouvelle-Calé­do­nie. Un soutien que nous élar­gis­sons aujourd’­hui à toutes les luttes d’éman­ci­pa­tion dans les Outre-mer, derniers confet­tis de l’em­pire colo­nial français. Notre groupe de travail sur la Kanaky devient ainsi le groupe Outre-mer.

Soute­nir la Kanaky

Au niveau natio­nal, le prin­ci­pal outil de soutien au combat du peuple kanak est le collec­tif Soli­da­rité Kanaky, qui regroupe plusieurs mouve­ments asso­cia­tifs, syndi­caux ou poli­tiques (dont Survie). Depuis la mi-mai et l’em­bra­se­ment de la Nouvelle-Calé­do­nie, de nombreux rendez-vous (mani­fes­ta­tions, réunions publiques, débats…) ont eu lieu aux quatre coins du pays (Paris, Toulouse, Marseille, Lorient, Lyon…) et plusieurs collec­tifs locaux ont égale­ment vu le jour. Des initia­tives qui ne deman­dant qu’à être déve­lop­pées.

Pour en savoir plus et parti­ci­per :
Notre page Kanaky-Nouvelle-Calé­do­nie
Le site web du Collec­tif Soli­da­rité Kanaky

[1] « Le dégel du corps élec­to­ral prêt à enflam­mer la Kanaky-Nouvelle-Calé­do­nie » (Billets d’Afrique n°336, mai 2024)
[2] Les services de l’État estiment qu’il y aurait, en moyenne, une arme à feu pour quatre habi­tants en Nouvelle-Calé­do­nie. Un chiffre notoi­re­ment sous-évalué.
[3] « En Kanaky, la France renoue avec la dépor­ta­tion colo­niale » (Histoire colo­niale et post-colo­niale, blogs de Media­part, 24/06/2024).

https://survie.org/billets-d-afrique/2024/338-ete-2024/article/la-france-colo­niale-s-acharne-contre-les-kanak

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