La Grèce : l’oc­ca­sion d’un bilan théo­rique

Un texte de notre cama­rade Philippe Bayer.

La ques­tion grecque nous invite à une réflexion théo­rique sur notre manière de l’abor­der. Il y a en effet quelque chose d’as­sez éton­nant, et révé­la­teur sur notre impuis­sance à pouvoir penser la/les situa­tions : nous avons été élogieux sur Tsipras, et de simples commen­ta­teurs lors du réfé­ren­dum . Et tout à coup est appa­rue l’évi­dence : il manquait un plan B. Certes, on avance avec l’ex­pé­rience, et celle-ci est nouvelle. Mais là, on a l’im­pres­sion qu’on commence chaque fois de rien : comment avons-nous pu ne pas voir que le réfé­ren­dum n’avait pas grand sens sans plan B, et dans les termes posés.

1) On fait de ce débat (comme F Sitel) une oppo­si­tion entre point de vue dogma­tique et analyse concrète d’une situa­tion concrète. Pour dire quelque chose de mon point de vue, se reven­diquer pour celle-ci de Lénine (comme D Bensaid), ne me semble pas d’un bon rapport. Il ne semble pas en effet que la démo­cra­tie surdé­ter­mi­née par un point de vue de classe tirant sa vérité d’une philo­so­phie de l’his­toire, soit à l’image de notre idée de la démo­cra­tie. Le problème de cette oppo­si­tion, c’est que soit elle parle trop, pour asso­cier ce dogma­tisme à une sorte de mala­die infan­tile, toujours pour reprendre Lénine, soit pas assez, pour deman­der à être redé­fini du point de vue de l’aban­don d’une vision philo­so­phique de l’his­toire, ou plutôt, et la diffé­rence est d’im­por­tance, d’une philo­so­phie de l’his­toire.

La diffé­rence est impor­tante, car aban­don­nant une vision philo­so­phique de l’his­toire, on garde cette même histoire, et ce dans la mesure où on a compris la théo­rie marxiste comme une histo­ri­ci­sa­tion de caté­go­ries anthro­po­lo­giques (travail…). Mais l’his­toire n’a eut une telle signi­fi­ca­tion pour la pensée, que dans la mesure où, dans le même temps, on lui prêtait un sens (« nous ne recon­nais­sons qu’une seule science, celle de l’his­toire »). Il n’est donc pas possible de refu­ser un sens à l’his­toire, tout en gardant ses caté­go­ries comme déter­mi­nantes, et dès lors qu’on a rejeté le déter­mi­nisme histo­rique, c’est cette « histo­ri­ci­sa­tion » qui aurait dû être reje­tée. Mais non, on l’a conser­vée en élimi­nant seule­ment son « déter­mi­nisme », soit quelques passages problé­ma­tiques de ce point de vue, mais avec ce résul­tat assez ruineux : la tendance à réduire la « théo­rie » à une expé­rience histo­rico-empi­rique, repo­sant sur des caté­go­ries anthro­po­lo­giques. Car si l’his­toire n’a plus de sens, elle a une conti­nuité que l’on croit pouvoir lire à travers ce qu’il y a de commun à ses diffé­rents moments. Et c’est dès lors une « grande » méthode que se donne la pensée réflexive, la pensée qui se pense elle-même, que de cher­cher le « quelque chose de commun ». Comme on parle toujours de cette histoire, si elle n’a plus de sens, ce dont on parle se donne dans l’em­pi­rie de la pure contin­gence qui demande à être en une écoute poli­tique perma­nente pour en saisir l’op­por­tu­nité du présent (cf D Bensaid). Car cette écoute présup­pose une attente de quelque chose qui doit adve­nir, non pas avec certi­tude, mais avec ses fortes proba­bi­li­tés et ses possi­bi­li­tés.

Cette histoire conser­vée nous plombe. C’est comme si l’his­toire n’ayant plus de sens, il n’y a plus de sens du tout à inter­ro­ger. Il y a pour­tant quelque chose d’as­sez éton­nant. Si l’his­toire n’a plus de sens, si donc le mode de produc­tion capi­ta­liste n’est pas dans un sens de l’his­toire, et si pour­tant, contre tous nos « pronos­tics », le capi­tal a pu se construire de ses débuts jusqu’à aujourd’­hui, où « il nous explose en pleine gueule », comment se fait-il que ce fait ne nous fasse pas plus nous inter­ro­ger sur le sens de cet extra­or­di­naire « contre­sens » qu’est le sens de cette « catas­tro­phique réus­site »? Le paral­lèle entre nos erreurs de diagnos­tic, et l’avan­cée toni­truante du capi­tal, aurait dû nous inter­ro­ger, et d’abord nous forcer à nous inter­ro­ger sur la vali­dité de nos caté­go­ries de pensée, conser­vée avec le « conti­nent » histoire comme objet de pensée. Au lieu de cela, on parle en termes d’écoutes, d’at­tentes (d’autres événe­ments), de possi­bi­li­tés, tout ce qui nous renvoie à l’ana­lyse concrète d’une situa­tion concrète. Dans ce débat sur la Grèce, il y a une multi­tude de points de vue, qui donne l’im­pres­sion d’un vide théo­rique, tout le monde y allant de ses analyses tein­tées d’im­pres­sion­nisme évasif et aléa­toire.

D’où le capi­tal tient-il sa force hégé­mo­nique actuelle ? Ce rapport de forces inversé, d’où vient-il ? On répon­dra le mur, la chute de l’URSS.. ! Mais c’est en rester à la descrip­tion exté­rieure d’un phéno­mène. De mon point de vue, les réponses renvoient à ce que nous avons pris les vessies du capi­tal pour des lanternes de l’his­toire, ou, pour le dire autre­ment, le mouve­ment ouvrier s’est trompé d’his­toire. S’il n’y a pas de philo­so­phie de l’his­toire, qui suppose un sujet unidi­men­sion­nel, il y a une philo­so­phie de l’his­toire propre du capi­tal, du fait juste­ment de son sujet unidi­men­sion­nel, que le Dernier-Marx nous livre 1. Car ceci nous oblige à nous inter­ro­ger sur le sens du capi­tal, la logique vitale de ce sujet dialec­tique, et ne plus en rester à une analyse exté­rieure menée par un intel­lec­tuel en surplomb sur son objet : le capi­ta­lisme. Marx nous four­nit dans le Livre un du Capi­tal une théo­rie du capi­tal, et non pas du capi­ta­lisme, cette réalité plus concrète où inter­vient divers sens et, à ce titre, objet d’une analyse poli­tique, ce rapport de force poli­tique dont nous n’in­ter­ro­geons pas suffi­sam­ment le sens domi­nant qui le struc­ture.

Dans l’at­tente passive de l’évé­ne­ment, il y a comme le constat qu’en l’ab­sence de sens de l’his­toire, il n’y a plus qu’à être vigi­lant à la mani­fes­ta­tion de ses contra­dic­tions internes, et cette vigi­lance scruta tive est assu­rée par l’ana­lyse concrète de la situa­tion concrète. Le moment théo­rique sur lequel repose celle-ci, est celui qui établit les contra­dic­tions internes du capi­ta­lisme. Mais pour être exprimé par ses contra­dic­tions internes, il faut que l’his­toire soit commune à ces éléments contra­dic­toires, sans quoi le conflit concerne des acteurs simple­ment oppo­sés par l’in­dif­fé­rence de leur vies paral­lèles. Le rapport de force mesure alors la diffé­rence d’ac­cès à un même objet, dont on parle le même langage. Le langage hérite certes d’une socia­li­sa­tion autour de valeurs communes, mais quand ces valeurs se réduisent à une seule, le langage se struc­ture autour de celle-ci (bisness, Job…), pour expri­mer le compor­te­ment socia­lisé. Le capi­tal a son langage en tant qu’il est le concept d’une socia­li­sa­tion, et qu’il n’est pas réduc­tible à la propriété privée des moyens de produc­tion, figure qui présup­pose elle-même son langage, qui n’est qu’ap­pa­rem­ment celui de l’his­toire.

Ce qu’il y a toute­fois de juste dans cette façon de voir, qui est celle de D Bensaid, c’est la primauté accor­dée au présent. L’his­toire doit être lue au présent, comme ce qui s’en donne comme événe­ment. Mais si l’on croit ainsi se prému­nir contre les grandes construc­tions histo­riques, on se trompe lour­de­ment. Chez le Dernier-Marx aussi, il y a une primauté du présent. Mais non pas un présent comme moment d’un temps objec­tif, mais comme moment où s’ origine la vie 2, et qui ne s’op­pose pas en cela, bien au contraire, à un déter­mi­nisme théo­rique de la vie spéci­fique du capi­tal. Mais ce qu’il y a de problé­ma­tique, c’est que, s’étant contenté de gommer les passages déter­mi­nistes de la « théo­rie », on ne voit pas que ce qui se donne à toute chance de se donner, non pas de l’his­toire, mais de l’être spéci­fique du capi­tal.

Il faut en finir avec la caté­go­rie fétiche de la contra­dic­tion interne au capi­ta­lisme, qui n’a de sens qu’en tant que celui-ci serait le fossoyeur de lui-même. C’est dans la mesure où l’at­tente de l’évé­ne­ment procède d’une contra­dic­tion interne, qu’elle s’ins­crit dans une proba­bi­lité rele­vant d’une sorte d’« éter­nel retour ». Avec cette figure, on conserve une forme de certi­tude du deve­nir, non plus inscrite dans une tempo­ra­lité déter­mi­nable, mais dans une indé­ter­mi­na­tion tempo­relle. Des juge­ments préci­pi­tés du concept dogma­tique, on passe à une sorte de « patience du concept », une attente que la situa­tion concrète révèle la « présence du concept ». L’at­ti­tude critique envers le dogma­tisme est louable, sauf que procé­dant d’une atti­tude critique de la pensée sur elle-même, on a confondu le déter­mi­nisme histo­rique avec tout déter­mi­nisme possible. Et que dès lors, dans cette attente passive des effets de la contra­dic­tion interne, on laisse l’es­pace au déve­lop­pe­ment du capi­tal puisque, en matière de contra­dic­tion interne, c’est de celui-ci qu’il s’agit. Pour s’en sortir, il faut au contraire en culti­ver les exté­rio­ri­tés, bref s’en extraire.

2) Le maître mot de l’ana­lyse concrète d’une situa­tion concrète est le rapport de force. Quand on parle de rapports de force, c’est géné­ra­le­ment à un texte du Livre un du Capi­tal qu’on se réfère, où le travailleur vient exiger de son capi­ta­liste la baisse du temps de travail, et qui se termine par le fameux : droit contre droit, qui décide ? La force. C’est ce que font D Bensaid et A Artous, par exemple, pour en tirer des conclu­sions à mon sens erro­nées, dans la mesure où le Livre un nous donne, comme nous venons de le dire, une théo­rie du capi­tal et non pas du capi­ta­lisme où se jouent des rapports de force poli­tiques.

Il y a, en effet, d’abord à remarquer quelque chose d’étrange ici : le fait que la force procède du droit, alors qu’en bon maté­ria­liste, on sait qu’au contraire, au niveau de la forma­tion écono­mique et sociale où se jouent des rapports de force, c’est de la force que procède le droit (cf. le détri­co­tage du droit du travail à partir du rapport de force favo­rable du capi­tal). Mais ce qu’on ne remarque pas, et qui vient éclai­rer ce fait, c’est que Marx fait inter­ve­nir des prota­go­nistes parlant le même langage, celui de la ratio­na­lité propre au travail, qui vient struc­tu­rer le langage juri­dique. C’est à ce moment théo­rique de la soumis­sion réelle du travail au capi­tal, que Marx fait dire au travailleur s’adres­sant au capi­ta­liste : Tu m’as acheté ma force de travail…elle t’ appar­tient donc ; En bon gestion­naire de ma marchan­dise-force de travail, j’exige une jour­née de travail norma­le… Qu’est-ce à dire, sinon que Marx vient nous dire ici, non pas un rapport de force poli­tique, mais ce qui le struc­ture autour de la logique du capi­tal, qui est celle du travail dès lors qu’on recon­naît à celui-ci une ratio­na­lité propre, une ratio­na­lité trans­cen­dante qui fait que le droit de la personne s’ar­rête aux portes de l’en­tre­prise.

De ce point de vue, on doit cesser de consi­dé­rer l’ul­tra­li­bé­ra­lisme comme rele­vant d’une pure idéo­lo­gie, que le rapport de force poli­tique des années 80 aurait permis d ‘appliquer. Bien loin de n’être qu’une pure idéo­lo­gie (en fait, il s’agit bien d’une idéo­lo­gie, mais au sens, plus complexe, où le capi­tal, c’est-à-dire sa logique, est idéo­lo­gique…), l’ul­tra­li­bé­ra­lisme est la mani­fes­ta­tion de ce stade achevé que nous rencon­trons dans le Livre un du Capi­tal, celui de sa « réalité effec­tive » où le sujet-capi­tal s’au­to­re­pro­duit, se rendant plus diffi­cile à être combattu. Au contraire, le capi­ta­lisme que nous quali­fiions d’achevé, celui compre­nant les 30 glorieuses, n’était qu’un « capi­ta­lisme aux béquilles », néces­si­tant/ouvrant aux « compro­mis » et autres négo­cia­tions. Ce stade est terminé, et c’est pourquoi il nous faut revoir nos stra­té­gies de lutte contre le capi­tal

Ainsi, s’agis­sant de la Grèce, on voit que c’est juste­ment en gérant la ques­tion au seul niveau du rapport de force poli­tique, que Tsipras s’est trouvé pieds et poings liés face à l’Eu­ro­groupe. La déter­mi­na­tion de ce dernier était prévi­sible, pour être habité par la logique domi­nante du capi­tal avec ses évidences norma­tives pour lesquels toute déviance est de l’ordre de la pure irra­tio­na­lité.

De ce point de vue, on peut, si l’on veut, parler d’un néoco­lo­nia­lisme s’agis­sant de la poli­tique de l’Eu­ro­groupe, mais à la condi­tion de voir sa diffé­rence essen­tielle d’avec le colo­nia­lisme. Celui-ci appar­tient à un stade du capi­ta­lisme où son « œuvre civi­li­sa­trice » se reven­diquait des valeurs des Lumières. À son stade actuel, le capi­tal n’a plus à se parer de valeurs exté­rieures, mais auto justi­fie son action à partir de ses propres valeurs, ses normes de ratio­na­lité qui défi­nissent le civi­lisé comme celui qui s’y plie (réformes struc­tu­rel­les…). Et en cela, l’Eu­rope mani­feste son rôle d’avant-garde dans l’« oeuvre civi­li­sa­trice » du capi­tal.

Le rapport de force à une valeur expli­ca­tive des plus faibles. On ne peut expliquer le niveau extrê­me­ment bas de la « lutte des classes » par un rapport de force des classes, par les poli­tiques néoli­bé­rales menées par les Etats. Comment ceux-ci peuvent-ils se le permettre ? Le rapport de force devient une expli­ca­tion passe-partout, si on ne le renvoie pas à ce dont il relève. En défi­ni­tif, on ne peut l’ex­pliquer que par l’im­pré­gna­tion sociale de la logique du capi­tal, la ratio­na­lité du travail impo­sant sa norma­lité en s’op­po­sant radi­ca­le­ment à la lutte des classes, une ratio­na­lité s’im­po­sant par une logique vitale se frayant son chemin dès lors que l’on ne s’y oppose pas effec­ti­ve­ment, pour en avoir été aveu­glé.

La struc­tu­ra­tion du rapport de force doit donc être prise en compte. Pour avoir cru en la possi­bi­lité d’un débat « ration­nel », la compré­hen­sion de Tsipras est large­ment déter­mi­née par la ratio­na­lité du travail. Il y a là un langage commun qui joue à fond, et qui prend le discours « keyné­sien » comme rele­vant de ce même langage. Ce qu’il est en tant que moment de la ratio­na­lité du travail, celui de son besoin de « béquilles ». Vu l’état du « rapport de force », il nous faut reve­nir à ce stade du capi­tal, où les « béquilles » que consti­tue le système keyné­sien n’en sont plus, ses prin­cipes n’étant pris que comme des outils pour une autre poli­tique, qui nous met sur une autre voie tentant de mener vers l’éman­ci­pa­tion, bien loin de gérer un moment du capi­tal. C’est cela la tran­si­tion… On peut bien avoir un programme anti austé­ri­taire, on ne fait que du keyné­sia­nisme-béquille, si on ne se donne pas les moyens poli­tiques d’un programme de tran­si­tion. Or, on ne peut se donner ses moyens poli­tiques qu’en sortant de l’euro, seul moyen pour s’en prendre à la logique struc­tu­rale.
On a rejeté toute idée de philo­so­phie de l’his­toire, mais on en conserve, « par réflexe », nombre de caté­go­ries. Derrière l’at­ta­che­ment à l’Eu­rope, il y a cette idée que derrière sa forme capi­ta­liste, il y a quelque chose d’un contenu qui se réalise. Or, cette histoire de la forme/contenu relève de l’hé­ri­tage de l’uni­ver­sa­lisme des Lumières, cette philo­so­phie du progrès dont hérite le marxisme. C’est cet univer­sa­lisme abstrait qui reste aveugle sur l’uni­ver­sa­lité bien concrète du capi­tal. Comment peut-on croire que derrière l’œuvre du capi­tal, se réalise malgré tout une amorce de l’hu­ma­nité, alors même qu’il est, par essence, sa destruc­tion.

Certes, c’est univer­sa­lisme se nourri des « valeurs socié­tales », pour lesquels l’Eu­rope apporte, parfois et pour certains Etats, des avan­cées. Mais si le schéma histo­rique a capté les « valeurs socié­tales » pour se défi­nir comme trans­for­ma­tion humaine les englo­bant . On les inclut néces­sai­re­ment dans notre combat pour l’éman­ci­pa­tion dans la mesure où celle-ci n’est rien sans ces valeurs de recon­nais­sance de l’autre. Mais il faut bien voir que le capi­tal n’a que faire du genre et de la couleur de ses « servi­teurs ». On peut-être de « gauche », pour être plus ou moins porteur de ces valeurs, tout en étant un fervent servi­teur du capi­tal. Main­te­nant qu’on a « Les Répu­bli­cains », il nous manque « Les Démo­crates », atta­chés aux mêmes fétiches, mais « plus ouverts » aux « valeurs socié­tales ».

3) Il me semble qu’il y a, dans le débat sur l’euro, une incom­pré­hen­sion quant à sa nature essen­tielle. Peut-on dire que « l’euro est bien un attri­but déci­sif du pouvoir de ce quasi Etat qu’est l’Union euro­péenne dans la zone euro » (F Sitel). C’est une idée quasi unanime qui fait de la monnaie un attri­but du pouvoir étatique. C’est, je crois, ne pas avoir saisi le message du Dernier-Marx. Il me faut , pour le montrer, faire un rapide tour d’ho­ri­zon du Chapitre un du Capi­tal (édition française).

Dans ces Notes margi­nales sur Adolphe Wagner, posté­rieures au Capi­tal, Marx fait la distinc­tion expli­cite (mais non vu) entre la « marchan­dise » et la marchan­dise. Si cette distinc­tion n’a pas de sens dans les éditions anté­rieures à l’édi­tion française, c’est en celle-ci qu’elle appa­raît impli­ci­te­ment.

C’est de cette marchan­dise que part Marx. Mais sitôt nommée elle dispa­raît de l’ho­ri­zon : « La marchan­dise est d’abord un objet, une chose qui satis­fait… ». Et c’est de la « marchan­dise » qu’il va s’agir, c’est-à-dire d’une forme d’ap­pa­ri­tion de la marchan­dise. Celle-ci réap­pa­raît à la fin de la §1 en tant qu’objet vital de la dépense de force de travail (ça, c’est le Dernier-Marx qui le dit, pas la lecture tradi­tion­nelle qui en reste à la « marchan­dise »). Puis elle redis­pa­raît au profit de la « marchan­dise » tout au long des§2 et §3. Mais elle réap­pa­raît à la fin, selon le prin­cipe du déve­lop­pe­ment dialec­tique où le début est égale­ment à la fin.

Dans la §3, Marx déve­loppe la forme de la valeur jusqu’à la monnaie. Arrivé à celle-ci, une marchan­dise se trouve exclue du monde des marchan­dises, et c’est la monnaie. La tradi­tion en a déduit que la monnaie n’était pas marchan­dise et n’avait pas de valeur (problème de l’ex­pres­sion de la valeur que nous n’abor­de­rons pas ici), et l’at­tri­but du pouvoir de l’État. Mais à y regar­der de plus près, on se rend compte que, logique­ment, ce n’est pas la « marchan­dise » qui est exclue défi­ni­ti­ve­ment, mais la marchan­dise qui est exclue du monde des « marchan­dises ». Et cette exclu­sion n’est pas consti­tu­tive du pouvoir de l’État, mais a le sens d’un refou­le­ment absolu. D’où ce féti­chisme de la marchan­dise-monnaie en tant que lui est attri­bué trans­cen­dan­ta­le­ment la tota­lité de la puis­sance qu’il a fallu refou­ler, soit la néga­tion de l’être de l’homme dans l’unique sens vital de la force de travail, ce par quoi règne sur nos socié­tés capi­ta­listes le dieu-travail.

En tant qu’objet vital de la dépense de force de travail, ainsi exclue-refou­lée, la monnaie insti­tuée porte en elle toute la confiance inques­tion­née et inques­tion­nable dans la « ratio­na­lité du travail », c’est-à-dire dans la logique du capi­tal, et est « par nature » imper­méable à toute démo­cra­tie pour s’af­fran­chir du pouvoir étatique. Dans ces déve­lop­pe­ments, l’État gestion­naire de la monnaie appa­raît comme un moment, juste avant l’ex­clu­sion de la marchan­dise, où une « marchan­dise » « joue le rôle » (Marx ) de la monnaie, mais n’est pas monnaie, pour être une exclu­sion-refou­le­ment inache­vée, et où, en tant que « marchan­dise » exclue, elle a le mono­pole d’un pouvoir sur les autres « marchan­dises », mono­pole qui de ne peut être exercé que par l’État. Comment parler de l’euro en termes de « pouvoir de ce quasi État », quand on voit les Etats se déli­ter eux-mêmes au profit de la BCE char­gée de veiller au déploie­ment de la ratio­na­lité de la valeur et/ou du capi­tal, à l’abri de toute inter­fé­rence exté­rieure ?

La monnaie n’est pas un simple moyen faci­li­ta­teur de l’échange (théo­rie de la valeur-utilité). Marx montre d’où vient cette confiance de la pensée raison­nable, qui accouche de la valeur d’uti­lité et de ce troi­sième objet. D’un être exté­rieur à ce qui se présente à lui comme un procès objec­tif dans lequel l’hé­ri­tier des Lumières doit s’ins­crire pour croire le maîtri­ser en pensée, évitant ainsi d’avoir à le recon­naître comme un don de Dieu, ou comme prove­nant de sa propre néga­tion. Mais elle n’est pas non plus immé­dia­te­ment un moyen de pouvoir d’une classe, point de vue qui se construit à partir d’un même procès objec­tif, pour en donner un autre point de vue, la valeur-travail et l’argent, toujours conçu comme un troi­sième objet. Un moyen, on peut toujours s’en rendre maître pour en faire le moyen d’une autre poli­tique, mais dès lors qu’on inter­roge non plus de l’ex­té­rieur, mais de l’in­té­rieur, le sens vital ou la logique du capi­tal, on voit que sa monnaie n’est pas un simple moyen de pouvoir, mais son pouvoir lui-même, de par ses attri­buts propres. Elle n’est pas « un instru­ment redou­table au service des classes diri­geantes et de leur inté­rêts fonda­men­taux, obsé­dées qu’elles sont d’ul­tra­li­bé­ra­lisme et d’au­to­ri­ta­risme, prêtes à tout pour soumettre ceux qu’elles jugent être déviants au regard de son ortho­doxie écono­mique, poli­tique et idéo­lo­gique. Une approche pure­ment écono­mique ne permet pas de comprendre la leçon de cette histoire : pour mettre au pas un gouver­ne­ment qui leur déplaît poli­tique­ment, ces classes diri­geantes sont prêtes à détruire écono­mique­ment un pays membre de l’Union… » (F Sitel).

La condam­na­tion pour déviance ne procède pas immé­dia­te­ment d’un juge­ment à partir d’une ortho­doxie décri­vant un système de pensée rele­vant de sphères de l’his­toire (écono­mie, poli­tique et idéo­lo­gie), mais d’une norma­lité vitale spéci­fique. Aussi ne parle-t-on pas ici de la même écono­mie. On confond l’éco­no­mie, cette sphère de la vie spéci­fique du capi­tal qui prend les allures d’une norme de la vie sociale en domi­nant tout autre sens vital, avec l’ac­ti­vité produc­tive des hommes donnant sens à leur vie multi­di­men­sion­nelle. À celle-ci, on ne demande pas seule­ment que les hommes l’ef­fec­tuent en conscience, comme si la non conscience consis­tait à se lais­ser conduire, de l’ex­té­rieur, par des rapports objec­tifs auto­no­mi­sés, cette reprise du schéma feuer­ba­chien de l’alié­na­tion reli­gieuse par un point de vue objec­ti­viste qui, après tant d’ex­pé­riences néga­tives devrait lui-même se remettre en ques­tion. Car on oublie que Marx ne cesse depuis l’Idéo­lo­gie alle­mande de vouloir construire le tout à partir de l ‘un, pour ne pas céder aux construc­tions idéa­listes à partir de concepts. Or, ce sont bien à ces iden­ti­tés abstraites, d’où l’on construit des concepts, que l’on s’en tient, avec notam­ment le travail abstrait comme substance de la valeur, que l’on prend immé­dia­te­ment en la §2, alors que Marx montre son origine maté­ria­liste (un maté­ria­lisme non anthro­po­lo­gisé) en la §1. C’est dès lors que l’on n’a pas compris que le maté­ria­lisme histo­rique s’est trompé d’his­toire, pour avoir cédé aux sirènes du progrès des Lumières, que l’on croit pouvoir, non sans raison, remettre en cause le schéma de super­po­si­tion déter­mi­nante infra­struc­ture/ super­struc­ture, pour en diluer les compo­santes dans une tout non hiérar­chisé, d’où en sort une écono­mie poli­tique critique d’une « analyse pure­ment écono­mique ». Je pense qu’au contraire, une « analyse » écono­mique, en tant que sphère propre du capi­tal, permet de comprendre beau­coup de choses de l’his­toire d’une « écono­mi­sa­tion » de la vie, même si, évidem­ment, elle ne permet pas, en tant que telle, de construire une action, néces­sai­re­ment poli­tique, contre elle. La compré­hen­sion de la logique du capi­tal en son lieu n’a rien à voir avec l’« écono­misme » que l’on peut repro­cher à la philo­so­phie de l’his­toire de Marx. Mais c’est tout autre chose que de lui oppo­ser une sorte de « poli­tisme », où l’on ne sait plus trop de quoi on parle.

4) L’Eu­rope est une machine du capi­tal. Mais ce serait une erreur que de croire qu’il suffit d’en sortir. Car ce sont les logiques à l’œuvre dans les Etats qui ont construit spon­ta­né­ment l’Eu­rope à leur image, comme la forme de leurs croyances expres­sives : un « État » supra­na­tio­nal, non soumis aux aléas de la lutte des classes, qui n’a aucune réalité au niveau de l’Eu­rope, en opérant sur une sorte de « terre vierge », comme les États-Unis se sont construits comme l’avant-garde du capi­tal dans un Etat « sans histoire ». C’est par cela que l’Eu­rope peut appa­raître comme la nouvelle avant-garde du capi­tal. Entre l’Eu­rope et l’euro, il n’y a pas de diffé­rence essen­tielle. Tous deux parti­cipent d’un stade du capi­tal où celui-ci s’est « auto­no­misé » du poli­tique, ou plus exac­te­ment, où le poli­tique dispa­raît dans un « poli­tique » soumis à sa logique.

Car la crise de la démo­cra­tie est conco­mi­tante au déve­lop­pe­ment de la logique du capi­tal, qui étend sa domi­na­tion en éten­dant la logique du travail. Avec la profes­sion­na­li­sa­tion de la vie, ce sont toutes les logiques autres qui sont soumises à la ratio­na­lité du travail, et n’ont plus droit de citer face à elle. Pendant long­temps, la « démo­cra­tie » a semblé ne s’ar­rê­ter qu’aux portes de l’en­tre­prise, là où primait la ratio­na­lité du travail. On voit qu’au dernier stade du capi­tal, l’es­pace-entre­prise s’étend. Quand la « poli­tique » devient l’ac­ti­vité de profes­sion­nels, ceux-ci soumettent la logique du poli­tique à celle du capi­tal en tant que logique du travail. Et face à eux, le peuple n’a plus de consis­tance pour ne pas être porteur de la vérité des experts, ces profes­sion­nels qui détiennent la vérité par défi­ni­tion.

Ce n’est pas seule­ment l’euro qui pose problème à la démo­cra­tie. Il n’est que le dernier avatar de la logique des Etats soumis à celle du capi­tal. Ainsi, quand Hollande demande plus de gouver­nance poli­tique de l’euro, il ne fait que signi­fier que le rôle de la BCE peut être tenu par des « poli­tiques », tout autant soumis à l’évi­dence de la ratio­na­lité écono­mique. Dans la confu­sion des histoires et des objets théo­riques, on a trop long­temps et trop rapi­de­ment parlé de l’État du capi­tal, tenu comme une sorte de postu­lat, alors que jusqu’à son dernier stade, l’État n’était encore qu’une « béquille ». Entre l’État gaul­lien et l’État libé­ral d’aujourd’­hui, il n’y a pas seule­ment une diffé­rence de poli­tique rela­tive à un rapport de force entre les classes, mais une diffé­rence qui renvoie au déve­lop­pe­ment de la logique propre du capi­tal. L’État du capi­tal est une réalité récente, en train de se réduire à ses fonc­tions réga­liennes. Parmi celles-ci, la gestion de la « poli­tique » moné­taire, c’est-à-dire d’une monnaie qui n’est pas qu’un outil poli­tique, mais l’ex­pres­sion imma­nente du pouvoir du capi­tal sur la société.

Comme troi­sième objet, moyen, la monnaie est construite par une pensée puisant sa vérité dans l’idéal des sciences mathé­ma­tiques. Mais la monnaie-marchan­dise n’est pas un troi­sième objet issu d’une logique de pens ée, de cette pensée qui s’en fait un « moyen », mais la chose même de la socia­li­sa­tion écono­mique d’une société écono­mi­sée. Cette dimen­sion spatiale de l’éco­no­mique se mesure à l’éten­due-présence de la marchan­dise dans la vie de l’in­di­vidu. Avec l’ex­ten­sion de la ratio­na­lité du travail, non seule­ment « on » doit se plier à ses exigences, mais l’homme accède à la marchan­dise par le travail, et tout autre acces­sion à la « marchan­dise » par tout autre moyen (l’Etat redis­tri­bu­teur …) consti­tuent une anor­ma­lité qui doit être soumise à la norme décré­tée par le sens vital spéci­fique du capi­tal. Arc-bouté sur le schéma histo­rique, la recherche du « commun » nous fait lire la remise en cause de l’« État-provi­dence » comme s’ai­dant d’ou­tils aptes à défendre l’in­té­rêt de la classe domi­nante à « faire du fric ». Sauf que l’in­té­rêt contre inté­rêts en reste au schéma idéo­lo­gique­ment déter­miné du droit contre droit, ce « fric » en tant que monnaie-marchan­dise disant plus sûre­ment que, derrière cet inté­rêt, c’est la logique du capi­tal (et du travail) qui agit.

L’Eu­rope a été un formi­dable vecteur de l’ex­ten­sion de la logique du capi­tal. Quel autre terrain plus effi­cace que celui où, à l’abri des espaces de la « lutte des classes », elle pouvait s’ex­pri­mer libre­ment. Mais ce n’est pas une construc­tion « volon­taire » et « consciente », réalisé e par une pure idéo­lo­gie. La même logique s’est déployée, mais plus lente­ment pour faire face à des obstacles, au niveau des Etats. C’est dire si le simple retour natio­na­liste, la « sortie fétiche » de l’euro, ne régle­rait rien, pour s’ins­crire dans une logique du capi­tal appe­lant son propre dépas­se­ment. La sortie n’a de sens que pour pouvoir mener une poli­tique de sortie de la logique du capi­tal, dans les seuls lieux où elle peut être menée, là où il y a encore de la « lutte des classes ».

5) Jusqu’ici, je n’ai fait que poser la ques­tion du prin­cipe théo­rique de la néces­sité de la sortie de l’euro et de l’Eu­rope, et ce contre les tenants d’un « prin­cipe théo­rique » de la néces­sité d’y rester pour mener la lutte de l’in­té­rieur. Cepen­dant, entre le prin­cipe théo­rique et la réalité concrète du poli­tique, il y a un pas où s’ac­tive effec­ti­ve­ment l’ana­lyse concrète des rapports de force, éclai­rés, comme j’ai tenté de le montrer, par ce qui les struc­tures. Ici, les deux points de vue,dogma­tique/ analyse concrète, se distinguent l’un comme confiance dans la pensée prin­ci­pielle , posant quasi­ment que l’ex­pé­rience doit confir­mer les prin­cipes ; l’autre comme méfiance envers les prin­cipes pour la prudence dans l’ana­lyse concrète, où l’ex­pé­rience n’en finit pas de s’im­po­ser pour s’en remettre à ce qui se donne. Mais dans les deux cas, l’ex­pé­rience des faits ne sont que des objets de pensée, pour des intel­lec­tuels habiles à manier les concepts.

Pour ma part, là où il y a un risque de « dogma­tisme » c’est dans le fait de rela­ti­vi­ser la démo­cra­tie, non pas comme prin­cipe abstrait (comme le fait trop, à mon sens, le projet de texte sur l’éman­ci­pa­tion), mais comme néces­sité incon­tour­nable à la réus­site d’un projet qui demande la véri­fi­ca­tion d’une nouvelle socia­li­sa­tion en cours. À travers elle, c’est l’ex­pé­rience du peuple qui s’im­pose à notre projet d’éman­ci­pa­tion et qui, à ce titre, importent plus que notre propre expé­rience, si prompte à être solli­ci­tée en tant que telle, dans un oubli ruineux de la logique du capi­tal.

Ici, la ques­tion n’est pas de se posi­tion­ner pour ou contre la pers­pec­tive « de réformes par petits pas succes­sifs ». Le réfor­misme social-démo­crate ne se carac­té­rise pas par des « petits pas » auquel s’op­po­se­rait la révo­lu­tion en une sorte de grand soir. Peut-on déjà parler d’un réfor­misme social-démo­crate, quand on voit que son actua­lité est celle d’un réfor­misme à l’en­vers, ce « réfor­misme » appelé par la logique du capi­tal, au point que média­tique­ment, c’est celle-ci qui fait ses «  révo­lu­tions » colo­riées, pour bien montrer que la couleur du temps n’est plus le rouge. Que tous les partis socia­listes soient systé­ma­tique­ment appe­lés à la même « poli­tique », n’est-ce pas l’ex­pres­sion d’un deve­nir qui se réalise, et que nous n’avons pas su quali­fier ? C’est dire s’il nous faut revoir l’his­toire du mouve­ment ouvrier, ce prisme qui nous a fait quali­fier des« choses » un peu à l’em­porte-pièce.

Les « petits pas » n’ont, en tant que tels, rien d’ex­pres­sifs poli­tique­ment. Tout dépend dans quelle logique ils s’ins­crivent. La révo­lu­tion est perma­nente pour s’ori­gi­ner dans une rupture traçant la voie d’une autre logique vitale. Pour cela, dans l’état où l’on est, un rapport de force struc­turé par le stade néoli­bé­ral du capi­ta­lisme, il s’agit de reve­nir en quelque sorte à un État-béquille, afin d’y prendre l’ini­tia­tive poli­tique capable de lui faire prendre une autre voie. Pour être effec­tives et mener vers leur propre deve­nir, ces poli­tiques doivent être faites par et pour le peuple. Bon nombre de juste ques­tions/problèmes posés dans le texte sur l’éman­ci­pa­tion ne peuvent trou­ver de solu­tions qu’à cette condi­tion. Par exemple, pour que l’au­to­ges­tion ne déraille pas vers une société marchande « sophis­tiquée », il faut qu’elle ait ses sujets. Or, ceux-ci ne seront pas là, majo­ri­tai­re­ment, dès les premières mesures poli­tiques. Il faudra oeuvrer par « petites touches » en quelque sorte, en mettant en place des insti­tu­tions struc­tu­rantes mais évolu­tives, et véri­fier démo­cra­tique­ment leurs effets sur les compor­te­ments rele­vant de l’ex­pé­rience des indi­vi­dus dans ces nouvelles condi­tions. C’est de ce point de vue que le souci démo­cra­tique est essen­tiel au projet.
De ce point de vue, si l’op­po­si­tion de la plate-forme de gauche a pu faire preuve d’un certain dogma­tisme, c’est pour avoir affi­ché avant même les élec­tions de janvier la néces­saire sortie, alors même qu’en l’ab­sence d’ex­pé­rience du peuple, Seriza n’au­rait pu alors gagner ces élec­tions. En revanche, l’ex­pé­rience des mesures du mémo­ran­dum et des condi­tions dicta­to­riales des négo­cia­tions, auraient dû, avec un travail poli­tique, rendre possible la prise de risque d’ou­vrir le réfé­ren­dum à la ques­tion déci­sive.

Dans leur texte, les cama­rades Sitel, Mamet et Mérieux, nous disent que « toute poli­tique de rupture durable avec l’ul­tra­li­bé­ra­lisme, ou avec le produc­ti­visme (…) sera appe­lée à s’ins­crire dans une dimen­sion euro­péenne, en libé­rant celle-ci du carcan de ses insti­tu­tions actuelles ». Si la sortie de l’euro est, selon moi, une abso­lue néces­sité pour pouvoir mener la poli­tique d’une autre voie, tout en étant soumis à l’ex­pé­rience du peuple, celle de l’Eu­rope semble pouvoir être posée diffé­rem­ment, dans la mesure où, sorti de l’euro, on peut y mener notre poli­tique faisant abso­lu­ment fi des admo­nes­ta­tions de l’Eu­rope. Mais combien de temps… Que la dimen­sion euro­péenne soit l’objec­tif d’une poli­tique de tran­si­tion, évidem­ment personne n’en discon­vien­dra. Mais la ques­tion est celle-ci. Doit-on attendre que les condi­tions euro­péennes s’y prêtent, et se défendre d’en sortir sous prétexte que c’est de l’in­té­rieur qu’il faut mener le combat jouant sur ses contra­dic­tions internes ? Autant dire alors qu’on atten­dra encore Godot en jouant à la soeur Anne scru­tant l’ho­ri­zon d’où doivent se donner ces contra­dic­tions internes. Lesquelles ? Celles que Tsipras aurait eu le mérite de mettre à jour entre Hollande et Merkel ? Mais n’est-ce pas là, préci­sé­ment, des contra­dic­tions internes au seul capi­tal, dont je ne vois pas ce qu’on peut en attendre, sinon s’en­dor­mir au son des petites musiques ? Ou bien doit-on recons­truire de fond en comble cette Europe, en en sortant si néces­saire pour appliquer notre seule poli­tique de sortie du système du capi­tal ? Car où trou­ver à l’échelle euro­péenne, une lutte des classes qui en ouvri­rait les possibles, alors même que de par sa nature, elle en verrouille toute émer­gence (il n’y a pas plus inté­grées aux struc­tures du capi­tal que les insti­tu­tions syndi­cales euro­péennes).
Il est vrai que si l’on fait de l’Eu­rope un contenu soumis à la forme des « poli­tiques » ultra­li­bé­rales construi­sant le « carcan de ses insti­tu­tions actuelles », les choses semblent plus simples à penser. Mais on l’a vu, me semble-t-il, l’Eu­rope de l’euro ne se réduisent pas à cela. Et de ce point de vue, affi­cher le prin­cipe d’y rester, n’est-ce pas du dogma­tis­me…

Philippe Bayer

  1. Je me permets de renvoyer à mes deux livres sur ce sujet : Le Dernier-Marx : critique radi­­cale de la valeur travail ; La critique radi­­cale de l’argent et du capi­­tal chez le Dernier-Marx.
  2. Je renvoie à mes deux livres sur cette ques­­tion un peu complexe.

4 réflexions sur « La Grèce : l’oc­ca­sion d’un bilan théo­rique »

  1. Merci Philippe pour ce texte. Quelques premières remarques.

    Ce que tu dis sur la monnaie et sa fonction dans le capitalisme actuel est important, une question à réétudier pour des personnes comme moi.

    Je ne sais pas bien à quels textes de Bensaïd et Artous tu fais référence;  l’ « attente passive de l’évènement » est portée par Alain Badiou, pas par Bensaïd qui fut militant jusqu’au bout, il rappelait que les révolutions sont imprévisibles mais à préparer avec une « longue impatience ». Surtout, je ne comprends pas en quoi les textes sur l’émancipation publiés, de façon inachevée par Ensemble ne prennent pas en compte suffisamment la question démocratique et ce que tu dis me semble rejoindre ce qui y est dit. La nécessité d’un programme de transition de notre époque y est dite, comme tu en l’appelles de tes vœux, même si c’est de façon juste initiée.

    Concernant la Grèce, la sortie de l’euro comme nécessité actuelle et compréhensible par le peuple, s’impose logiquement. Nous en sommes d’accord. Le groupe grec « Unité populaire » porte cette question démocratique en Grèce. Certes un référendum sans plan B était source de confusion, tu as raison. Mais c’est après le référendum que Varoufakis a dit qu’il avait fait une ébauche de plan B secrètement e que Tsipras s’est opposé à cette orientation au lendemain de référendum; nous ne savions pas avant le référendum ce que préparait ou pas Tsipras. Ce qui est un problème démocratique.

    D’accord je crois sur l’explication de la non réformabilité du capitalisme, ce capitalisme sans dehors.

     

  2. Bonjour Pascal
    Quelques commentaires sur tes remarques
    1) Sur la monnaie : ce n’est pas seulement une question réétudier par toi. À ma connaissance personne n’a vu ce qui est, il est vrai, implicite, c’est-à-dire découle logiquement du Dernier-Marx.
    2) Bensaid et Artous n’ont rien écrit ensemble. Leurs commentaires respectifs sur ce texte à propos du droit et de la force est, si je me souviens bien, chez Bensaïd, Marx l’intempestif, chez Artous dans son petit bouquin sur le fétichisme chez Marx. Pour info, Kouvelakis c’est aussi un commentaire, déjà à mon sens plus intéressant, sur ce passage dans sa contribution à Marx après le marxisme T2.
    3) Je connaissais très bien Bensaïd et je suis étonné que tu puisses opposer son militantisme achevé à « l’attitude passive de l’événement ». Je parle d’une passivité active, militante, au sens où Bloch parlait d’une passivité liée au déterminisme historique, et où le messianisme de Benjamin, auquel se réfère Bensaïd, garde de cette croyance, par définition passive. Ce n’est pas le fait d’attendre quelque chose qui pose problème. Que fait-on d’autre aujourd’hui, et l’espérance (catégories de Bloch) est elle-même une attente. C’est le faite que ce quelque chose soit toujours inscrit dans une histoire avec ses contradictions internes. Ce dernier terme me hérisse toujours car il relève d’une philosophie de l’histoire qui prête toujours un sens à l’histoire, même si c’est avec une temporalité indéterminée. Alexandre R a dit « on aura notre heure », ce qui me semble relever de « les révolutions sont imprévisibles, mais à préparer avec une longue impatience » (ta synthèse sur Bensaïd). À cela, Pascal C oppose, et je suis d’accord sous bénéfice d’inventaire, une visée qu’on a au présent, soit, pour moi, une espérance sans aucune certitude, ce qui nous oblige à travailler au présent, aidé de la de logique systémique du Dernier- Marx, sans nous référer à une histoire qui nous a amené là où nous en sommes. Que le PC soit institutionnalisé, c’est le problème. De son histoire imprégnée du bureaucratisme stalinien,il ne reste pas grand-chose : il n’est pas plus bureaucratisé que bien d’autres … En définitif, ce que je critique, c’est la passivité d’une croyance (messianique) en l’histoire.
    4) La démocratie est au centre du texte sur l’émancipation. Je ne peux donc dire qu’elle y est insuffisamment prise en compte. Je dis qu’elle y est trop, mais pas seulement, prise, parfois, en tant que principe abstrait duquel on ne peut rien tirer d’un point de vue stratégique. Par exemple, le vote pour les 39 heures à Smart…est « démocratique »…, et alors…
    5) Sur le plan B, on savait que c’était un désaccord entre Tsipras et l’opposition au sein de Siryza. Et ayant lu tous les textes (ceux que j’ai reçu dans cette période) sur la Grèce, je maintiens qu’au moment du référendum, on ne sait jamais poser la question de savoir si Tsipras le préparait ou pas. On se disait plutôt que ce référendum accroissait le fameux rapport de force (abstrait lui aussi) par rapport à l’Eurogroupe.
    Amitiés
    Philippe B

  3. Merci de tes réponses, Philippe.

    Concernant Bensaïd, il faisait référence à Benjamin mais sa praxis était pas une application d’un messianisme; il insistait sur le fait que la politique n’était pas une application d’une philosophie politique, à l’occasion il faisait alors référence à Lénine (il avait dit qu’il écrirait à propos de Lénine et la politique, puis il est mort). Il parla d’une absence de but des évènements historiques, des bifurcations imprévues dans l’enchainement des séquences historiques,  des possibles en référence à Blanqui. Il porta une critique d’Ernest Mandel et de son déterminisme optimiste (Mandel ne fut pas seulement un déterministe bien sûr). Il fut un de ceux qui posèrent les matériaux d’un refus du déterminisme en histoire. Car je l’ai lu aussi.

    Aujourd’hui, nous attendons? Je crois que cela est moins vrai que jamais. L’analyse de l’UE, de son évolution nous fait apercevoir le danger post-fasciste comme d’autant plus présent que la crise du capitalisme va connaitre des rebondissements destructeurs, que les capitalistes font des choix autoritaires de plus en plus marqués. Nous n’attendons point le messie, mais tentons de convaincre quelques milliers de salarié.e.s et de jeunes de nous rejoindre. Avec un succès encore bien piètre.

    Concernant la démocratie dans les textes actuels sur l’émancipation de Ensemble, je ne les trouve pas si abstraits. C’est une approche incomplète mais que je trouve riche. La question est de savoir si ce sera l’occasion de discussions ou pas dans Ensemble!, ou pas.

    Concernant la Grèce, je ne saisis pas bien ce en quoi l’analyse que nous fîmes fut fausse selon toi, et ce qui est à en déduire concernant nos tâches politiques actuelles. La question du plan B était sous jacente à beaucoup d’analyses; trop implicite sûrement;  mais que Tsipras fasse un référendum, le gagne,  pour en déduire qu’il n’en retiendrait qu’un appui à sa personne mettant en place un nouveau memorandum, ça nous ne l’avions pas prévu (dans Ensemble!).

  4. Bonjour Pascal

    Sur ce qui concerne Bensaïd, de toute évidence tes remarques s’adressent à un texte qui en ferait un défenseur du déterminisme historique. Ce qui n’est pas du tout le cas… Personne n’attend le messie… La question n’est pas là !
    Je suis d’accord, la démocratie n’est pas si abstraite que cela dans le texte sur l’émancipation, puisqu’elle ne l’est que parfois… Et je suis d’accord aussi que le texte est « forcément » incomplet, mais riche.

    Je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que du référendum, Tsipras n’a retenu qu’un appui personnel pour mettre en place un nouveau mémorandum : il a cru à son impact sur un rapport de force structuré autour d’un débat « rationnel », et il n’est pas le seul. C’est tout le problème.

    Amitiés

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