Rony Brauman. Interview réalisée pour l’Obs par Eric Aeschimann . Publié le 27 mars.
Extraits.
« Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie, Rony Brauman a été président de Médecins sans frontières (MSF) de 1982 à 1994. Il est aujourd’hui directeur d’études à la fondation de l’ONG. Son dernier livre, « Guerres humanitaires ? Mensonges et intox », conversation avec Régis Meyran, est paru aux éditions Textuel en 2018. Interview.« > « (…) Cette épidémie n’avait pas été prévue, mais elle avait été prédite. De nombreux épidémiologistes avaient anticipé l’apparition d’un nouveau virus se répandant à la faveur de l’accroissement démographique, de l’accélération des voyages internationaux, de l’urbanisation, du changement climatique. Cette crainte, déjà ancienne, s’était renforcée avec les épidémies de sida, le Sras, le Mers, le Zika, le chikungunya, Ebola. Nous savions que le rêve d’un monde débarrassé d’un risque infectieux était une illusion et les gouvernements successifs ne pouvaient méconnaître ces analyses. Cela ne les a pas empêchés, depuis des années, de réduire les capacités des hôpitaux, avec les effets que l’on voit aujourd’hui. Plus de 4 000 lits ont été supprimés ces trois dernières années, mais c’est depuis trente ans que gagne une logique comptable, entrepreneuriale (notamment la loi Hôpital, Patient, Santé, Territoire de 2009, qui concrétise la notion d’« hopital-entreprise », introduite par Claude Evin dès 1989). »(…) Pourtant, aujourd’hui, Emmanuel Macron ne tarit pas d’éloge sur le personnel hospitalier… Ses propos qualifiant les soignants de « héros » me semblent particulièrement mal venus. Cette qualification a quelque chose de pervers, parce qu’elle gomme les raisons de la crise sanitaire. Outre qu’elle oubliait les autres professions qui continuent à travailler pour que notre vie soit encore vivable (éboueurs, policiers, livreurs, caissières, producteurs, distributeurs de produits essentiels), elle met les soignants dans une position délicate. Un héros, ça ne demande pas des journées de récupération pour s’occuper de ses enfants, de prime de risque, un salaire décent. On sait bien qu’une partie du vidage des hôpitaux vient de ce qu’on paye les gens de façon indécente. Brandir la figure du héros, c’est sous-entendre par contraste la médiocrité de revendiquer des conditions de travail correctes. (…)J’ajoute que, dans les propos d’Emmanuel Macron, cette héroïsation n’est que le complètement logique du discours de la guerre, la métaphore du combat engagé contre l’ennemi invisible. Cette notion ne me semble pas la bonne. Nous sommes face à une catastrophe. Au moment où nous parlons, des structures de soins sont débordées et l’on voit réapparaître les méthodes de la médecine de catastrophe (…) De façon plus générale, cette métaphore est trompeuse, en ce qu’elle laisse entendre que la santé passe par la défaite de la maladie. Mais la maladie fait partie de la vie (…) Le confinement nous demande d’être à la fois solidaires et individualistes. (…) Dire qu’on mène une guerre contre un virus, c’est prendre le risque d’alimenter la guerre de tous contre tous, chacun étant potentiellement le vecteur de l’ennemi invisible. Quand j’entends le président conclure son discours de Mulhouse, le 25 mars, par un martial « Nous ne céderons rien ! », je suis abasourdi. Céder quoi, à qui ? (…) Pour ma part, je comprends le retard de confinement mis en œuvre en France : l’exigence de santé publique était en balance avec l’exigence de liberté et l’exigence de continuité économique. Prenons garde à ne pas porter sur les mesures du gouvernement Philippe un regard anachroniquement sévère ! Reste que je m’inquiète de l’empilement des mesures autoritaires. N’oublions pas que des dispositions de l’état d’urgence antiterroriste ont été intégrées à la loi ordinaire et appliquées contre des militants écolos et syndicalistes. On doit craindre une reproduction de ce précédent. > > Portez-vous le même regard compréhensif sur la stratégie de la France en matière de masques et de tests ? Non ! Ce sont clairement deux loupés de la politique et de la communication gouvernementales. Autant j’apprécie les points quotidiens de Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, et son ministre Olivier Véran, qui sont très pédagogiques, didactiques, non arrogants, autant la question des masques et des tests a été traitée de façon extrêmement grossière, là encore infantilisante comme l’est la métaphore de la guerre. Ils auraient pu reconnaître qu’il y avait un retard à rattraper (…) Les masques sont indispensables pour les personnels soignants et pour les professions exposées au public. Quant au test, on nous explique qu’il n’est utile que pour les cas graves. Ce n’est pas vrai ! Dans les cas graves, il ne fait que confirmer le diagnostic clinique, alors que dans les cas moins graves ou bénins, il permet de connaître le statut sérologique des individus. On peut alors choisir pour chacun la solution adaptée : confinement à la maison, isolement dans des structures médicalisées (pour ne pas engorger l’hôpital) et hôpital (si nécessaire). Je suis consterné que les porte-parole du gouvernement se soient cramponnés à cette pseudoscience. (…) La médecine n’est pas une science, c’est une pratique scientifiquement informée. (…) La science aide à prendre les décisions, mais elle ne sait pas tout et, dans l’incertitude, ce sont les politiques qui doivent trancher. Sur cette épidémie, il n’y a pas de consensus médical ? Non, pour les raisons que je viens de dire. De plus, la familiarité des médecins avec les réalités épidémiologiques est très limitée. Le métier des médecins est de soigner les pathologies, mais pas forcément de connaître leur diffusion. Cela relève d’un autre type de savoir : l’épidémiologie. (…) Où l’on voit que la métaphore de la guerre sert à disqualifier toute mise en débat. Vous-même, avez-vous changé d’avis sur l’épidémie ? J’ai hésité en janvier, mais j’ai été assez rapidement convaincu que le risque pandémique était bien réel, tout en considérant la réaction des pouvoirs publics en France était correcte, et que par exemple on n’avait pas de raison de coller immédiatement à ce que faisait l’Italie. Il y a eu des discussions, y compris au sein de Médecins sans frontière, où certains étaient très sceptiques. Dès le début février, il a été clair que la cinétique de l’épidémie était inquiétante, en découvrant que des patients asymptomatiques pouvaient être transmetteurs du virus.(…) (…) Allons-nous éradiquer le Covid-19 ? Certainement pas. L’éradication des maladies infectieuses est une lubie post-pasteurienne, qui a connu son apogée dans les années 1970 avec l’éradication de la variole. Mais comme je le rappelais plus tôt, c’est à une succession d’épidémies, principalement virales, que l’on assiste depuis les années 1980. Pour les éradiquer, c’est la nature elle-même qu’il faudrait supprimer. Nous allons nous habituer à vivre avec ce virus comme avec ses prédécesseurs : l’immunité de groupe, les vaccins, les traitements y contribueront, sans faire disparaître le virus. La question essentielle que nous devrons nous poser est celle des leçons politiques à en tirer, en commençant par constater que ni le changement climatique, ni les précédentes épidémies n’ont jusqu’à présent servi à s’y mettre réellement. » |