La dernière livraison de Pratiques, les cahiers de la médecine utopique mérite d’ être connue, lue diffusée.
Un article est en lecture libre sur le site de Pratiques du psychanalyste et militant Miguel Benasayag. Je joins l’article « Big brother, son monde, ses psy » que j’y ai écrit.
Pascal Boissel, 27–11–2017
Pratiques N°79 Santé connectée
Entre fascination pour les uns et répulsion pour les autres, les technologies de l’information et de la communication ont des effets indéniables sur la vie, la santé et les soins. Le terme de santé connectée ou e-santé désigne celles qui se déploient dans la santé.
L’outil informatique est devenu incontournable pour les professionnels. Il favorise la circulation des données au sein même du monde de la santé. Cependant, la fiabilité des sources, ainsi que la confidentialité des données sensibles restent un problème majeur. Les logiciels étant souvent conçus pour servir également à la gestion administrative et financière, leur formatage induit des pratiques standardisées et contribue à déshumaniser les soins.
Le développement d’une multitude d’objets connectés (montres, brassards, téléphones…) mesurant certains éléments physiologiques en connexion permanente avec des « normes » pose de façon réactualisée la question de la frontière entre normal et pathologique. Cette focalisation sur des données chiffrées contribue à éliminer l’intersubjectivité et à évacuer l’importance des déterminants environnementaux et sociétaux sur la santé. Leur finalité n’est pas la santé, mais une juteuse source de profit pour l’industrie informatique.
Pour les dispositifs médicaux permettant la mesure et l’envoi de données de santé à des professionnels, s’ils peuvent limiter le déplacement de patients chroniques, ils exigent une familiarité avec ces outils et une volonté d’autonomie et les laissent seuls face à leurs résultats.
Quant aux usagers, les réseaux sociaux ont décuplé leur accès à l’information et aux échanges et leur donnent ainsi une possibilité de s’émanciper de l’autorité médicale. Cependant, le recueil superficiel de données aléatoires peut être source d’angoisse ou au contraire de sous-estimation des risques.
Nous pouvons déjà mesurer l’impact de ces nouvelles technologies sur notre quotidien. L’accès à la masse des informations anonymisées – « Big Data » – s’il peut favoriser la recherche, expose aussi aux failles de sécurité informatique, à la surveillance et au contrôle, à la vassalisation de la recherche scientifique par des sociétés commerciales allant à l’encontre des intérêts des personnes.
Pour contrer ces dérives éthiques inquiétantes, des associations, des chercheurs se mobilisent contre le fantasme de l’homme « augmenté », anthropologiquement désastreux, démythifient la notion « d’intelligence artificielle », conçoivent des logiciels libres pour des usages limités.
Pour que les technologies numériques constituent un progrès pour l’humanité, il faudrait qu’une volonté collective les définisse comme des biens communs et rejette le projet « d’homme augmenté », cher aux illusionnistes illuminés.
Voici la liste des articles de ce numéro 69 accessibles sur le site de Pratiques.
- DOSSIER (p. 11)
- Le vivant est irréductible par Miguel Benasayag (p. 12)
- 1988 par Sylvie Cognard (p. 17)
- Débranchez-les ! par Sandrine Deloche (p. 18)
- Ça se passe comme ça chez Uper-Med par Guillaume Getz (p. 29)
- Une réassurance connectée par Sylvie Cognard (p. 31)
- Parents Y par Lanja Andriantsehenoharinala (p. 57)
- Mel i mélo par Séraphin Collé (p.69)
- MAGAZINE (p. 84)
- Inégalités de santé en France par Pierre Volovitch (p. 88)
- Outre l’interview de Miguel Benasayag en lecture libre, vous pourrez lire dans cette revue des articles de Martin Winckler et de Roland Gori , autres auteurs bien connus.
- Et aussi une interview de Sabrina Ali Benali, l’interne de médecine bien connue sur la vidéosphère et responsable du livret thématique santé de France insoumise.
Voici l’article que j’ai écrit pour cette revue :
Big brother, son monde, ses psy.
Un monde qui serait totalement prévisible
Nous vivons dans un monde où se déploie la puissance des Google, Facebook, Apple, Microsoft, Amazon.
Ces multinationales transforment en marchandises les données qu’ils accumulent à partir de ce que nous leur offrons sans façon lors de nos voyages sur la Toile; ils s’intéressent non seulement à notre compte en banque, mais à tous nos comportements. Leur puissance à utiliser ce monde de données s’annonce exponentielle. Ce Big Brother aux têtes multiples est chez nous et nous regarde. Nos comportements d’acheteurs sont devenus prédictibles, nous en faisons l’expérience quotidienne sur la Toile.
Mais en partie seulement prévisibles, nous le constatons aussi, et c’est une bonne nouvelle pour nous (pas pour Big Brother). Alors, dans cette quête d’un monde enfin devenu totalement marchandise, les capitalistes tentent à toute force de nous convaincre que tout choix s’écartant des prescriptions élaborées par les calculatrices toujours plus puissantes à partir des données obtenues de nos comportements antérieurs est irrationnel.
Mais nous savons que pour que nous soyons toujours plus prévisibles, nous devons y consentir, toujours plus. Consentir donc à ne nous concevoir que la somme exclusive de nos comportements de consommateur. Consommateur de sites de vente en ligne, de sites de bien-être, de sites de rencontres, de sites pornographiques, etc.
Nous sommes invités à nous convaincre que tout est marchandise monnayable, que nos désirs sont équivalents à des besoins quantifiés.
A l’horizon du monde formaté par les puissances financières qui structurent Internet il y aurait le retour de Frankenstein, du Golem. Ces personnages, hybrides d’humains et de machines, tiennent leur inquiétante étrangeté de leur vulnérabilité, de leur solitude que nous ressentons comme trop humaine, si proche de la nôtre parfois.
Mais les robots modernes sont conçus, eux, sans faiblesse ni aspérité.
Un monde de communication informatisée
Dans le monde de la communication informatisée, les phrases n’ont plus de polysémie. Nous tentons d’en recréer bien sûr une au moyen des « emoticons », mais les malentendus persistent et pullulent sauf lorsque les messages envoyés au travail par les hiérarchies sont à prendre comme ordre à exécuter « en temps réel ». Ces malentendus sont agaçants et parfois même délétères au cas par cas, mais c’ est globalement une bonne nouvelle, car ils signent la persistance de la singularité, de l’exception à cette règle qui veut exclure nos singularités mêmes.
Notre part incalculable, qualitative, irréductible échappe aux calculs les plus sophistiqués, c’est notre singulière originalité devenue insupportable à nos nouveaux maîtres. Ainsi, l’agressivité contre la psychanalyse portée par les gouvernants de tous pays depuis ces dernières années ne se comprend que par le fait que la psychanalyse considère le sujet, -non pas l’homme moyen-, et son inconscient -qui ne saurait devenir savoir totalement éclairé- et qu’elle est donc un obstacle à la mise en ordre totale et définitive qui est attendue des esprits humains.
Quant aux corps, selon l’idéologie dominante, il ne saurait y avoir aucune limite aux possibilités de ceux des élites économiques, pas plus qu’au développement financier qu’elles organisent. Car les autres corps ne sont pas l’objet de ces attentions : celui des pauvres, des migrant.e.s n’est l’objet d’aucune attention des élites dominantes ; quant à celui du commun des mortels (abusivement considéré comme membre interchangeable des « classes moyennes), il est l’objet d’un contrôle hygiéniste de plus en plus envahissant.
Super héros: mais pas toi.
Les corps augmentés sont devenus possibles, ils rendent toujours plus présents celui des super-héros, ces personnages de l’imaginaire états-unien mondialisé. Leurs pouvoirs évoquent celui de ces hybrides d’humains et de machines qui sont élaborés réellement. Ces pouvoirs ne sauraient être démocratiquement distribués et ils seront réservés à ces étroites élites qui accumulent les richesses au détriment des peuples.
Nous ne pouvons pourtant que nous réjouir de ces hybrides nouveaux lorsque ce sont des prothèses qui viennent au secours d’ un humain affecté par un traumatisme physique grave. Mais si cette hybridation du corps humain aboutissait à des êtres qui seraient d’abord des machines, machines qui auraient pris possession de l’humain, avec les fantasmes de toute puissance de ses promoteurs, alors ce serait globalement une mauvaise nouvelle, paradoxalement, pour les humains.
L’intelligence artificielle est présentée comme un marché d’avenir, le devenir super-héros à portée de vie. Acceptons-en l’augure. Alors, rappelons-nous l’utopie des promoteurs d’Internet, en terme de démocratie, d’égalité, de transmission du savoir. Et voyons ce qui est (massivement mais pas uniquement) advenu: des fortunes toujours plus concentrées par les détenteurs des monopoles mondiaux de l’informatique, une information ravagée par le divertissement à bas coût et le complotisme, etc. Cette intelligence artificielle ne nous annonce pas un monde égalitaire. Sauf si nous nous saisissons de ces enjeux et en faisons l’objet de disputes organisées et de de décisions politiques collectivement assumées.
La chose psy selon les entreprises multinationales
Les découvertes étonnantes des neurosciences font l’objet de vulgarisations simplistes qui donnent forme à un scientisme nouveau, pour lequel toute question ne saurait connaître que réponse positive. Les multinationales sont très intéressées par la chose psy ravalée à la question de l’intelligence artificielle, à la mémoire humaine assimilée, par un forçage simpliste, à un disque dur d’ordinateur (1).
C’est la règle du néolibéralisme que d’éliminer le questionnement éthique de ses activités tant sa seule loi est celle du libre-échange: tout ce qui favorise la libre circulation des marchandises est bon, tout ce qui s’y oppose est mauvais. Et la recherche, de plus en plus sous contrôle des capitalistes – firmes pharmaceutiques, géants de l’Internet, etc.- nie tout questionnement éthique (ce qui ne signifie pas que les chercheurs soient indifférents à ce questionnement). Le DSM5« Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » selon la traduction officielle, manuel élaboré par les psychiatres états-uniens à partir de travaux statistiques et présenté comme valables dans l’univers entier est un des produits de cette recherche où des cohortes de malades sont seules étudiées, où le catalogue des symptômes s’étend sans limite connue, où l’être parlant est éliminé par un axiome de départ(2).
Cette loi du profit comme règle absolue est une loi sans sujet pour la dire, puisque ce n’est qu’une description du mouvement des marchandises à échelle mondiale. Certes, ce n’est qu’un idéal, l’Union européenne seule se conformant à cet idéal jusqu’à l’absurde, mais c’est le seul idéal qui subsiste à une échelle planétaire, idéal d’un monde qui fonctionnerait comme une machine parfaite. Preuve en est notre monde du travail où les évaluations de tout et de toutes et tous se succèdent à un rythme effréné où tout serait évaluable et sans reste. Un monde où le fétichisme de la marchandise décrit à la fin du XIXème siècle par Marx semble dominer le monde, où l’humain se trouve calculé, non point écouté, calculé par bien des biais dont la psychiatrie du DSM5.
Plus près de nous, en France, encore discrètement, la fondation FondaMental porte cette conception de la recherche sans éthique, de l’humain robotisé. Elle affirme qu’une « révolution scientifique est en marche dans le champ de la psychiatrie ». L’objectif est de « percer les mécanismes physiopathologiques des maladies mentales. Et pour y participer, elle organise une sorte de partenariat public-privé (donc dominé et orienté par le privé) où s’associent des firmes pharmaceutiques (Sanofi, Lilly, Lundbeck, Servier aussi, etc.), des grandes entreprises comme Dassault (dont la philanthropie est louée dans nombre de pays en guerre), la Fondation Bettencourt (dons officiels, cette fois), ainsi que le trop méconnu think tank ultra-libéral, l ‘Institut Montaigne. Pour « vaincre les maladies mentales » (rien de moins lorsqu’on s’adresse aux entrepreneurs), cette Fondation met en jeu les sciences de laboratoire, l’imagerie, l’épidémiologie, l’économie de la santé: soit ni les sciences humaines ni la philosophie, ni bien sûr la psychanalyse ni les travaux de la psychothérapie institutionnelle. Bref, la clinique n’est pas objet de leurs chères études, elle en est exclue par méthode.
Ce qui les interpelle c’est qu’ en France les maladies mentales soient « première cause d’invalidité au travail et deuxième motif d’arrêt de travail »: dit comme ça, ils peuvent s’attaquer aux arrêts de travail, c’est une façon, peu scientifique certes mais fort stimulante pour eux, de s’attaquer à leur souci. Et la France, en psychiatrie comme dans le domaine économique, amène les gentils entrepreneurs à se lamenter sur le même ton, en déplorant ici comme là « l’inadéquation des pratiques avec les recommandations internationales ».
Et les TCC informatisées arrivent
Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) ont un succès certain, au-delà des entreprises parties prenantes de FondaMental. La raison principale en est certainement que ce qu’elles disent d’elles-mêmes est congruent à ce que cette société néolibérale cherche à promouvoir. Le robuste bon sens qui leur sert de théorie s’allie à un argument d’autorité qui consiste à affirmer leur lien avec les découvertes des neurosciences.
L’évolution actuelle est au développement des thérapies par programme informatique. Si les conceptions des TCC ne nécessitent pas une formation longue , il y a plus: sa conception de la thérapie par apprentissage, par correction de mauvais apprentissages, porte en elle une négation de la relation médecin-malade, une négation du transfert. Le thérapeute, rectificateur de conduites, prescripteur de comportement adapté et socialement convenable, peut être logiquement remplacé par un programme informatique qui, lui, ne tousse pas , ne bouge pas, n’a pas de décoration inadaptée de son cabinet, ne vous interrompt pas.
L’outil informatique est fort utile lorsque les patients ne peuvent pas se déplacer facilement ou vivent loin des villes ou pour des échanges d’informations rapides entre praticiens ou encore pour une aide à la décision thérapeutique. Mais dans ce nouveau marché qui se développe, le patient est encouragé à éviter la rencontre avec le psy, à éviter cette rencontre asymétrique avec un autre placé en position de Autre supposé en savoir long sur les angoisses humaines.
Ainsi les protocoles utilisés dans les TCC invitent à évaluer son état de 1 à 5, à remplir inlassablement des questionnaires, à s’auto-évaluer, -comme au travail avec son N+1-, à avouer ses « jugements pathologiques » et à penser autrement selon le conformisme psy.
Cette orientation est conforme à celles portées par le DSM5, . Le psychisme humain y est rabattu sur un modèle biologique et médical, accompagnant les recherches sous direction des firmes pharmaceutiques (2). C’est une psychiatrie éclatée en centaines d’items et niant le sujet parlant qui est valorisée, avec une efficacité certaine, depuis des années.
Une normalisation des humains; une déshumanisation.
Dans un article écrit par Nicolas Marquis sur le « développement personnel » dont les TCC ne sont qu’une version médicalisée puis vulgarisée pour usage par support informatisé, nous lisons :
« Le réinvestissement de l’action sur soi montre non pas un désintérêt pour la chose publique, mais bien la place grandissante de la croyance, liée à un sentiment d’impuissance collective, selon laquelle, si on veut efficacement changer les choses, c’est avec ses mains et son cerveau qu’il faut agir sur ce qui est à notre portée ( donc au premier chef nous-mêmes ) et, de préférence, en dehors du système. (3)
Il s’agit de ces nouvelles méthodes Coué qui sont souvent animées par des thérapeutes attentifs et modestes ; elles sont un éloge de l’individu massifié et standardisé. Nous devons les séparer d’avec les méthodes qui nient de fait l’intérêt vital de la présence physique d’un thérapeute au risque de transformer les consultants en robots caricaturaux (moins efficaces au jeu d’échecs comme au jeu de go que les ordinateurs).
Les psychologisations simplistes de la vie quotidienne qui fourmillent ne sont pas toujours nocives. Mais leur volonté de conquête de marchés, par élimination de toutes les concurrences, les rend à terme toutes néfastes. D’autant plus qu’elles concourent à entretenir une indifférence aux questions sociales, aux mobilisations collectives. A l’opposé, un renouveau de la clinique psychiatrique ne saurait que s’appuyer sur les travaux de la psychothérapie institutionnelle et de la psychanalyse, dans la perspective d’une pensée nouvelle de l’émancipation sociale collective.
- Miguel Benasayag, « cerveau augmenté, homme diminué », La découverte, 2016.
- Voir le site de l’association Stop DSM.
(3) Nicolas Marquis, 9–8–2017; Mediapart, « Les impasses du développement personnel ».