https://blogs.mediapart.fr/ruffin-francois/blog/210521/marine-le-pen-l-autre-candidate-des-riches
En 2011, héritant du Front national, Marine Le Pen menait au son du clairon un « virage social ». Dix ans plus tard, elle opère un discret « looping libéral » : rassurer les portefeuilles. Plongeant dans les tracts et les programmes, je retrace ici cinquante ans de discours économique du Front national. Où le mot « inégalités », par exemple, n’est jamais prononcé.
On a les joies qu’on peut durant les week-ends pluvieux : je me suis plongé dans les programmes du Rassemblement national, dans sa partie « économique et social ». C’est une remise à jour, en fait : j’avais déjà effectué ce travail en 2013, après l’élection présidentielle. A force d’entendre Marine Le Pen et Florian Philippot causer des « dogmes de l’ultralibéralisme », du « règne déchaîné de l’argent-roi », réclamer du « protectionnisme », je m’étais demandé : « Mais depuis quand ils causent comme nous ? » (…)
Dans les années 80, Jean-Marie Le Pen joue à « plus européiste que moi tu meurs », il approuve l’Acte unique européen, l’abolition des frontières, en appelle à « la construction d’une Europe politique, économique et militaire. »
Et puis, après la chute du mur, dans les années 90, c’est le grand basculement : « L’Europe de Maastricht, c’est l’Europe cosmopolite et mondialiste. » Je ne vais pas m’étaler sur l’archéologie ici : pour les plus intéressés, j’en ai tiré un petit livre, toujours disponible : « Pauvres actionnaires ! Quarante ans de discours économique du Front national passés au crible » (éditions Fakir). J’en viens directement à 2012.
2012 : les « inégalités » absentes
Le plus éloquent, dans le programme du Front national, en 2012, c’était ce qu’il taisait : ses omissions. Sur les 106 pages de « Notre projet », le mot « inégalités » ne figurait pas, ni « inégalités de revenus », ni « inégalités dans l’accès au logement », ni « inégalités face à l’école ». Les « classes », bien sûr, sont absentes, tout comme les « injustices sociales ». Il n’y a pas de « riches », pas de « pauvres ». La « pauvreté » n’est pas mentionnée, ni la « précarité ».
Qu’énonçait ce parti sur l’ « intérim », par exemple, passage obligé pour la jeunesse populaire ? Rien. Quoi sur les « stages » à répétition ? Rien. Quoi, à l’autre bout, sur les « dividendes » ? Rien. Certes, c’est pour augmenter ces dividendes que les usines fuient vers l’est depuis trente ans, certes, ces dividendes écrasent non seulement les salaires mais aussi l’investissement, certes leur part a triplé dans le PIB, mais « dividendes » n’est toujours pas entré dans le vocabulaire du Front national. Pas plus qu’ « actionnaire », d’ailleurs ! L’ « actionnaire », c’est la figure majeure de l’époque, c’est lui qui fait la pluie et le beau temps, c’est pour lui qu’on délocalise, c’est pour lui qu’on baisse les impôts, sur les sociétés, sur la fortune, mais pour le FN, l’ « actionnaire » n’existe pas ! Pas plus que « fortune », bien sûr. (…)
J’en étais là, donc, j’en étais resté à 2012.
Pourquoi j’ai remis les couverts ce dimanche ?
Il y a deux semaines, je rédigeais mon rapport parlementaire sur la jeunesse populaire, et justement, Marine Le Pen faisait son 1er mai sur la jeunesse. Je l’ai écoutée, puis lue. C’était stupéfiant.
Quelles furent ses annonces ?
Première mesure : « Je proposerai une évolution de la fiscalité des successions et des donations qui sera tournée vers une plus grande mobilité du capital entre les générations. » Ma surprise, c’est qu’un mois plus tôt, tout juste, Bruno Le Maire avait proposé la même chose ! « Permettre à des grands-parents de soutenir leurs petits-enfants, de donner quelques milliers d’euros sans aucune taxe, sans aucun impôt, cela me paraît juste. C’est une politique de justice pour les classes moyennes, pour la solidarité entre les générations. » Un choix de bon sens… pour les riches : l’on peut déjà, de son vivant, sans payer d’impôt, verser 100 000 € par enfant tous les quinze ans. Plus 100 000 € non taxés au décès. Alors que, tout au long de leur vie, 90 % des Français perçoivent moins de 100 000 € d’héritage…
Deuxième mesure : « Des prêts publics plafonnés à taux zéro seront octroyés aux jeunes. »Stanislas Guérini, le patron d’En Marche !, portera-t-il plainte pour plagiat ? Lui suggérait pour les jeunes, en début d’année, avant de se faire rabrouer, « un prêt de 10 000 euros, avec un montant remboursable sur une période très longue, trente ans, à taux zéro. »
Troisième mesure : « Nous généraliserons un chèque formation destiné aux entreprises qui prennent en formation un jeune : apprentissage, alternance ou professionnalisation. Le chèque pourra atteindre des niveaux non négligeables autour de 5000 à 6000€ par an. » C’est toute la politique jeunesse du gouvernement depuis l’été dernier ! On aide les jeunes en aidant les entreprises, et sans limite, pour un coût de 9 milliards d’euros. Comme le dit la ministre du Travail : « L’État prend en charge la quasi-totalité du coût de l’embauche d’un apprenti la première année. »
La seule mesure, énoncée par Marine Le Pen, qui n’a pas (encore) le copyright En Marche !, est encore plus libérale : « Nous accompagnerons le dynamisme de nos jeunes qui se lanceront dans l’entrepreneuriat. » Comment ? Par « une dotation en fonds propres égale à ses propres apports ». Donc, ceux qui ont beaucoup recevront beaucoup. Quant à ceux qui ont peu…
Surtout, si elle s’accorde avec Macron pour vanter l’ « entrepreneuriat », quoi pour le salariat ? Quoi, côté peu qualifiés, quoi pour une entrée moins pénible dans le monde du travail ? Quoi pour la jeunesse populaire, qui voudrait poursuivre des études sans un job le matin et un autre le soir ? Quoi pour des métiers qui paient, correctement, régulièrement, qui assurent une stabilité, et qui aient également du sens ? C’était le grand vide.
Ces mesures étaient de droite, de droite libérale, de droite macroniste, et elles tranchaient avec les accents popu que Marine Le Pen arborait en 2012. « Tiens, je me suis dit, il faudrait que je retourne voir… »
(…)
Quelle sagesse ! Elle se revendique d’ailleurs, désormais, du « pragmatisme » à l’égard des fonds internationaux, et même de la Banque centrale européenne. Ce que la candidate vient dire ici, aux dirigeants du capital, et elle choisit son lieu, c’est : « Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas d’aventure. »
C’est avec des accents nettement plus batailleurs, conflictuels, que Marine Le Pen prenait la tête du Front national, à Tours, il y a maintenant dix ans, en mars 2011 : « L’Etat est devenu l’instrument du renoncement, devant l’argent, face à la volonté toujours plus insistante des marchés financiers, des milliardaires qui détricotent notre industrie et jettent des millions d’hommes et de femmes de notre pays dans le chômage, la précarité et la misère. Oui, il faut en finir avec le règne de l’argent-roi ! »
Cet argent-roi, susurre-t-elle désormais, ne doit pas s’effrayer. Le Smic ne sera pas augmenté. Et elle s’oppose à la levée des brevets. Les firmes peuvent se tranquilliser. Et quand surgissent des scandales, elle se tait.
« Un manoir, deux yachts, six paradis fiscaux, huit cabinets de conseil : voilà le patrimoine offshore de Bernard Arnault. » Fin 2017, une fuite du cabinet d’avocats Appleby mettait en lumière un petit bout des paradis fiscaux, à hauteur de 350 milliards : des grands groupes étrangers étaient concernés, Facebook, Twitter, Uber, Glencore, Whirlpool, Wells Fargo, etc. Mais aussi des français : Dassault Aviation, Engie, Total… Macron fit vœu de silence. Bruno Le Maire ne bougea pas un petit doigt. Mais Marine Le Pen, elle non plus, n’émit aucun tweet, le Rassemblement national, aucun communiqué.
La lutte n’était pas engagée.
(…)
Vient donc le moment du troisième étage : rassurer les portefeuilles. Ne plus avoir les dirigeants des entreprises, des médias, contre elle. Donner des gages aux financiers. Non plus seulement « dédiaboliser » mais se normaliser, s’inscrire dans le paysage, épouser l’establishment : soyez sans crainte, ce sera « business as (presque) usual ». Voilà la petite musique qui monte : Marine Le Pen comme seconde face du macronisme, « l’autre candidate des riches ».
Je vais conclure, alors, sur une conviction, une prescription.
Il y a vingt ans, les « 500 familles » pesaient 5% du PIB français. C’était 20 % à l’arrivée de Macron au pouvoir. 25 % après un an à l’Elysée. Aujourd’hui, les 35 % sont dépassés. C’est autant que nos impôts, et nos hôpitaux, n’auront pas !
Je ne vois pas d’autre issue que de marteler ça. (…)
C’est sur ce terrain, social, économique, que nous devons centraliser, placer le débat, mener le combat. C’est cette voix, forte, incarnant une rupture, avec l’argent-roi, avec le libre-échange, qu’il faut faire entendre – à l’heure où Marine Le Pen ne le fera plus que timidement. C’est sur ce champ de bataille que nous pouvons retrouver le peuple, ce peuple qui a revêtu un gilet jaune et s’est dressé sur les ronds-points un samedi de novembre 2018, un peuple qui se prononce, massivement, très massivement, pour « un plan de réinvestissement dans les services publics » (93%), pour une « baisse de la TVA sur les produits de la vie courante » (92%), pour « taxer les dividendes des actionnaires » (85%), pour « augmenter le Smic » (81%), pour « rétablir l’Impôt de Solidarité sur la Fortune » (78%).