Quel regard portes-tu sur le mouvement contre la loi El Khomri et le processus des Nuits Debout ?
Les mobilisations actuelles signent non seulement le retour en grand du mouvement revendicatif qui avait été quelque peu anesthésié par la victoire du PS en 2012, mais, au niveau politique, c’est la première fois depuis des décennies qu’un gouvernement socialiste est confronté à une telle fronde. Il y avait jusqu’à présent une sorte d’étourdissement du peuple de gauche, qui a mis du temps à prendre la mesure des orientations politiques du gouvernement. Il y a bien sûr ceux qui ont cru au discours du Bourget et qui se sentent aujourd’hui trahis ; mais même ceux qui n’y avaient pas cru ont mis du temps à reprendre le chemin de la mobilisation. La loi travail a été un accélérateur de la prise de conscience tant elle heurte la lutte pour l’égalité, qui fonde historiquement la gauche. Les formes de mobilisation sont à la fois traditionnelles et nouvelles à cette échelle en France. Manifestations et grèves mobilisent énormément et sont jusqu’à maintenant le vecteur principal de la lutte, mais à cela s’ajoute le mouvement Nuit Debout, dont la parenté avec d’autres mouvements à l’étranger est évidente. La recherche d’horizontalité et la recherche immédiate de réponses alternatives sont le propre de ce mouvement riche de potentialités de transformations profondes. Il y a bien sûr un enjeu à sa convergence avec le mouvement syndical et à son extension géographique, et l’on verra comme en Espagne si cela débouche sur la création d’une nouvelle organisation politique.
Quels sont les principaux débats au sein du PCF ?
Le PCF est traversé par un débat sur le Front de gauche, sur les primaires et sur la nature du programme politique à mettre en œuvre. Ce sont en fait les déclinaisons d’un débat général sur la notion de « rassemblement majoritaire ». Certains, dont je suis, pensent que l’on ne peut aboutir à un tel rassemblement qu’en exprimant fortement la colère sociale et en construisant avec le mouvement social des solutions alternatives qui remettent en cause la logique capitaliste, productiviste et les logiques de domination immédiatement, et que c’est le moyen de promouvoir une nouvelle politisation des catégories populaires, notamment celles qui s’abstiennent. D’autres pensent qu’il faut définir un périmètre de rassemblement à partir de la crise actuelle du PS et qu’il faut construire par en haut un programme qui permette le rassemblement de ce périmètre, ce qui revient évidemment à accepter tout de suite des propositions de compromis. Cette conception conduit à s’adresser prioritairement à ceux qui votent toujours.
Il existe des analyses divergentes sur la nature des évolutions du Parti socialiste. Pour la direction du PCF, le PS reste un parti de gauche traversé de contradictions. Il faut jouer de ces contradictions pour détacher son aile gauche, voire lui permettre de gagner la majorité au PS. D’autres comme moi pensent que les évolutions du PS sont systémiques. Depuis 1983, le PS évolue toujours plus vers sa droite et, à chaque moment politique important, fait le choix le plus à droite : Jospin contre Emmanuelli, le Oui à la Constitution contre le Non, Hollande contre Aubry. À chaque fois, l’appareil, qui est conduit par une direction composée de représentants de la bourgeoisie économique et des sommets de l’État, impose son point de vue à un corps militant consentant. Ce n’est donc pas conjoncturel, c’est lié à l’impossibilité pour la social-démocratie de faire face avec les recettes traditionnelles de redistribution keynésienne à la mondialisation et la financiarisation. Tous les partis socialistes européens se sont ainsi tournés vers les solutions libérales et autoritaires. Il ne sert donc à rien de miser sur une union avec le PS comme moyen de rassemblement majoritaire et, s’il existe un enjeu à détacher la gauche du PS, cela doit se faire par l’affirmation d’un espoir politique, et non par un compromis programmatique. L’engagement pendant un temps de la direction du PCF pour des primaires de toute la gauche afin de « porter le débat sur les solutions au coeur de celle-ci » n’est pas un accident de parcours mais bien le fruit d’une analyse que je discute.
Si ce n’est pas par l’alliance avec le PS que l’on peut espérer un rassemblement majoritaire, on en vient à la manière de le construire et cela nous conduit à la question du programme. Dans mon esprit, il est évident qu’il y aura des compromis, mais ceux-ci ne peuvent pas déboucher sur des mesurettes. C’est pourquoi j’insiste avec d’autres sur le programme L’Humain d’abord du Front de gauche. C’est un compromis mais il implique des éléments forts de ruptures. Il est le meilleur bien commun de ceux qui veulent une gauche alternative : diffusé à 500 000 exemplaires, il a obtenu en 2012 plus de 4 millions de voix à l’élection présidentielle. Alors pourquoi s’en passer aujourd’hui ?
Pourquoi le PCF, qui juge que la politique de Valls et Hollande est une politique de droite, ne parvient-il pas à s’émanciper d’un rapport ambigu avec le PS ?
Cela renvoie à l’analyse précédente, à laquelle on peut ajouter la pesanteur des traditions historiques. Le modèle du PCF et de nombre de ses cadres, c’est le Front populaire et le Programme commun, qui ne sont analysés que comme l’union du PCF et de partis réformistes. Il n’y a pas de prise de conscience que l’on a changé d’époque et que les évolutions du PS ont atteint un point de non-retour.
Nous sommes dans une période de transition entre une époque où les élus communistes étaient pour la plupart le fruit d’une alliance prioritaire avec le PS et une époque où il faudra trouver des formes d’alliances et de rassemblement avec de nouveaux acteurs politiques et sociaux, comme ce qui se passe actuellement entrePodemos et Izquierda Unida. Je crois que la rupture politique entre le PCF et le PS est définitive mais que les conséquences à en tirer au niveau de la stratégie électorale tardent. Il y aura encore des alliances avec le PS, mais elles ne pourront plus se faire sur la base d’un tête à tête et devront s’appuyer sur ces nouveaux acteurs pour construire un rapport de force. Il ne s’agit pas de sectarisme mais au contraire d’un vrai réalisme.
La crise est telle que si l’on en reste à une gestion tranquille des collectivités territoriales, tous les élus – quels qu’ils soient – ne pourront plus agir sur les territoires où ils sont élus. Il faut inventer, en lien avec le niveau national, d’autres éléments de gestions qui ne peuvent qu’être inscrits dans une volonté de ruptures et d’affrontements. Des choses se font, comme par exemple ces municipalités communistes qui présentent des budgets en déséquilibre, mais, malheureusement, tout cela est peu coordonné et peu relayé au niveau national par la structure partisane.
Quel est ton point de vue sur le fonctionnement du parti aujourd’hui ?
Nous sommes aussi dans une situation de transition et paradoxale. Ce parti est celui où la parole est la plus libre, où il est possible hors esprit de tendance de travailler ensemble avec des sensibilités différentes. En revanche, il souffre d’une incapacité à unifier ses réponses, c’est en quelque sorte le revers de la médaille de la rupture avec le centralisme démocratique. Nombre de structures locales, départementales ou de secteurs de travail fonctionnent de manière autonome. Aussi est-ce la parole du secrétaire national qui tranche parfois les débats et l’on fait revenir par la fenêtre des formes de centralisme. Nous n’avons pas réussi jusqu’à maintenant à inventer ce que le philosophe Lucien Sève appelle la centralité. L’enjeu n’est pas de revenir au centralisme démocratique ni de basculer dans le lobbying. Cette unification ne pourra se faire que lorsque le PCF aura reconstruit son projet et développé une orientation dynamique. Dans les phases dynamiques, cette hétérogénéité est moins visible et handicapante et devient même une richesse. Ceci dit, j’ai conscience que cette question est difficile et que tout ne dépend pas de nous. Elle est aussi la conséquence des institutions de la Ve République. Dans le paysage politique français, ce sont partout les défauts de centralisation excessive et de féodalisme qui l’emportent. Nous sommes face à un défi extraordinaire et l’on doit réfléchir aux nouvelles fonctions que doivent exercer les partis politiques qui portent l’alternative : ils doivent se penser comme des outils, des catalyseurs et non plus comme des avant-gardes, voire se penser comme une fin en soi, où ce que l’on pense être l’intérêt du parti passe avant celui de ceux que l’on prétend représenter et mobiliser.
Comment expliquer qu’à la différence de nombreux partis communistes, le PC a cependant maintenu son choix de se revendiquer du communisme ?
Question difficile, je ne peux que proposer des hypothèses. J’y vois d’abord l’effet de la tradition radicale française antérieure à 1917 : les communistes ont pu avec raison se sentir légitimes en 1989 à continuer à faire le choix du communisme. Le grand sujet est évidemment les évolutions divergentes des partis communistes en France et en Italie. Cela tient à mon sens à une plus grande « frustration » en Italie quant à l’exercice du pouvoir d’État. La faiblesse de l’État italien et son incapacité à unifier le Mezzogiorno et le Nord, à exercer les fonctions minimales de redistribution a conduit les communistes italiens à penser que l’essentiel devait se jouer par leur accession au gouvernement. Les héritiers de Berlinguer – car je pense que ce dernier n’aurait pas fait ce choix – ont cherché à se dégager d’une histoire qu’ils pensaient paralysante pour accéder au pouvoir.
En France, la tradition républicaine a pris en charge pendant des décennies l’objectif d’égalité. Pour les communistes français, c’est l’analyse de la nécessité d’un saut de civilisation qui l’a emporté et la question gouvernementale a été seconde par rapport à l’alternative. Ils ont donc maintenu la référence au communisme, et ils ne l’ont pas fait, malgré la tentation, en revenant aux années cinquante et à la nostalgie. Il reste que les hésitations sont fortes quant à la modernisation du communisme, que cela soit dans le fonctionnement du parti, l’élaboration d’un projet et la construction d’une stratégie qui ne soit plus celle du XXe siècle. On peut enfin voir dans le sigle PCF et son histoire le ciment le plus important de l’unité des communistes, de toutes les sensibilités. Toucher à ces mots aurait conduit à l’éclatement. Reste que l’histoire ne pourra pas servir indéfiniment de ciment et que là encore projet et stratégie devront être renouvelés.
Le texte alternatif proposé pour le Congrès par 700 adhérents, dont tu fais partie, a obtenu 24 % des voix des militants. Comment apprécier ce résultat ?
C’est un résultat sans précédent. Depuis 2003, des textes alternatifs pouvaient être déposés mais ils incarnaient les sensibilités identitaires nostalgiques des années 50 ou 80. Pour la première fois, les communistes qui souhaitent une évolution du PCF inscrite dans la radicalité et la modernité ont déposé un texte. Il a fallu rédiger en quelques jours un texte qui porte à la fois sur le projet, la stratégie et le parti. Cela s’est fait en mêlant des générations différentes : personnalités historiques, syndicalistes, jeunes élus et responsables de sections mais seulement 6 membres du CN et un seul de l’exécutif national, moi-même. Nous avons mis en place des outils collaboratifs et avons pensé le texte comme un texte à amender et à faire évoluer. De nombreux amendements ont été intégrés dans la phase de rédaction et cela a suscité ensuite de nombreux autres commentaires et des contributions multiformes. Ce texte arrive en tête dans une dizaine de fédérations. Localement, c’est encore plus spectaculaire – par exemple dans ma fédération le Val-de-Marne-, le texte du Conseil national sortant arrive en tête dans 18 sections, le texte Ambition dans 10. L’autre événement, c’est que le texte du CN, qui avait été adopté à 85 % au CN, n’a rassemblé que la moitié des voix des communistes qui se sont exprimés. Nous sommes donc dans une situation inédite qui va bousculer les règles traditionnelles du congrès si l’on ne veut pas d’une paralysie et d’une division mortifère dans les mois qui viennent.
Le texte adopté va devoir évoluer fortement et être réécrit en grande partie pour rassembler les communistes. Il va devoir réaffirmer plus fortement la nécessité de la visée communiste, clarifier l’analyse que l’on fait du PS – cette question n’est pas abordée par le texte du CN – il va devoir intégrer plus fortement la question du Front de gauche qui avait disparu dans la première version du texte proposé par le CN. La question du programme L’Humain d’abord ne pourra pas être non plus oblitérée. Il va falloir aussi écrire noir sur blanc qu’il ne peut y avoir de perspective dans l’organisation d’une primaire avec le PS. À partir de là, je pense que nous sommes capables de trouver les formes du rassemblement des communistes qui devront évidemment pour finir impliquer la composition d’une direction qui prennent en compte à la bonne hauteur la diversité des opinions exprimées.
Un appel en faveur de la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour la présidentielle a recueilli plus de 1400 signatures de militants communistes. Les débats que tu as précédemment évoqués se recoupent-ils avec celui sur les scrutins et les candidatures pour 2017 ?
Ne tournons pas autour du pot, aujourd’hui la candidature de Jean-Luc Mélenchon est une candidature sérieuse, elle semble rassembler l’essentiel de ceux qui, dans le peuple, veulent une alternative à gauche. Jean-Luc Mélenchon semble récolter les fruits de son opposition sans ambiguïté à François Hollande. Mais sa candidature pose une série de problèmes qu’il va falloir affronter.
Je ne crois pas, par exemple, à un lien direct entre un-e- candidat-e- et le peuple. Je ne suis pas plus pour un rassemblement centralisé que je ne suis pour la centralisation du PCF ! Je ne pense pas non plus que la gauche ait disparu et le discours qui évite ce mot n’est pas plus productif que celui du PCF qui met cette dernière à toutes les sauces. Il va donc falloir des gestes de part et d’autre, c’est-à-dire de ceux qui veulent construire une alternative et revenir à l’esprit du Front de gauche : alternative, rassemblement majoritaire, lutte contre l’hégémonie du PS et fonctionnement décartellisé. Pour cela, il faut un processus collectif qui ne peut pas être celui de primaires. En ce qui concerne le PCF, il faut qu’il clarifie sa position sur le PS, qu’il affirme la nécessité incontournable d’une candidature commune à la gauche du PS et qu’elle doit se construire sur la base de la réactualisation du programme L’Humain d’abord. Pour sa part Jean-Luc Mélenchon doit dire qu’il veut aussi un processus collectif qui ne peut être que différent d’un ralliement à sa candidature. D’ailleurs, il ne l’obtiendrait pas du PCF et qu’il le veuille ou non, cela ne ferait qu’handicaper son projet, surtout si face au PS les candidatures à sa gauche se multipliaient. Tout cela peut paraitre aujourd’hui impossible mais en politique on en a vu d’autres et encore une fois, ce qui se passe en Espagne entre Podemos et IU démontre l’inverse. Si ces différentes conditions sont réunies, nous trouverons les mots et les formes du rassemblement.
Entretien réalisé par Gilles Alfonsi, le 19 mai 2016. Publié sur le site de Cerises.